Entre littérature visionnaire, dialogue pastoral et vie hagiographique, un document inédit du XIIIe siècle nous fait pénétrer dans un monastère infesté de démons interférant dans l’ordinaire des moines…
Entre littérature visionnaire, dialogue pastoral et vie hagiographique, un document inédit du XIIIe siècle nous fait pénétrer dans un monastère infesté de démons interférant dans l’ordinaire des moines…
Oublié depuis longtemps et peu connu des historiens, le Liber revelationum d’un moine anonyme du début du XIIIe siècle paraît dans une traduction de Gisèle Besson et Jean-Claude Schmitt. Ce dernier fait précéder ce riche document d’une étude historique explorant le micro-univers monastique de Schöntal, en Allemagne de Sud. À la croisée de la littérature visionnaire, d’un dialogue pastoral et d’une vita hagiographique, le Liber brosse le portrait de Richalm – un moine, prieur et finalement abbé cistercien – aux prises avec d’innombrables démons, mais bénéficiant aussi des visions des saints, de la Vierge et du Christ. Plutôt que de mettre en question la santé mentale de l’abbé Richalm, le médiéviste s’efforce de décrire le monde historique qui rend possibles de telles visions.
Aux dires de Richalm, le monastère de Schöntal fourmille de démons plus que la retraite de saint Antoine. Leur quantité vertigineuse ne laisse pas d’étonner son interlocuteur, le frère N. qui transcrit ses paroles. Ils emplissent l’air, nombreux comme les « atomes dans le soleil » (p. 304), si bien que leurs victimes en sont entourées comme un homme plongé dans la mer est enveloppé des eaux (p. 290). S’ils sont si nombreux, n’est-ce pas qu’ils sont individuellement très faibles (p. 341), demande l’ami de Richalm (peut-être en écho à un passage de la Vie d’Antoine [1]) ? Non, réplique l’abbé : leur nombre ne pallie pas leur impuissance, mais leur permet d’opérer une influence fine et complexe sur les frères. Ils se répartissent en armées afin d’assaillir chacun des membres du moine (p. 362), et recouvrent son corps comme des cendres pénétrant jusqu’à son cœur, afin de subvertir sa discipline (p. 339).
C’est la manipulation physique des corps qui occupe le premier plan. La capuche mal mise, les crachats, les bras ballants, la toux ou les gémissements, le rire immodéré, les mains sous la ceinture ou les manches mal rangées, aucun détail n’est trop petit pour les esprits maléfiques (p. 310). L’attention aiguë que porte l’abbé de Schöntal à la mise, la tenue et les gestes des corps renvoie à un autre ouvrage de Jean-Claude Schmitt qui écrivait dans La raison des gestes dans l’Occident médiéval : « au tournant du XIe et du XIIe siècle, […] la préoccupation croissante pour la gestualité caractérise la culture cléricale dans son entier » [2]. Richalm voit aussi des anges, le plus souvent leurs mains qui accomplissent les gestes en guidant les mains des moines où en les précédant comme pour leur tracer un chemin.
Mais les démons sont nettement plus nombreux, dans le livre, que les anges (53 anges contre 341 occurrences de démons recensées par le commentateur p. 172 !). Quand Richalm décrit le piège que les démons viennent de leur tendre dans le verger où ils discutaient, son ami s’étonne : « Comment le savez-vous ? » (p. 291). C’est que l’abbé perspicace intercepte les conciliabules des démons qui, malgré leur nature spirituelle et incorporée, s’expriment avec des voix matérielles. Ainsi, le visionnaire entend le démon se plaindre quand il s’efforce de pousser un moine à s’appuyer pendant la messe, alors même que celui se tient bien droit. Si elles sont matérielles, ces voix n’en sont toutefois pas moins secrètes. Dissimulées dans le tonnerre, dans le chant de coq, dans le bruit de l’écoulement de l’eau dans la fontaine, et jusque dans les paroles mêmes des moines, elles envahissent le paysage sonore jusqu’à en investir la quasi-totalité, si bien que Richalm hésite : tout son ne serait-il en fin de compte produit par les esprits (p. 320 et 325 sq.) ? Ce sont là des choses qu’il ne peut confier qu’à son ami. « Si je disais ouvertement beaucoup de choses qui me sont révélées, je serais lapidé » (p. 325). Persuadé de la véracité de ses visions, Richalm craint l’accusation de la folie et se sent obligé de tenir secrète la plus grande partie de son expérience. Quand il relate l’apparition d’un bon esprit entouré de cytises rouges et de roses, il sépare nettement la partie qu’il entend partager avec la communauté et l’autre qu’il ne dira qu’à son confident (p. 344).
