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San Francisco, métropole inégale


par Sonia Lehman-Frisch , le 2 octobre 2015


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Au delà des discours sur la croissance des inégalités aux États-Unis, que recouvre exactement la question des inégalités dans les villes états-uniennes ? C’est ce que cet article vise à mettre en lumière, à partir du cas de San Francisco.

La question des inégalités a pris une place inédite dans le débat national aux États-Unis ces toutes dernières années : alors que Barack Obama a présenté les inégalités comme « un enjeu essentiel de notre époque » dans son discours sur le « State of the Union » du mois de décembre 2013, le Capital au XXIe siècle (2014) a constitué un succès de librairie retentissant outre-Atlantique et son auteur, l’économiste français Thomas Piketty, y est devenu une véritable star. Plus largement, près des deux tiers des Etats-Uniens considèrent aujourd’hui que les inégalités sont devenues l’un des défis sociaux les plus importants (Desilver, 2014). La question des inégalités se décline avec une intensité particulière à l’échelle des grandes villes, comme l’ont bien illustré par exemple les élections municipales de New York en novembre 2013, que Bill de Blasio a remportées haut la main en concentrant sa campagne sur le thème de la polarisation sociale et le slogan du « Conte de deux villes » (Tale of Two Cities). Au-delà des discours consensuels sur la croissance des inégalités aux États-Unis, que recouvre exactement la question des inégalités dans les villes états-uniennes ? C’est ce que cet article vise à mettre en lumière, à partir du cas de San Francisco.

La City by the Bay, capitale historique de la côte ouest et ville préférée des visiteurs, relève de l’une des métropoles les plus grandes (la 4e en terme de population), les plus dynamiques (son revenu brut par habitant surpasse celui de toutes les autres métropoles des États-Unis et elle constitue la 21e économie mondiale), les plus innovantes (c’est le berceau des hautes technologies mondiales et le symbole par excellence de la « creative class » selon Richard Florida) et les plus riches (juste derrière Washington) de tous les États-Unis [1]. En même temps, elle est de plus en plus pointée du doigt par les médias locaux, nationaux et internationaux comme l’une des plus emblématiques des inégalités urbaines. Disons-le d’emblée pour éviter toute confusion, les inégalités résultent d’un système extrêmement complexe de facteurs locaux, nationaux et internationaux, et il n’est pas question ici d’en présenter un exposé exhaustif. Cet article a plus simplement pour objectif de saisir en quoi consistent les inégalités mesurées et à quelles réalités objectives elles correspondent. Autrement dit, il ne s’intéresse pas tant au « pourquoi » qu’au « quoi » et au « comment », partant de la conviction que cette réflexion constitue un préalable indispensable (et trop rarement entrepris) à toute tentative de remédier aux inégalités.

Comment mesurer les inégalités socio-économiques ?

Le débat actuel sur la croissance des inégalités porte d’abord et avant tout sur les inégalités socio-économiques et s’appuie sur les travaux de statisticiens et d’économistes qui cherchent à exploiter les sources les plus pertinentes possibles et construisent différents indices dans l’objectif de comparer les niveaux d’inégalités de différentes entités (sociales, spatiales – des pays ou des villes par exemple), souvent dans une perspective temporelle. Aussi, pour saisir l’ampleur des inégalités d’une ville, il est essentiel de commencer par examiner avec la plus grande attention l’indice utilisé pour mesurer les inégalités.

Un rapport publié par le service des Analyses Économiques de San Francisco publie par exemple un classement des grandes villes les plus inégales des États-Unis reposant sur l’indice de Gini, qui mesure la répartition des revenus sur une échelle de 0 (tout le monde bénéficie exactement des mêmes revenus) à 1 (la totalité des revenus sont concentrés dans les mains d’un seul ménage) (Egan, 2014). Selon ce classement, la ville de San Francisco se situe au 16e rang, avec un indice de Gini de 0,51 (cf. Figure 1).

Figure 1 : San Francisco, la 16e grande ville la plus inégale selon l’indice de Gini (2012) source : Ted Egan, 2014

Un autre indice des inégalités consiste à calculer le ratio entre les revenus de la population la plus riche avec celui de la population la plus pauvre. On utilise en général le ratio 80/20 (c’est-à-dire entre les revenus du 80e centile et ceux du 20e centile), mais les auteurs d’une étude du Brookings Institute ont choisi de calculer le ratio 95/20, qui permet d’insister davantage sur le contraste entre les foyers très riches (les revenus gagnés par le 95e centile) et les 20% des foyers les plus pauvres (Berube, 2014). Le classement construit à partir de cette mesure hisse San Francisco au deuxième rang des cinquante grandes villes les plus inégales du pays, derrière Atlanta et devant Miami (cf. Figure 2).

D’un indicateur à l’autre (Gini ou ratio 95/20), San Francisco présente ainsi un écart considérable dans le classement des villes les plus inégales des États-Unis (quatorze places), ce qui atteste l’importance de bien saisir la nature de la mesure (et sa relativité) avant de s’essayer à comparer l’ampleur des inégalités socioéconomiques de différentes villes. De plus, ces deux indicateurs reposent sur une même source, les revenus, qui présentent l’avantage d’être aisément accessibles car publiés chaque année par le Bureau du Recensement des États-Unis mais qui possèdent aussi un certain nombre de limites qu’il est important d’avoir en tête (Desilver, 2013).

