La musique se vit-elle de manière différente la nuit que le jour ? La réponse à cette question révèle à quel point la nuit musicale est un enjeu au sein de la vie urbaine, où les rythmes de repos et d’activité sont en constante tension.
La musique se vit-elle de manière différente la nuit que le jour ? La réponse à cette question révèle à quel point la nuit musicale est un enjeu au sein de la vie urbaine, où les rythmes de repos et d’activité sont en constante tension.
Le champ de recherche dédié à la vie nocturne (night studies) est florissant. L’une de ses particularités est qu’il est en grande partie mené par des géographes et des urbanistes, mais aussi par des chercheurs issus de l’étude des musiques populaires (popular music studies) [1], comme l’indique la parution récente de Nocturnes : Popular music and the night. Cet ouvrage a été dirigé par Geoff Stahl, connu pour ses recherches sur les scènes musicales à Montréal, Berlin et Wellington, et Giacomo Bottà, spécialiste de punk et de post-punk à travers l’Europe, notamment dans les villes désindustrialisées (Manchester, Düsseldorf, Turin, Bologne ou encore Tampere).
Les travaux historiques sur la vie urbaine prennent souvent la musique comme fil rouge ou comme point de départ pour éclairer cette partie occultée de la vie sociale, comme le souligne Will Straw dans sa postface. De fait, les cafés-concerts, cabarets, clubs ou encore les salles de concert dédiées sont par essence nocturnes. Ils participent de cette culture présentielle et collective que Stahl et Bottà opposent, en introduction de cet ouvrage, aux usages individualisés et/ou fonctionnels de la musique en période diurne (écoute au casque dans les transports, musique d’ambiance dans les centres commerciaux, etc.). Les lieux de musique ont cette faculté à rassembler, au cours de la nuit, des groupes de personnes sur un principe affectif et corporel qui dépasse ou dilue d’autres catégories identitaires classiques [2]. Or, au sein de la recherche sur les musiques populaires, cette dimension nocturne est, au mieux, prise pour acquise ou, au pire, complètement ignorée. L’histoire de ces musiques s’est en effet longtemps réduite aux œuvres, avant de s’ouvrir progressivement aux lieux de production (studios de répétition et d’enregistrement) et de diffusion (festivals, concerts, espaces publics, etc.). À travers une série de cas dispersés dans le monde, cet ouvrage vient donc répondre à un certain manque concernant le lien intime et complexe qui unit la nuit et les musiques populaires.
L’activité musicale nocturne des grandes villes européennes et nord-américaines est aujourd’hui devenue l’un des avatars de la ville moderne, comme en témoigne l’intérêt des pouvoirs publics qui cherchent à la fois à la promouvoir et à l’instrumentaliser. C’est ce que montre brillamment le chapitre de Myrtille Picaud, à travers l’exemple de Paris et Berlin. L’attractivité des clubs et la réappropriation d’espaces vacants liés à la désindustrialisation ont placé la nuit musicale au cœur des stratégies de mutation de ces capitales en « villes créatives » [3]. La mutation de Berlin étant plus ancienne, elle sert aujourd’hui de modèle à la capitale française, où les clubs éphémères (warehouses) pullulent, souvent avec le concours des autorités et de grandes entreprises. La position des acteurs de la vie musicale nocturne est ambivalente, car ils profitent autant de cette mutation qu’ils en souffrent. Tout en ayant l’avantage d’être éjectables, ces espaces servent ainsi à redorer l’image de zones autrefois marginalisées, voire à développer, in fine, d’importants projets immobiliers. Néanmoins, rappelle Straw, les politiques publiques liées à la vie nocturne ont aussi cherché à s’éloigner de la musique, en diversifiant l’offre nocturne (musées, salles de sport, bibliothèques, etc.), voire en attaquant directement les lieux de musique. Qu’ils soient liés ou non à la musique, ces développements nocturnes relèvent plus largement de la gentrification des villes post-industrielles : hausse des loyers, privatisation d’espaces publics, émergence de lieux de consommation standardisés et de résidents qui perçoivent l’activité nocturne comme une nuisance. L’identification de ce problème a récemment abouti, en France, à des changements de législation relatifs à l’antériorité des lieux de musique en cas de litige.
Ces tendances posent explicitement la question des modes de gouvernance et de régulation de la vie nocturne [4], ainsi que de la mesure de l’impact des lieux de musique sur la qualité de vie d’un quartier ou d’une ville. Le cas de Wellington décrit par Stahl est à ce titre frappant, car il s’agit de la même entreprise qui effectue les contrôles de bruit pour le compte de la mairie et qui fournit la plupart des agents de sécurité (bouncers) aux clubs de la ville. Au-delà de ce type de conflits d’intérêt assez classique au niveau local, la régulation des zones urbaines s’accorde souvent mal avec une quelconque activité musicale nocturne dans l’espace public, comme le montre le chapitre de Jhessica Reia sur les musiciens de rue à Rio de Janeiro et Montréal. Ces musiciens sont en effet les premiers touchés par les dispositifs de pouvoir visant à normer, voire à neutraliser la vie nocturne, notamment à cause du stigmate de leur activité que l’on associe à de la mendicité. Le maintien d’une vie musicale nocturne ouverte à tous est donc l’objet d’une lutte constante, même dans les lieux qui disposent d’une véritable culture de la musique de rue, comme la samba à Rio.
