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La comédie musicale ou la « sucralisation » des sentiments
Entretien avec Bernard Jeannot-Guérin


par Ivan Jablonka , le 8 septembre 2023


Héritière de l’opérette, la comédie musicale associe une musique populaire à des thèmes ultra-contemporains, ce qui n’exclut pas l’usage de clichés, voire du kitsch. Car la comédie musicale a son esthétique propre. En bref, ce genre léger n’est pas à prendre à la légère.

Bernard Jeannot-Guérin est maître de conférences en langue et littérature françaises à l’université de Lorraine. En 2020, il a soutenu une thèse définissant le genre de la comédie musicale en France [1] et, l’année suivante, il a organisé le premier colloque dédié à l’opéra-rock Starmania et à la comédie musicale française. Spécialiste de la chanson populaire et des dramaturgies musicales, il a publié une vingtaine d’articles et notamment un chapitre sur «  La comédie musicale française  » dans l’Histoire de l’opéra français dirigée par Hervé Lacombe [2]. Il accompagne régulièrement les artistes et productions de spectacles en qualité de dramaturge.

Tournage, montage : A. Suhamy.

La Vie des Idées : Où et comment a été inventée la comédie musicale ?

Bernard Jeannot-Guérin : L’œuvre qui atteste de l’invention de la comédie musicale, c’est The Black Crook [L’Escroc noir] de Charles Barras, sortie aux États-Unis en 1866. À l’époque, on appelle cela une extravaganza, c’est-à-dire une œuvre spectaculaire qu’on pourrait rapprocher du théâtre « à machines » qui existait en France et en Europe depuis le XVIIe siècle. Avant The Black Crook, il y avait eu des essais comme les minstrel shows, les variety shows ou les vaudevilles, genres typiquement américains qui proposent un mélange de ballet et de théâtre, avec des passages chantés.

En 1866, le propriétaire d’un théâtre sur Broadway fait appel à ce Barras : il a envie que son lieu soit plus fréquenté, se diversifie dans sa programmation, se popularise en un mot, car il a besoin d’argent. C’est dans ce contexte que naît la comédie musicale. Il y a donc une dimension commerciale dès le départ, au sein du théâtre privé.

Par la suite, il y a eu de grands moments, par exemple Show Boat (1927) de Kern et Hammerstein. Ce spectacle incarne la comédie musicale « adulte », comme dirait Laurent Valière, qui engage une problématique sociale sur le racisme et qui montre qu’aux États-Unis on peut chanter et danser sur des sujets très sérieux. Dans les années 1950-1960, en lien avec l’esthétique rock et les musiques populaires, on voit naître des spectacles plus virulents, avec des thématiques contre-culturelles et sociales, comme West Side Story (1957), Hair (1967) et Jesus Christ Superstar (1970), tout ce panorama de grands shows à l’américaine. Ils auront une influence décisive sur le spectacle français à partir des années 1960.

La Vie des Idées : Et en France, justement ?

B. J.-G. : Même si l’on considère que la comédie musicale est née aux États-Unis, la France a une longue tradition de dramaturgie musicale, avec des pastorales héritées de l’Italie, tragédies lyriques, opera seria, opéras comiques et opérettes. À partir des années 1920, on importe des spectacles des États-Unis et on traduit des shows à l’américaine. Cela dure jusque dans les années 1960-1970.

Pour que la France invente sa propre tradition, il faut attendre 1971, avec un album-concept de Jean-Jacques Debout intitulé W, puis La Révolution française, premier opéra-rock signé Claude-Michel Schönberg et Alain Boublil. Arriveront ensuite Starmania (1979), puis toutes les grandes œuvres industrielles autour des années 2000, à partir de Notre-Dame de Paris.

La Vie des Idées : Quelle est la différence entre opérette et comédie musicale ?

B. J.-G. : La France a toujours eu du mal à distinguer les deux genres. Entre les années 1920 et les années 1950, ce qui pour les uns était opérette (Irma la douce par exemple) était pour les autres comédie musicale. Sacha Guitry a écrit des comédies musicales que d’aucuns considèrent comme des opérettes « légères ». On a donc beaucoup de mal à distinguer les deux répertoires.