D’abord, les revenus sont par définition saisis avant les impôts et les transferts ; autrement dit, ils tendent à accentuer les inégalités que ceux-ci visent précisément à corriger. Autre limite, les revenus des ménages varient au cours de la vie des ménages, et les saisir à un instant « t » ne rend pas compte de ces évolutions permanentes. Enfin, les statistiques publiées par les instituts de recensement officiels, et c’est en particulier le cas de celles du Bureau du Recensement des États-Unis, tendent à mélanger les revenus du travail avec ceux tirés du capital (Piketty, 2013).

Figure 2 : San Francisco, au 2e rang des grandes villes les plus inégales selon le ratio 95/20 Source : Berube, 2014

Or de nombreux économistes estiment que les inégalités de capital (ou de patrimoine) se traduisent de manière plus concrète dans la vie quotidienne des ménages que les inégalités de revenu. Certains ménages peuvent en effet percevoir des revenus du travail relativement faibles tout en bénéficiant d’un capital considérable (cela comprend tout ce qu’ils possèdent, y compris leur logement, leur pension de retraite, leur épargne, leurs actifs financiers, etc.), alors que d’autres ménages jouissant de revenus élevés peuvent avoir des dépenses élevées (coût de garde d’enfant ou frais de scolarité par exemple) et un patrimoine faible. Les analyses révèlent que ces inégalités de capital sont plus marquées encore que les inégalités de revenus, et qu’elles sont elles aussi en forte croissance [2].

D’autres économistes, enfin, préconisent de s’intéresser à la consommation plutôt qu’aux revenus ou au capital. Pour eux, les dépenses des ménages, en permettant de prendre en compte d’autres ressources comme l’accès au crédit, les aides sociales ou encore le capital hérité, constituent un meilleur indicateur du bien-être que les revenus ou le capital. Plusieurs études montrent que si les inégalités considérées de ce point de vue sont moins accentuées que celles s’appuyant sur le revenu ou le capital, elles ont, elles aussi, considérablement augmenté depuis les années 1970.

Si les débats entre économistes sur la pertinence des différentes mesures des inégalités ne sont pas clos, leurs tenants et aboutissants sont rarement connus du grand public et le classement des villes les plus inégales réalisé par le Brookings Institute a été repris sans nuances dans de nombreux médias locaux et nationaux, contribuant de manière décisive à construire l’image de San Francisco comme l’une des villes les plus inégales du pays.

Comment les inégalités sont-elles structurées ?

Établir que San Francisco compte parmi les villes les plus inégales des États-Unis constitue cependant une avancée assez limitée dans la compréhension des enjeux des inégalités urbaines. Un même niveau d’inégalité peut en effet masquer des réalités sociales extrêmement contrastées, et il est essentiel d’analyser avec précision la manière dont ces inégalités sont structurées.

Le ratio 95/20 en permet une première approche (cf. Figure 2) : il fait ainsi apparaître que San Francisco est caractérisée par une structure des inégalités très distincte des autres villes les plus inégalitaires comme Atlanta ou Miami [3]. À Miami par exemple, les inégalités résultent de la présence de populations très pauvres et d’une population riche modérément riche par rapport aux dix métropoles les plus inégales du classement. À San Francisco par contraste, on observe une population de pauvres relativement importante, mais qui est sensiblement moins pauvre qu’ailleurs : leurs revenus médians annuel sont le double de celui de leurs homologues de Miami [4] (Berube, 2014). Surtout, les inégalités sont creusées par la présence d’une population riche aux revenus particulièrement élevés, une situation qui s’est encore accentuée ces derniers mois puisqu’en 2014, le 95e centile possède un revenu annuel de 423 000 dollars, soit le montant le plus élevé de toutes les grandes villes du pays (Berube, Holmes, 2015). San Francisco est caractérisée en effet par une très forte concentration d’ « ultra-riches » : ces individus, qui jouissent d’un patrimoine supérieur à 30 millions de dollars, sont 5 400 dans l’ensemble de la métropole (CSA) en 2014 (Wealth-X).

Plus que les index synthétiques comme le coefficient Gini ou même le ratio 80/20 ou 95/20, c’est la répartition des ménages par tranches de revenus qui permet d’analyser le plus finement la structure des inégalités – et son évolution (cf. Figure 4). Depuis 1990 en effet, deux groupes [5] ont augmenté dans la ville : il s’agit d’un côté des ménages les plus pauvres (moins de 25 000 dollars de revenus annuels), et de l’autre, des ménages les plus aisés (plus de 125 000 dollars annuels) – et parmi ces derniers, ce sont les ménages gagnant plus de 200 000 dollars annuels qui attestent de la croissance la plus spectaculaire. Entre les deux, les catégories moyennes et notamment les catégories moyennes-inférieures ont au contraire considérablement diminué, attestant du déclin des classes moyennes à San Francisco – qu’elles se soient paupérisées (ou enrichies ?) ou qu’elles aient quitté la ville.