Le régime nocturne se présente généralement selon deux facettes complémentaires pour les musiciens : celle du risque et celle de l’opportunité. D’une part, il agit comme un espace de confinement et de répression dans lequel la musique est perçue comme vectrice de désordre et de conduites à risque [5] (prise de stupéfiants, sexualité débridée, etc.). Le chapitre de Michael Drewett sur les musiciens noirs durant l’apartheid nous enseigne comment il existait non seulement des obstacles légaux (par exemple des couvre-feux) pour se produire en concert la nuit, mais aussi des obstacles symboliques, car le calme apparent des nuits sud-africaines cachait des violences extrêmes, le plus souvent commises par la police. Ce risque se retrouve d’ailleurs dans les chansons des musiciens de l’époque. D’autre part, la dimension cachée de la nuit est d’une importance capitale pour l’expression des minorités culturelles qui sont ouvertement marginalisées durant la journée. Par exemple, à partir d’archives, Jarek Paul Ervin montre à quel point la nuit est un élément fondateur de la culture queer new-yorkaise, un espace d’expérimentation et d’émancipation. En l’étudiant au prisme de la chanson « Walk on the wild side » de Lou Reed et son détachement vocal si caractéristique, Ervin met aussi en évidence le fatalisme d’une partie de la communauté queer face à l’idée de sa reconnaissance véritable par la société diurne [6].
Les recherches portant sur des pratiques nocturnes alternatives sont nombreuses et visent bien souvent à dépasser le clivage entre sécurité et divertissement commercial qu’incarne le concept de night-time economy. Alors que ce dernier fait référence à un aménagement des rythmes nocturnes qui profite à la fameuse « classe créative » de Richard Florida [7] et qui repose sur l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché et privée de sommeil, la nuit citoyenne envisage plutôt les activités non marchandes, communautaires et émancipatrices. Au-delà des musiciens de rue et de la communauté queer déjà mentionnés, on peut citer l’exemple des amateurs de breakdancing australiens étudiés par Rachael Gunn, la figure féministe de la flâneuse japonaise décrite par Karen Anne Mata et les déambulations collectives des jeunes musiciens indonésiens documentées par Oki Rahadianto Sutopo. L’une des richesses de l’ouvrage est donc de pointer ces dynamiques éloignées géographiquement, mais rapprochées par l’ambivalence anthropologie de la nuit urbaine : entre violence et solidarité, dispersion et homogénéité, intérêt et créativité [8].
Il ne s’agit pourtant pas d’idéaliser tous les comportements nocturnes. Jordi Nofre et Daniel Malet Calvo montrent par exemple comment le laisser-faire des autorités lisboètes a conduit au développement d’un tourisme nocturne misogyne et délétère, centré sur la consommation d’alcool et où la culture musicale locale occupe d’ailleurs une place assez marginale. La capitale portugaise semble ainsi n’être que le décor, en partie sonore (soundscape), d’une relocalisation à bas coût d’une culture éthylique où règne la culture du viol. Ce problème existe ailleurs et dans d’autres contextes musicaux, comme les concerts ou les festivals, et commence seulement à faire l’objet de travaux universitaires [9]. On ne peut donc réduire la musique et les activités artistiques nocturnes à de simples remparts face aux tendances aliénantes et colonisatrices de la société urbaine et du capitalisme contemporain. De fait, dans son rapport aux nouvelles technologies, l’expérience nocturne est en grande partie marquée par ces tendances. La configuration actuelle des sociétés urbaines a permis l’émergence d’une « nuit éternelle », à travers une offre de services continus, automatisés, et un brouillage des distinctions entre loisir et travail, réel et virtuel. Cet aspect s’exprime à travers l’exemple de DeepDream. Comme l’explique Christopher M. Cox dans sa contribution, ce logiciel développé par Google est censé fournir un substitut virtuel de nos rêves. Il fonctionne ainsi comme le spectre numérique et musical de la cannibalisation ludique de notre temps de sommeil par internet.
On ne peut donc que constater la vitalité des recherches portant sur la nuit contemporaine qui, ici, sont abordées sous l’angle musical. Toutefois, la jeunesse et l’éclatement de ce champ de recherche sont particulièrement visibles dans cet ouvrage. Dans plusieurs contributions, l’articulation théorique de la nuit avec la musique (ou même avec d’autres aspects de la vie sociale) apparaît faible ou alambiquée. En effet, la nuit étant un aspect à la fois naturel, abstrait et fugace de notre environnement, son appréhension n’est pas toujours aisée. Elle s’apparente à ce que l’on nomme « hyperobjet » [10], c’est-à-dire une chose « massivement répartie dans le temps et l’espace par rapport aux humains », dont on peut faire l’expérience concrète sans pour autant la délimiter facilement, et qui implique un style de pensée et d’écriture particulier. Ce style reste à inventer selon nous. Dans les différents travaux proposés, le concept de nuit est présenté de manière trop souvent volatile, sous-théorisée, alors qu’il appelle justement un cadre de pensée solide afin d’être judicieusement circonscrit.
