Recensé :
Marie-Claire Bergère, Capitalismes et capitalistes en Chine. Des origines à nos jours, Paris, Perrin, 2007, 460 pages
Marie-Claire Bergère est une historienne bien connue de la Chine du XXe siècle. Sa contribution majeure, parmi de multiples travaux qui font autorité, est consacrée à la bourgeoisie shanghaienne de la première moitié du XXe siècle [1]. Il y a près d’une dizaine d’années déjà, elle s’était aventurée hors de ce champ d’expertise pour se pencher sur la réalité contemporaine. Dans un essai, elle s’efforçait de lire la crise économique — mais aussi sociale et politique — de grande ampleur que venait de traverser l’ensemble de l’Asie (Asie du Sud exclue) à l’épreuve d’une tension qui parcourt toute l’histoire de la Chine : la concurrence entre une civilisation cosmopolite et marchande des côtes d’une part, et une civilisation nationale et bureaucratique des espaces intérieurs d’autre part ; deux civilisations incarnées dans les figures du compradore et du mandarin [2]. Dans son dernier ouvrage, Marie-Claire Bergère renouvelle ce type d’interrogation sur ce que les évolutions récentes doivent au passé plus ou moins proche. Le point de départ est cette fois le développement spectaculairement rapide de l’économie chinoise continentale (Chine d’outre mer exclue) depuis un quart de siècle, et le constat de son apparente conversion au capitalisme (même si, dans la sphère politique, le régime se proclame toujours communiste). Le capitalisme est compris non pas au sens d’une doctrine à appliquer, mais d’un système mis en place avec pragmatisme et dont les performances prouvent l’efficacité.
L’ouvrage met donc en relation les dynamiques économiques les plus récentes avec les autres épisodes antérieurs de croissance qu’a connus la Chine dans les temps modernes, considérant que l’Etat et la société ont pu y trouver des modèles et des références, et que leur propre histoire a offert aux acteurs chinois « un vaste répertoire d’idéologies et de stratégies de développement » (p. 38). Il ne s’agit pas pour Marie-Claire Bergère de suggérer que le communisme maoïste (1949-1979) a été une simple parenthèse, mais que « les modernisateurs actuels sont souvent confrontés à des problèmes déjà rencontrés par les pionniers de l’époque pré-révolutionnaire et que la force du précédent historique ou les simples pesanteurs culturelles font naître des pratiques comparables à celles d’un passé pas tellement lointain » (p. 223). Dans une perspective historique, l’analyse est centrée sur les institutions capitalistes (les entreprises) et leurs agents (les entrepreneurs).
Pour ce faire, Marie-Claire Bergère s’appuie sur les travaux qu’elle a elle-même consacrés à l’âge d’or de la bourgeoisie chinoise, aux conditions de la transition vers le socialisme au début des années 1950, et sur une enquête conduite dans les provinces les plus avancées en 2005. En outre, elle mobilise une très large et complète bibliographie secondaire aussi bien en langues occidentales qu’en langue chinoise. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de cet ouvrage que de mettre à la disposition de ses lecteurs des travaux dont la diffusion demeure confinée à un cercle de spécialistes. Les disciplines pratiquées varient. Il s’agit d’histoire macro-économique lorsque le texte évalue le développement quantitatif de l’économie chinoise ou son insertion progressive dans l’économie mondiale. Il s’agit de business history lorsque l’auteur revient sur la stratégie de telle ou telle entreprise. Il s’agit d’histoire sociale lorsqu’elle analyse le statut des marchands dans la Chine impériale, la formation de la première bourgeoisie chinoise ou dresse le portrait d’un entrepreneur particulier (ou de sa famille). La sociologie est également sollicitée à propos de l’émergence contrariée d’une classe d’entrepreneurs ou des capacités d’influence des associations professionnelles. On l’aura compris, Marie-Claire Bergère brasse le temps long (du XVe au XXIe siècle), mobilise les résultats de toutes les disciplines des sciences sociales, et pratique une histoire très braudélienne où il est question à la fois de développement technologique et économique, d’évolution des configurations sociales et de rapport au politique.
La progression de l’ouvrage est chronologique. Le premier chapitre revient sur l’économie chinoise traditionnelle (XVe-XIXe siècle) marquée par une forte croissance quantitative et fondée sur l’expansion et la commercialisation agricole et artisanale, mais qui ne débouche pas sur le capitalisme industriel. Le second chapitre revient sur la première modernisation de l’économie conduite sous l’autorité des gouvernements provinciaux (et non du gouvernement central) dans la seconde moitié du XIXe siècle et les raisons de son échec. Le chapitre 3 est consacré à l’âge d’or du capitalisme chinois (1911-1927), période d’industrialisation « par le bas » portée par une bourgeoisie d’affaires autonome, patriote et confucéenne. Les chapitres 4 et 5 reviennent sur le retour d’un capitalisme bureaucratique (1927-1949) puis sur la période communiste (1949-1979), minorant à raison l’importance de la rupture révolutionnaire. Le chapitre 6 est une présentation générale de la politique de réforme et d’ouverture conduite depuis 1979. Les trois derniers chapitres sont consacrés à la renaissance du secteur privé dans la Chine contemporaine : les caractéristiques de ses institutions (chapitre 7), ses entrepreneurs (chapitre 8) et enfin leurs rapports avec le pouvoir (chapitre 9).
