Recensé : Sergei I. Zhuk, Rock and Roll in the Rocket City : the West, Identity, and Ideology in Soviet Dniepropetrovsk, 1960-1985, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2010, 440 p.
Cet ouvrage, portant sur la consommation des musiques, films et livres d’origine occidentale dans une ville de province ukrainienne à l’époque du socialisme tardif, s’inscrit dans le courant « révisionniste » de la soviétologie. Bénéficiant de l’ouverture des archives des pays de l’ex-bloc soviétique, s’appuyant sur des sources novatrices tels les journaux intimes, nourris de l’histoire orale, ces travaux brisent les clichés manichéens de la Guerre froide ayant influencé l’« école totalitaire ». Ils montrent la société soviétique comme une structure hétérogène, faite de contradictions, d’arrangements au quotidien, de concurrences entre les tutelles du pouvoir. Cette structure est traversée de failles permettant des échappées ou des détournements face aux objectifs fixés par le pouvoir. Le livre de Sergei Zhuk représente une contribution richement documentée à cette vision admirablement complexe de l’histoire soviétique.
Une bataille idéologique perdue
La principale conclusion de l’ouvrage est que les efforts réunis des organes d’éducation idéologique (l’organisation de jeunesse communiste Komsomol, le Parti, les syndicats) et de surveillance (le KGB) n’ont su ni prévenir ni contenir « l’influence pestilentielle de l’Occident » sur la jeunesse locale, dont les médiums principaux ont été les musiques populaires (rock, jazz, disco), les films et les livres traduits. De surcroît, les responsables officiels se sont souvent avérés eux-mêmes vecteurs de cette consommation problématique du point de vie de l’idéologie soviétique. Il y a donc eu, bien avant la Perestroïka, une « occidentalisation » de la culture populaire en URSS. Ce phénomène, loin de se confiner à des milieux marginaux, a traversé l’ensemble de la société. Les biens culturels véhiculant l’« Occident imaginaire » faisaient l’objet d’obsession, de « fixation culturelle » pour des milliers de jeunes Soviétiques et en sont même venus à « construire leur identité ».
Dniepropetrovsk semblait a priori mieux protégée de ces influences. En effet, dès 1959, cette ville provinciale, où la plus grande usine soviétique de missiles avait été construite, fut fermée aux étrangers et ne pouvait plus, dès lors, recevoir de biens culturels en provenance des États-Unis et d’Europe de l’Ouest qu’en quantité limitée. L’autre intérêt de cette ville réside dans son rôle affirmé de « forge » des hauts cadres du pouvoir soviétiques et post-soviétique, à commencer par Leonid Brejnev, jusqu’au premier ministre ukrainien actuel Ioulia Timochenko, en passant par l’ex-président Leonid Koutchma. Les pratiques culturelles des dirigeants de l’Ukraine actuelle lors de leur jeunesse constituent un objet de curiosité de plus pour l’auteur.
La consommation culturelle à l’époque du socialisme tardif
Les écrits sur l’URSS post-stalinienne se sont multipliés, mais portent surtout sur le Dégel. Quant à l’époque brejnévienne, appelée, à l’instar de Gorbatchev, « ère de stagnation », elle reste peu étudiée et surtout abordée dans des ouvrages généraux. À notre connaissance, ce travail n’est que le troisième livre portant sur la consommation culturelle dans la période du socialisme tardif (1960-1984). Le livre très stimulant d’Alexei Yurchak sur la « dernière génération soviétique » fut pionnier [1] ; il fut suivi par l’ouvrage d’Andreï Kozovoï sur les influences culturelles américaines en URSS lors de la décennie précédant la Perestroïka (1975-1985) [2]. Pour Sergei Zhuk, l’intérêt de la période Brejnev réside dans le fait que, pour la première fois en URSS, la production de biens de consommation était considérée par le pouvoir comme une priorité absolue de l’économie socialiste.