Pour ma part, je vois tout de même deux différences importantes. D’abord, la prégnance de musiques populaires dans la comédie musicale, alors que l’opérette a plutôt une partition et une formation de musique classique. Il y a aussi une question d’interprétation et de vocalité. L’opérette touche au lyrique, avec un style très opératique, alors que la comédie musicale a un style d’interprétation plus populaire, lié à la variété, qu’on appelle le belting, c’est-à-dire une voix de poitrine ou de « coffre ».

La Vie des Idées : Quel est le public des comédies musicales ?

B. J.-G. : Jadis, en France, le public était très aguerri à l’opérette et il a vu le changement se faire naturellement. À partir des années 1970, on observe un changement, avec des œuvres plus virulentes qui attirent un public contre-culturel. Après 1968, le public visé était très jeune.

Aujourd’hui, les places des comédies musicales, dans les spectacles grand format, coûtent relativement cher et l’on pourrait qualifier le public de « bourgeois ». Néanmoins, des œuvres comme Starmania, qui a été récemment montée à la Seine musicale de Paris, cherchent à concilier tous les publics : à la fois un public d’afficionados, avec ce spectacle-hommage au Starmania originel, et un public jeune, sous la houlette de Thomas Jolly qui monte des opéras-rock à coups de laser, propres à toucher un public plus contemporain.

La Vie des Idées : Le cinéma s’est rapidement intéressé à la comédie musicale. Or, dans de nombreux films, il y a de la musique ou des gens qui chantent. Qu’est-ce qui fait donc la spécificité d’une comédie musicale ?

B. J.-G. : Au cinéma, ce qui distingue une comédie musicale d’un film qui utilise la musique, c’est que, dans la première, la musique n’est jamais illustrative. Elle fait avancer l’action, elle est le gage d’un état psychologique des personnages, elle renvoie à des flash-backs, elle annonce des situations, mais surtout elle est le prolongement du corps et de la voix du personnage. Dans un film, ce n’est pas parce qu’un personnage se met à chanter à un moment donné qu’il va pour autant utiliser un langage musical. Pour avoir une comédie musicale, il faut que le corps se mette à bouger.

Dans la fameuse chanson Singin’ in the Rain (dans le film de 1952), le personnage part dans ses pensées et son corps bouge dans une dynamique ; il interprète sa pensée et son rêve de cette manière. Il faut aussi que la chanson fasse numéro, comme dans Les Demoiselles de Rochefort (1967) : quand les forains arrivent en ville, ils jouent un numéro musical parce que c’est leur métier. Pour avoir une comédie musicale, il faut que la chanson soit dramatique, et non illustrative.

La Vie des Idées : Qu’appelle-t-on un « opéra-rock » ?

B. J.-G. : La comédie musicale est un genre-mère qui intègre la fresque, le spectacle, le conte pour enfants et l’opéra-rock. Ce dernier naît aux États-Unis à la fin des années 1960. Le plus grand, resté l’apanage du genre, est Tommy (1969) des Who. C’est une dramaturgie intégralement chantée, sans aucun intermède parlé, contrairement à la comédie musicale qui comprend des intermèdes joués et dialogués.

L’opéra-rock est aussi, comme son nom l’indique, « rock ». À ses débuts, il s’agissait de cette musique populaire. Quand il écrit Starmania, Michel Berger estime que le rock est un qualificatif pour parler de toute musique jeune, moderne, qui bouge. Le qualificatif correspond aussi à l’esthétique de la plume de Luc Plamondon, naturaliste, extrêmement jeune et virulente. C’est la définition de l’opéra-rock à la française.

Il y a aussi une particularité en termes esthétiques. L’opéra-rock se joue à la manière d’un concert, c’est-à-dire qu’on a une interprétation des actants en scène comme si on était à un concert, par exemple de Mylène Farmer. La dernière version de Starmania mise en scène par Thomas Jolly le prouve : les performeurs ont un micro à la main et les ballets se jouent derrière les interprètes. Ce type d’opéra-rock, je l’appelle « concert dramatique », définition typique de la comédie musicale à la française.

La Vie des Idées : En 2021, vous avez organisé un colloque international consacré à Starmania, que vous avez qualifié de « spectacle fondateur de la comédie musicale française ». Quelle était votre ambition ?