Sur le plan méthodologique, on connaît la difficulté à enquêter en milieu nocturne, à rassembler des informations, à occuper le terrain de manière productive et éthique [11]. Or, les différents chapitres sont assez vagues à ce sujet : on ne sait pas combien de temps le chercheur a passé sur le terrain, le type d’interaction avec les noctambules, etc. Plus généralement, l’aspect massif et débordant du thème nocturne aboutit à un éclatement des thèmes et des approches qui n’est pas toujours fécond, surtout dans le cas des analyses d’œuvres faisant référence, de manière parfois un peu éloignée, à la nuit. On ne s’oppose pas, par principe, à la coexistence d’approches de terrain et d’analyse de corpus, mais celles-ci ne se juxtaposent jamais et donnent un sentiment de cloisonnement disciplinaire infructueux. Sans pour autant attendre que cet ouvrage parvienne à résoudre tous les défis intellectuels liés à l’étude d’un objet vaste comme la nuit, on estime que ces questions disciplinaires et méthodologiques sont prioritaires pour le développement des night studies.
par , le 21 février 2020
• Chatterton Paul et Hollands Robert, Urban nightscapes : Youth cultures, pleasure spaces and corporate power, Londres, Routledge, 2003.
• Guérin Florian, Hernandez-Gonzalez Edna, et Montandon Alain, Cohabiter les nuits urbaines : des significations de l’ombre aux régulations de l’investissement ordinaire des nuits, Éditions L’Harmattan, 2018.
• Gwiazdzinski Luc, La nuit, dernière frontière de la ville, Paris, Rhuthmos, 2016.
• Shaw Robert, The Nocturnal City, Londres, CRC Press, 2019
• Gwiazdzinski Luc, Maggioli Marco, Straw Will (dir.), « Géographies de la nuit / Geographies of the night / Geografie della notte » (dossier thématique), Bollettino della Società Geografica Italiana, Series 14, Vol. 1, No 2 (2018).
Michaël Spanu, « Mettre la nuit en musique », La Vie des idées , 21 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Stahl-Botta-Nocturnes-Popular-music-and-the-night
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[1] Ce domaine se caractérise par une prise en compte du média enregistré dans la production et la réception musicale, à la différence des musiques dites savantes ou traditionnelles. Cela entraine de fait des considérations spécifiques sur le plan esthétique, social et économique. Voir Frith Simon, Taking Popular Music Seriously. Londres, Routledge, 2007.
[2] Garcia Luis-Manuel, « Crowd solidarity on the dance floor in Paris and Berlin », dans Holt Fabian et Wergin Carsten (dir.), Musical performance and the changing city : post-industrial contexts in Europe and the United States, Londres, Routledge, 2013.
[3] Il s’agit de villes où l’activité artistique lui confère une plus-value symbolique et économique significative. Voir Vivant Elsa, Qu’est-ce que la ville créative ?, Paris, Puf, 2009.
[4] Spanu Michaël et Mokhnachi Yacine, « La gouvernance de la vie nocturne au prisme du territoire : une approche exploratoire des conseils de la nuit à Paris et à Nantes », Bollettino della Società Geografica Italiana, vol. 1, n° 2, 2018, p. 241-251. Van Liempt I, « Safe nightlife collaborations : Multiple actors, conflicting interests and different powerdistributions », Urban Studies, vol. 52, n° 3, 2015, p. 486-500.
[5] Becker Howard, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, Editions Métailié, 1985.
[6] Ce sentiment dystopique s’illustre dans d’autres œuvres de la culture populaire états-unienne, comme le fameux roman Peste de Chuck Palahniuk (aussi auteur de Fight Club), qui oppose une sorte de bourgeoisie diurne à une classe de marginaux nocturnes qui se livrent à d’étranges rituels autodestructeurs. Le recours à des œuvres artistique est une manière récurrente, dans l’ouvrage, d’explorer la spécificité et la complexité sensorielles de la nuit.
[7] Florida Richard, The Rise of the Creative Class : And How it’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, New York, Basic Books, 2002.
[8] Melbin Murray, « Night as frontier », Cultures & Conflits, vol. 105-106, no. 1, 2017, p. 29-59.
[9] Hill Rosemary Lucy, Hesmondhalgh David et Megson Molly. « Sexual Violence at Live Music Events : Experiences, Responses and Prevention », International Journal of Cultural Studies, décembre 2019.
[10] Morton Timothy, « Hyperobjets », Multitudes, vol. 72, n° 3, 2018, p. 109-116.
[11] Garcia Luis-Manuel, « Editor’s Introduction : Doing Nightlife and EDMC Fieldwork », Dancecult : Journal of Electronic Dance Music Culture, vol. 5, n° 1, 2013, p. 3-17.