L’auteur s’appuie sur des sources variées : cinq journaux intimes tenus dans les années 1970 par ses amis de Dniepropetrovsk, qu’il décortique en profondeur ; plus d’une centaine d’interviews avec des acteurs de profils sociaux variés (des professeurs aux ouvriers et paysans, en passant par des collégiens, étudiants, officiers du KGB, trafiquants du marché noir et responsables du Komsomol), nés entre la fin des années 1940 et le début des années 1970 ; la presse locale et fédérale ; les archives du Parti Communiste, du Komsomol et des syndicats. Enfin, les rapports secrets mensuels du KGB local « sur les crimes idéologiques et la situation politique », qui permettent de suivre la circulation des biens occidentaux dans la ville fermée, y compris des trafics de livres et d’enregistrements « interdits », constituent une source particulièrement précieuse.
De la nostalgie nationaliste au disco en passant par les Beatles
Le livre est divisé en trois parties correspondant à trois périodes. Les années 1960, traitées dans la première partie, sont marquées par l’influence de la littérature en langue ukrainienne portant sur les gloires nationales passées, et celle des cercles de passionnés de culture et de folklore aux sensibilités nationalistes. Les débats suscités par ces œuvres et l’attitude officielle à l’égard de ces cercles démontrent toute l’ambiguïté des politiques de l’État soviétique face aux revendications nationales locales. Certaines étaient réprimées par les autorités en tant que manifestations d’un « nationalisme bourgeois », tandis que d’autres étaient considérées comme une valorisation des cultures nationales des peuples de l’URSS, conformes aux idéaux léninistes et, à ce titre, encouragées. Cependant, la distinction entre le bon et le mauvais nationalisme n’a jamais été nette. Elle a été sujette à des aléas d’interprétation par les responsables idéologiques locaux. Les années 1960 connaissent aussi l’activisme des amateurs de jazz développant leurs clubs sous les auspices du Komsomol et des syndicats, et l’avènement de la beatlomanie, ayant ouvert la porte à tant d’autres groupes et inaugurant l’ère de la fascination pour l’Occident. Le jazz comme le rock’n’roll restent encore l’apanage de la jeunesse urbaine bien dotée en capital scolaire et culturel, et majoritairement masculine. À quelques exceptions près, il était difficile de se procurer ces musiques, sauf sur un marché noir, à la fois lucratif et à composante également militante.
La deuxième partie, qui porte sur les années 1970, s’ouvre sur une étude très détaillée de la consommation de livres (romans historiques et d’aventure, policiers) et de films (comédies, drames, westerns) français, italiens et américains, par les jeunes de Dniepropetrovsk. La démocratisation de la consommation des musiques populaires est étudiée, en commençant par la popularité phénoménale des Deep Purple qui amène au rock des milliers de fans d’origines modestes. Cette époque marque également l’envol de la religiosité populaire, y compris parmi les fans du rock, stimulée par le succès de l’opéra rock « Jesus Christ Super Star » [3]. La « consommation anti-soviétique des produits de culture religieuse » (d’après une définition d’un officier du KGB local) était facilitée par des groupes baptistes, dont certains étaient tolérés. Au lendemain de la vaste campagne anti-religieuse initiée par Khrouchtchev en 1960-61 qui entraîna la fermeture de nombreuses paroisses orthodoxes, ces groupes connurent une croissance telle qu’ils devinrent une des préoccupations majeures du KGB régional à cette époque (p. 190). L’analyse de l’usage, par les baptistes, des techniques modernes (amplification, enregistrement, émissions radios) et des musiques rock pour attirer des jeunes dans leurs rangs, constitue un apport original.