B. J.-G. : Quand j’ai organisé ce colloque, je venais tout juste de soutenir ma thèse. Il a été annoncé dans la presse que Thomas Jolly allait mettre en scène la quatrième version française de Starmania. Pour moi, l’occasion était trop belle de monter, à Angers, dans un cadre universitaire, un colloque pluridisciplinaire sur ce type de spectacle.

Je parle de spectacle « fondateur », car Michel Berger et Luc Plamondon ont inventé un système de production (vente d’un album-concept, puis représentation sur scène) et aussi théorisé leur œuvre, l’opéra-rock à la française, ce « concert dramatique » dont je parlais : un spectacle qui s’inspire d’un scénario de cinéma, et non pas une suite de sketches ; un spectacle de jeunes pour les jeunes ; un spectacle ultra-contemporain et anticipateur, tourné vers l’avenir. En cela, Starmania est fondateur et j’ai voulu rendre hommage à cette œuvre en créant cet événement universitaire.

Le colloque a réuni trois types de personnalités : des chercheurs, toutes disciplines confondues ; des journalistes, puisque Starmania est un spectacle plurimédial ; des artistes, depuis la version originelle de 1979 jusqu’à la troisième version, qui s’est achevée en 2001.

La Vie des Idées : Les comédies musicales véhiculent un certain nombre de clichés et de stéréotypes. Lesquels ?

B. J.-G. : Par nature, la comédie musicale est faite de clichés. Elle est fille de l’opéra et de l’opérette. Un cliché, c’est un motif qui a été repris, sérié, industrialisé. Provenant d’un art dramatique et musical ancestral, il était obligatoire que la comédie musicale témoigne de formes « solidifiées », comme dirait Barthes. D’autant plus que la comédie musicale, comme genre pluriel – théâtre, chant, danse – nécessite une forme de lisibilité dans son intrigue comme dans ses personnages. On est obligé de dépeindre, parfois à gros traits, les situations et les personnages.

On ne doit pas oublier non plus qu’une comédie musicale, répondant à l’exigence d’un album vendu avant la production scénique, est extrêmement condensée sur le plan temporel. C’est deux heures et quart de spectacle ! Il faut donc que les situations aillent vite. On n’a pas forcément une psychologie de personnages très développée, d’où l’usage du cliché.

En revanche, il ne faut pas confondre clichés et mièvrerie, sentimentalité. Le cliché est un élément de lisibilité. Il y a certes du kitsch dans la comédie musicale, mais, étant faite pour plaire et divertir, elle est nécessairement édulcorée. Je parle de « sucralisation » des sentiments. Ce kitsch-là a donc une nécessité. C’est l’esthétique de la comédie musicale.

On peut la décrier comme un genre mineur, mais n’oublions pas que les clichés qu’elle arbore ont une nécessité, dans son esthétique comme dans sa poétique. On a ce cliché de l’amour qui dure toujours, ou des héros hétéronormés qui vivront éternellement heureux. Pour moi, ce cliché doucereux est très important. Comme le disait Jacques Demy, la légèreté dans la comédie musicale n’est jamais à prendre à la légère.

Par exemple, le tube Aimer, dans Roméo et Juliette, on ne peut pas dire que ce soit très inventif en termes de paroles ; mais si l’on replace cette chanson dans l’économie du spectacle, la perspective change. Arrivant à la fin de l’acte I, elle contrebalance la haine de Vérone, la doxa de la ville dont les amants ne peuvent s’extirper qu’en exprimant avec lyrisme la fusion de leur amour et le pouvoir de leurs sentiments. Il y a donc quelque chose de très dramatique dans le cliché. Cela s’exprime dans une société aseptisée de laquelle on a envie de s’extraire.

J’ai tendance à dire que les personnages de comédie musicale sont des héros de moyenne grandeur, champions d’une humanité simpliste.

La Vie des Idées : Pourtant, on peut observer que les comédies musicales tiennent un discours politique original, par exemple sur l’écologie, les médias de masse, les inégalités sociales ou encore l’urbanisation.