Si le Liber reste relativement évasif sur la carrière monastique de Richalm et ne nous apprend presque rien sur celle du scribe, il laisse deviner la sympathie reliant les deux frères. Au-delà de l’amitié entre le maître et son disciple, on s’imagine volontiers le soulagement de l’abbé pouvant baisser ses gardes lors d’une conversation intime. « Très souvent il se plaignait à moi en sanglotant à chaudes larmes, écrit N., et moi je lui faisais étalage, pour sa consolation, de toutes les choses admirables, inouïes et inconnues dont le Seigneur l’a comblé » (p. 427). Dans la partie finale du livre dont Jean-Claude Schmitt souligne le caractère unique (p. 51), N. procède à une correction méticuleuse d’une copie tronquée de son ouvrage. Reprenant une par une les erreurs du copiste, il défend son point de vue grammatical, précise le statut exceptionnel des révélations de Richalm, mais cherche aussi à préserver dans le texte les passages qui seraient écrits par l’abbé lui-même. Dans le discours de Richalm sur les fleurs qui lui apparurent (p. 420 sq.), le « si vous le voulez bien », que le copiste a effacé, est-il anodin (p. 432) ? L’écrivain avoue que l’omission ne change rien au sens, cette petite parole semble cependant conserver pour lui un souvenir cher de son ami.
Un beau chapitre du commentaire de Jean-Claude Schmitt est consacré aux tensions dans la communauté que l’on peut deviner en filigrane du livre, relevant que « la colère est, avant l’orgueil, le vice le plus souvent cité dans le Liber revelationum » (p. 112). Si la gourmandise et la lubricité ne manquent pas non plus à l’appel, la prédominance de la colère pourrait indiquer une préoccupation de l’abbé pour la cohésion de la confrérie, et sa crainte de voir contestée son autorité, voire d’une attaque physique contre sa personne, comme le montre la vision du démon qui menace de pousser les frères à uriner dans son oreille (p. 114). Il est certes permis de se demander à quel point la joie mauvaise des démons ayant déréglé le comportement d’un frère reflète celle des autres moines dont l’amour-propre peut être flatté par les torts des autres ; l’historien se garde toutefois à juste titre de toute psychologisation hâtive. Richalm dit lui-même que les esprits malveillants guettent les occasions de nuire (p. 287), en sorte que l’influence surnaturelle suppose toujours une psychologie ordinaire des hommes vulnérables aux blessures infligées à eux par la vie au sein d’une communauté hiérarchisée.
Fort heureusement, les révélations du visionnaire ne sont pas bornées au côté maléfique du monde invisible. Les apparitions des âmes souffrant les peines purgatoires forment, elles, un chapitre à part. Jean-Claude Schmitt s’est déjà penché dans un ouvrage précédent sur le rôle de ces revenants – les âmes des morts souffrant dans le purgatoire et apparaissant aux vivants afin de solliciter leur aide – dans la constitution de la mémoire collective d’une communauté monastique médiévale [3]. Il retrouve dans le Liber une illustration singulière de ses thèses : la mort restitue aux frères leur identité (p. 103). En effet, le texte ne donne jamais les noms des vivants (même le nom de Richalm est absent dans les premiers huit chapitres, écrits avant son décès), tandis que l’écrivain n’hésite pas à appeler les morts par leur nom : Hosten, Bertrade, Guillame etc. Jean-Claude Schmitt explique que les noms des défunts refont surface, afin d’être inscrits dans la liturgie des morts. Pendant un temps, les défunts restent alors présents et actifs dans la communauté, avant d’être engloutis « dans l’anonymat des générations passées » [4].