La troisième partie s’intéresse aux avatars régionaux du « mouvement de l’Union des discothèques » lancé par le Comité central du Komsomol de l’URSS et largement promu par ses organisations locales dans les années 1970-1980. Jusqu’au plus haut niveau officiel, ces discothèques encadrées par le Komsomol étaient considérées comme la forme de loisirs pour jeunes « la plus progressiste et idéologiquement sûre » (p. 215), alors même qu’elles donnaient lieu à des pratiques peu conformes à l’idéal socialiste. À rebours de l’idée qu’il aurait existé un fossé entre culture « officielle » et culture « non officielle » en URSS, l’auteur montre que les activistes du Komsomol, de même que les gérants des cantines syndicales et des foyers d’étudiants collaboraient étroitement avec la « mafia des discothèques » qui leur procurait des nouveautés musicales. Encaissant de grosses recettes, ils ne tenaient souvent pas compte des listes parachutées de Moscou des groupes rock « idéologiquement dangereux » et ignoraient les plaintes des responsables du Parti et du KGB. Bien loin des images véhiculées des dissidents protestataires et d’un underground centré sur le combat désintéressé pour l’authenticité, l’auteur montre qu’il existait des ressorts financiers aux formes de résistance institutionnelle aux pressions idéologiques. Les responsables idéologiques ont globalement perdu cette bataille, malgré de fortes restrictions imposées par la campagne anti-rock des années Andropov et Tchernenko (1982-1985). Du mouvement des discothèques résulte un envol remarquable du business Komsomol, qui constitue une véritable école pour les futurs entrepreneurs post-soviétiques.
Effets réels de l’« Occident imaginaire »
Cet ouvrage tire sa force de l’étude simultanée de la consommation de plusieurs biens culturels (livres, films, musique). Ainsi, l’explosion de la popularité des Beatles se répercute par un intérêt pour les religions orientales, décelable à travers l’emprunt de livres dans des bibliothèques locales. Les Bibles sont ardemment recherchées par les fans de « Jesus Christ Super Star ». Les effets que ces trois types de biens culturels ont eus sur la mode, le sport, le tourisme, et sur le comportement et l’imaginaire quotidiens, sont également finement analysés. Dans ses analyses, l’auteur se réfère au concept d’« Occident imaginaire », couramment utilisé par les études sur l’ex-bloc communiste [4], désignant des esthétiques et des connaissances fragmentaires de l’Occident, issues d’une fascination pour les biens occidentaux consommés dans des sociétés socialistes post-staliniennes. La thèse de l’influence de l’« Occident imaginaire » sur les Soviétiques, souvent avancée de manière abstraite, est ici étayée par des faits très concrets. Ainsi, on constate, à partir des rapports de police cités, que la popularité de certains films d’action a conduit à la recrudescence de bagarres entre des jeunes utilisant des éléments de combat orientaux, et à la mise en place d’ateliers informels pour apprendre ces techniques. On déplore, à travers les yeux d’un officier du KGB, que les touristes locaux, soigneusement sélectionnés pour des voyages organisés à l’Ouest, y passent infiniment plus de temps dans les boutiques de vêtements et de disques que dans les musées et galeries, et fassent du trafic illégal de leurs achats à leur retour. En lisant des extraits de journaux intimes, on partage les frissons des collégiens devant l’érotisme des films sur la belle Angélique, de même qu’on se rend critique de la pauvreté de l’offre du commerce soviétique, manifeste en comparaison avec l’abondance de belles voitures et de vêtements dans les films américains. Autant de visions physiques et matérielles de l’au-delà du Rideau de fer, qui ont façonné les sens des Soviétiques et leur perception du quotidien.
Incohérences et imprévus
Prenant acte de l’effet pervers de l’interdiction stricte (la désirabilité d’un « fruit défendu »), les politiques culturelles socialistes ont été traversées par une profonde ambivalence. L’élargissement des connaissances et l’ouverture sur le monde étaient des valeurs centrales de l’éducation communiste, mais les impératifs de la Guerre froide les contrebalançaient par la « lutte contre la servilité devant l’Occident ». En ont résulté une volonté de faire connaître l’étranger mais sans aller trop loin, et la conviction que les effets et usages de ces informations étaient contrôlables à condition qu’elles soient diffusées par les canaux officiels et accompagnées de commentaires. Ainsi, la diffusion d’informations sur certains faits culturels occidentaux a été encouragée pour apprendre aux jeunes à « faire la part entre le bon grain et l’ivraie », à développer une approche critique. Les influences dites « pestilentielles » ont été mises en concurrence afin de les neutraliser. Le chapitre 5 montre ainsi que les responsables locaux du Komsomol et du KGB approuvaient l’idéalisation du passé ukrainien pour mieux contrer l’idéalisation du présent capitaliste par le rock, en soutenant un rock du cru, jugé acceptable, incarné dans une reprise de « Venus » de Shocking Blue avec un texte en ukrainien sur les braves Cosaques (p. 91). Et si, dans les années 1970, on a tant soutenu les discothèques, c’est pour mieux contrer les tentations nationalistes et religieuses des jeunes. Les soirées en discothèque ne devaient pas être qu’un défoulement physique, mais aussi un évènement éducatif précédé d’une conférence sur les musiques diffusées. Sous l’effet combiné des incohérences éducatives et de la neutralisation de l’idéologie par les intérêts économiques poursuivis par des réseaux soudés des acteurs « officiels » (Komsomol, syndicats) et « officieux » (entrepreneurs du marché noir), le système soviétique a été atteint, à l’époque Brejnev, d’une impressionnante schizophrénie et a été miné en douceur de l’intérieur, bien avant l’avènement de la Perestroïka.