B. J.-G. : Il y a une présence du politique dans les comédies musicales, car, à l’instar de toute œuvre d’art, elles sont empreintes de leur époque de création. Quand Notre-Dame de Paris (1998) a été écrit par Richard Cocciante et Luc Plamondon, on était en pleine occupation de l’église Saint-Bernard par les sans-papiers. Cela a donné lieu à une chanson et Clopin Trouillefou est devenu en quelque sorte le chef des sans-papiers.

Hair est une comédie musicale engagée contre la guerre du Vietnam. Starmania rend compte des problèmes des banlieues dans les années 1970, des questions de genre, mais aussi des problématiques en lien avec l’écologie et l’éco-anxiété. On ne peut donc pas distinguer l’œuvre de son époque de création, comme pour toute œuvre dite académique ou savante.

La Vie des Idées : Quel regard les comédies musicales portent-elles sur les sexualités, le genre, la culture gay ?

B. J.-G. : Il y a des vases communicants entre la culture gay et la comédie musicale. D’abord, la culture gay s’est réapproprié l’esthétique de la comédie musicale, par son côté doucereux ou édulcoré. Il faut savoir aussi que la comédie musicale donne toujours une voix aux minorités, quelles qu’elles soient, et à ce qu’il y a de plus humain en chacun de nous. De nombreuses comédies musicales ont mis en scène des personnages gay ou queer, Victor Victoria (1982), Hairspray (1988), Le Cabaret des hommes perdus (2006) ou Starmania avec Ziggy. Les comédies musicales donnent la parole à ces minorités, en cherchant à les populariser et à leur donner une place.

Il ne faut pas oublier que la comédie musicale est faite pour plaire. Dans les queer studies, la culture gay est toujours une culture festive, carnavalesque. À chaque fois qu’on a une figure trans, gay ou queer dans la comédie musicale, il y a l’œuvre d’art au miroir d’elle-même, avec cette esthétique du masque et du travestissement, qui est méta-spectaculaire.

La Vie des Idées : Les sciences sociales se sont assez peu penchées sur les musiques populaires, pour en interroger – par exemple – le processus de création, de production, de diffusion et de réception. Comment voyez-vous l’avenir des études sur la chanson populaire et la comédie musicale ?

B. J.-G. : Les premières études sur la chanson datent d’il y a environ trente ans. Elles ont eu beaucoup de mal à se faire une place à l’université. Les réseaux sont en train de se constituer. Il est vrai que peu de personnes, à part ce réseau fermé de sociologues, d’économistes du spectacle, de littéraires et de musicologues, envisagent un travail sur la chanson de comédie musicale.

À propos de l’histoire de la comédie musicale française, il y a beaucoup de collectionneurs, de collecteurs, de « synthétiseurs » si je puis dire ; mais des gens qui cherchent à approfondir le sujet, je n’en ai pas vraiment rencontré. Je peux même dire que je suis le premier, avec ma thèse, à avoir lancé ce chantier.

La difficulté, quand on étudie la chanson de comédie musicale, c’est de ne pas s’attacher uniquement au texte, à la voix, à la musique ou à la performance dansée, mais d’avoir une connaissance globale. Mon expérience personnelle, ayant travaillé pendant vingt ans avec une compagnie de comédie musicale, me permet de toucher à ces différents domaines.

Mais tout reste à faire. Un des grands projets que je suis train de mettre en place, à l’échelle interuniversitaire, touche à la conservation, à la patrimonialisation et à l’industrialisation des archives du spectacle musical populaire contemporain depuis 1970. On dénombre plus de mille œuvres depuis cette date. On a envie de les conserver et de les promouvoir, afin de développer encore nos recherches.

par Ivan Jablonka, le 8 septembre 2023

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « La comédie musicale ou la « sucralisation » des sentiments. Entretien avec Bernard Jeannot-Guérin », La Vie des idées , 8 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-comedie-musicale-ou-la-sucralisation-des-sentiments

Nota bene :

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Notes

[1Bernard Jeannot-Guérin, «  Le monde est stone  », mais «  Aimer c’est ce qu’il y a de plus beau  ». Forme, usages et enjeux des clichés dans les comédies musicales françaises  », université d’Angers, 2020  ; à paraître sous le titre De l’opéra-rock à l’opéra urbain. 50 ans de comédie musicale à la française, aux Presses universitaires de Provence.

[2Tome III, Paris, Fayard, 2022.

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