Ces différents chapitres se font écho car d’une époque à l’autre les questions posées sont proches. Marie-Claire Bergère s’interroge sur le rôle de l’Etat, qu’il soit central ou local, dans le développement économique et sa capacité à créer les conditions de possibilité de la croissance. L’auteur détaille comment les familles (et plus largement les réseaux de relations) sont mobilisées dans les aventures entrepreneuriales, sans pour autant que les impératifs de rationalité économique soient négligés. Elle s’intéresse à l’émergence d’une identité sociale des entrepreneurs, définie par une idéologie, des croyances ou un mode de vie qui leur soient propres. Elle met encore en évidence les caractéristiques des associations professionnelles et en particulier leur rapport avec le pouvoir politique. Cet ouvrage de synthèse est donc d’une grande richesse car il donne à penser la trajectoire économique de la Chine contemporaine au regard de sa propre histoire et non pas en termes d’importation de modèles étrangers, comme on le pense trop souvent.
Sans doute l’auteur aurait-elle pu aller encore plus loin dans cette perspective. Tout se passe comme si Marie-Claire Bergère cherchait à retrouver dans la Chine d’aujourd’hui la dynamique du premier XXe siècle dont elle est si familière : des entrepreneurs qui se structurent en bourgeoisie d’affaires porteuse d’une idéologie modernisatrice, conquérante et autonome vis-à-vis de l’Etat et profitant de la faiblesse de ce dernier. Or, constate-t-elle, les entrepreneurs privés d’aujourd’hui ne sont pas en mesure d’affirmer une identité ou une idéologie propre, et la cohésion et la stabilité du régime empêchent la mutation qui s’était produite au début du XXe siècle (p. 329). Cette assertion appelle deux remarques. Premièrement, nous ne sommes d’abord pas si convaincus de la force du régime actuel (comment expliquer alors son intolérance à toute forme de critique surtout lorsqu’elles sont formulées par des acteurs — les dissidents — dont on sait qu’ils sont marginalisés et ne disposent d’aucun relais au sein de la société ?) ; celui-ci est indéniablement de plus en plus poreux aux intérêts de l’argent (c’est d’ailleurs l’une des conclusions du chapitre 9). Deuxièmement il est peut-être trop tôt pour juger de l’incapacité des entrepreneurs à promouvoir des valeurs nouvelles : un certain nombre d’entre eux réclame plus de concurrence et l’égalité de traitement de tous par la loi ; d’autres sont des acteurs importants de la redécouverte de la culture chinoise traditionnelle (nous pensons au renouveau des collections d’art privées).
En quête de cette introuvable bourgeoisie conquérante, Marie-Claire Bergère pêche-t-elle, peut-être à son insu, par européanocentrisme. Ne cherche-t-elle pas à retrouver en Chine la séquence qui a été celle de la modernisation économique, sociale et politique de l’Occident ? On suit l’auteur quand elle montre, pour le regretter, que les classes moyennes chinoises, faites pour une bonne partie de petits et de moyens entrepreneurs, n’ont pas de revendication démocratique (Marie-Claire Bergère parle avec justesse de « bourgeoisie consentante ») ; elles partagent en effet avec le pouvoir en place le souci de la stabilité sociale, condition de la poursuite de leur enrichissement dans un pays en pleine croissance. Certes, les capitalistes chinois d’aujourd’hui sont une « invention » du Parti-Etat, et prolongent une pratique éprouvée d’ingénierie sociale depuis la mobilisation de la paysannerie dans l’épopée révolutionnaire jusqu’à la manipulation de la jeunesse durant la Révolution culturelle. Mais faut-il pour aurant en inférer des conclusions sur la possibilité d’une évolution démocratique ? La question des forces sociales susceptibles de perturber le statu quo actuel mérite d’être posée.
Ces remarques n’enlèvent rien à l’originalité et à la qualité de cet ouvrage qui livre les résultats les plus pointus de la recherche sur cet essor de la Chine capitaliste qui bouleverse les équilibres géopolitiques. C’est en portant notre attention sur les dynamiques de changement et d’innovation propres à ce pays-continent, sans les référer mécaniquement à des modèles éprouvés ailleurs, que l’on peut tenter d’imaginer ses possibles devenirs.
Pour citer cet article :
Gilles Guiheux, « Le capitalisme chinois, d’hier et d’aujourd’hui »,
La Vie des idées
, 10 janvier 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-capitalisme-chinois-d-hier-et-d
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