Le grand intérêt du livre réside dans son traitement simultané de nombreux aspects de la vie sociale soviétique généralement considérés de manière séparée : les problématiques liées au nationalisme et aux relations « centre-périphérie », d’une part, et celles de la consommation culturelle, d’autre part. L’auteur parvient ainsi à démontrer que les revendications nationalistes avaient moins pour ressort l’« identité » nationale qu’une jalousie économique et culturelle vis-à-vis de la position privilégiée de Moscou, la constitution d’intérêts économiques régionaux incompatibles avec les directives du centre. Dans une ville fermée comme Dniepropetrovsk, ce « nationalisme » relevait aussi d’une quête d’accès égal à des biens qui n’avaient rien de national dans leur contenu (rock, films occidentaux, etc.). L’analyse chronologique de la consommation culturelle, à forte teneur nationale dans les années 1960, puis très largement occidentalisée dans les années 1970, pointe un fait peu banal. La domination des traductions de livres et des sous-titrages russophones, ainsi que le leadership des magazines et des émissions moscovites en matière de culture occidentale, ont contribué à une homogénéisation et à une russification de la culture ukrainienne soviétique durant les années 1970. La culture ukrainophone s’en est trouvée délaissée car jugée être le summum du conservatisme par les jeunes générations (p. 209).
Une « occidentalisation » problématique
Malgré ces qualités, le livre suscite plusieurs réserves. Ainsi, l’« occidentalisation » de la culture soviétique qu’il est supposé élucider n’est jamais définie. Les termes « valeurs » et « construction d’identité » ne sont pas problématisés. L’auteur ne prend jamais position dans la problématique de l’hybridation culturelle, pourtant incontournable compte tenu des sujets traités. Ces défauts démontrent la faiblesse conceptuelle du livre. Parfois, l’« occidentalisation » semble se résumer au fait de consommer avec fascination des biens culturels occidentaux. Les tentatives qui sont faites pour y donner un sens moins tautologique ne convainquent guère, car elles se basent sur un a priori : les « valeurs occidentales » (« prospérité économique », « progrès scientifique », « libre marché », « démocratie ») et les « valeurs soviétiques » (d’ailleurs non explicitées) seraient antithétiques. Se ralliant à l’idée bien répandue selon laquelle l’« Occident imaginaire » aurait joué un rôle de sape du système soviétique, l’auteur force l’opposition. En cela, il semble parfois succomber au pathos des discours des surveillants idéologiques qu’il cite abondamment : pour eux comme pour lui, l’antisoviétisme du rock, par exemple, va de soi. L’auteur semble conférer à cette musique cynisme et esprit de libre entreprise qui aurait ainsi été un propagateur subversif. Or, ces caractéristiques, attribuées au contenu, relèvent en réalité plutôt des modes de distribution qui manifestent effectivement un écart par rapport aux normes du socialisme (« marché noir »). Cependant, ces modes de distribution n’étaient en rien spécifiques aux biens occidentaux et concernaient l’ensemble de l’économie du socialisme tardif marquée par les pénuries et les restrictions. La question, qui semble pourtant essentielle pour l’auteur, de savoir comment l’« Occident imaginaire », façonné par la consommation des biens culturels, a véhiculé des idées démocratiques et capitalistes, reste non élucidée ; cet échec est probablement causé par la formulation même de la problématique.