Les seuls morts dont la glorification est perpétuelle sont bien évidemment les saints. Richalm bénéficie notamment des apparitions de Paulin de Nole, de Bernard de Clairvaux et de Grégoire le Grand, ces deux derniers étant aussi ses auteurs de chevet. Apparaissent toutefois également deux saintes féminines, Agnès et Émérentienne. Les apparitions des sœurs martyres illustrent d’une manière étonnante la structure métonymique qui caractérise souvent les visions de l’abbé. Ainsi, le jeune Richalm qui se demande si Émérentienne fut martyre voit apparaître en odeur de sainteté une tunique « recouverte de sang » : il comprend que la vierge fut lapidée (p. 414). Alors qu’il fatigue pendant les matines, l’apparition d’un « petit bout de visage virginal, depuis les sourcils jusqu’aux cheveux » le réconforte (p. 415). Une multiplication d’un petit portrait de la Vierge Marie signifie la surabondance de sa grâce (p. 352) et l’apparition d’une foison de lettres Q écrites en rouge renvoie aux questions que Dieu adresse à Job [38, 1] (p. 402).
Quant au « petit oiseau […] couleur du rossignol » qui apparaît souvent à Richalm (p. 400), Schmitt le rapporte à l’oisillon que le petit Jésus tient souvent dans sa main sur les tableaux de la Vierge à l’Enfant de l’époque (p. 175). L’oiseau renverrait même, suggère le médiéviste, à son sexe (« petit oiseau ») « encore infécond, mais dont la fonction sera de donner naissance spirituellement à l’Ecclesia ».
La plus grande partie de la présentation de Jean-Claude Schmitt est d’ordre historique et sociologique, mais il propose à la fin de son commentaire une courte analyse anthropologique du monde de l’abbé Richalm. S’appuyant sur Par-delà nature et culture de Philippe Descola, il distingue quatre modèles ontologiques fondamentaux dont chacun est caractérisé par une certaine distribution de la différence et de la ressemblance des êtres au niveau de leur intériorité et de leur extériorité (p. 266 sq.) [5]. Par exemple, l’ontologie de nos sociétés contemporaines est selon Descola de type naturaliste, supposant une différence au point de vue de l’intériorité et une ressemblance au point de vue de l’extériorité. Jean-Claude Schmitt suggère que l’ontologie de la société occidentale médiévale est d’ordre analogique, supposant une différence à la fois des extériorités et des intériorités des êtres humains et non humains. Ce cadre culturel déploierait ainsi la sphère des créatures de Dieu comme un réseau de différences et de correspondances ouvrant le chemin aux théories magiques de la sympathie, mais verrouillant à chaque niveau les êtres dans la position allouée par leur statut hiérarchique et par la providence. Le monde invisible intervient alors comme un médiateur assurant « la relation entre la personne chrétienne, la Création et le Créateur divin » (p. 269 sq.), car les esprits sont des âmes, mais empruntent l’aspect des fleurs et des bêtes. Ainsi les révélations de Richalm font participer toute la « Création » au drame du monastère de Schöntal.
Document exceptionnel sur la spiritualité cistercienne en début du XIIIe siècle, le Liber conjugue une démonologie singulière avec un récit hagiographique et une méditation sur le rôle du scribe. Au-delà de son apport historique, le livre rappelle l’ambiguïté du regard enchanté, toujours prêt à prendre les maux pour une malveillance, mais aussi capable de forger un ordre intelligible (fût-il imaginaire) là où l’emprise des circonstances réduit l’humain à la mélancolie.
par , le 9 juin 2021
Adam Pasek, « Moines, démons et merveilles », La Vie des idées , 9 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Schmitt-Le-cloitre-des-ombres
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[1] Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, introduction, notes et traduction par G.J.M. Bartelnik, Paris, Le cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 400, 1994, p. 163.
[2] Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèques des histoires », 1990, p. 148, cf. plus largement le chapitre IV.
[3] Jean-Claude Schmitt, Les revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèques des histoires », 1994.
[4] Jean-Claude Schmitt, op. cit.
[5] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « folio essais » n° 607, 2015 (éd. originale 2005), p. 176, fig. 1.