Figure 3 : Évolution de la répartition des revenus des ménages à San Francisco (1990-2010) Source : SFHSA, 2014

Cette tendance à la polarisation des revenus, qui s’est accentuée au cours des deux dernières décennies, est en partie liée à l’évolution de la structure des emplois de San Francisco [6]. Les deux secteurs qui ont connu une forte croissance en termes d’emplois entre 2004 et 2010 sont en effet d’un côté le secteur « créatif », caractérisé par une part considérable de salaires très élevés [7], et de l’autre le secteur des loisirs et du tourisme, où les faibles salaires sont largement prédominants. Deux secteurs ont au contraire perdu des emplois : si le déclin est léger pour le secteur des services financiers et professionnels, il a été plus prononcé pour celui des « services locaux », alors que ce dernier constitue justement la réserve la plus importante d’emplois moyennement qualifiés et rémunérés (SFOEWD, 2014).

Il est difficile, particulièrement aux États-Unis, de ne pas considérer la structure des inégalités au regard de la question ethno-raciale. À San Francisco, les ménages blancs sont les plus nombreux dans la tranche des plus faibles revenus (inférieurs à 25 000 dollars) [8], un phénomène relativement surprenant dans une ville et un pays où la pauvreté urbaine est plus spontanément associée aux minorités ethniques, mais qui serait sans doute nuancé si l’on considérait non plus seulement les revenus mais le patrimoine. Il est cependant vrai que si l’on examine la prévalence de la pauvreté au sein de chaque catégorie ethno-raciale, la situation apparaît sous un angle différent : seule une faible part des Blancs relève de ce groupe (un sixième), alors que c’est le cas de près d’un Noir sur deux, d’un Asiatique sur quatre et d’un Hispanique sur cinq. À l’autre extrémité de l’échelle des revenus, un ménage Blanc sur deux bénéficie de revenus supérieurs à 100 000 dollars par an, et ils constituent près des deux tiers des ménages riches (SFDPH, 2012). Les inégalités sociales sont donc aussi en grande partie des inégalités ethno-raciales.

L’importance des échelles : de la ville à la « City Region »

De nombreuses données sur les inégalités, à l’instar de celles que l’on vient de commenter, renvoient à l’échelle de la ville (large cities). C’est là le troisième élément auquel il est nécessaire d’être attentif : l’échelle à laquelle les inégalités sont mesurées.

Rappelons en effet que la ville de San Francisco, qui de manière assez exceptionnelle correspond également au comté éponyme, compte en effet environ 800 000 habitants sur 100 km2… dans une métropole (définie comme Combined Statistical Area) qui en comprend 8,4 millions répartis sur 12 comtés [9] (cf. Figure 4). Ce rappel fait prendre conscience de plusieurs difficultés pour penser la question des inégalités à San Francisco. Premièrement, est-il réellement pertinent de comparer les inégalités (telles que mesurées par le coefficient de Gini ou le ratio 95/20) de San Francisco avec d’autres villes beaucoup plus vastes comme celles de New York, de Chicago ou de Los Angeles ? Il semble que la comparaison serait plus solide, dans le cas de New York, si on la confrontait avec Manhattan par exemple, dont la superficie et la population lui sont davantage comparables. Deuxièmement, cela a-t-il un sens de restreindre la question des inégalités à un territoire qui représente à peine 10 % de la population de la métropole sur moins de 2 % de sa superficie ? Les chercheurs sont de plus en plus nombreux à insister sur l’importance de l’échelle métropolitaine ou de la « City Region  » pour saisir les dynamiques économiques et sociales du monde urbain contemporain (Storper, 2015). Or à cette échelle, le coefficient de Gini par exemple tombe à 0,47, soit la même valeur que celui de l’État de Californie ou de l’ensemble des États-Unis.

Figure 4 : Les géométries variables de San Francisco : de la ville à la grande métropole Source : US Census Bureau, CSA map, 2012-2007

Cela invite finalement à considérer avec attention la manière dont se déploient spatialement les inégalités au sein de la Baie de San Francisco, à différentes échelles (cf. figure 5). San Francisco apparaît ainsi, avec un indice de Gini de 0,51, comme l’un des comtés les plus inégaux de toute la Bay Area (avec celui de Marin). Il faut cependant considérer d’autres indicateurs à l’échelle des comtés. San Francisco en effet n’est pas le comté le plus riche : son revenu médian se situe même juste au-dessous de celui de la métropole dans son ensemble, loin derrière ceux des comtés de Marin, de San Mateo ou de Santa Clara. Ce n’est pas non plus celui où les ménages les plus riches sont les plus nombreux : il arrive là aussi bien après les trois comtés précités. En revanche, c’est l’un des deux comtés où les plus pauvres sont les plus représentés. Finalement, au sein de la Bay Area, la situation de San Francisco est-elle plus injuste que celle de certains comtés dont la plus grande égalité résulte soit de la sur-concentration de très riches (c’est le cas des comtés de San Mateo ou de Santa Clara), soit, à l’inverse, de la surreprésentation de populations pauvres (c’est le cas du comté de San Joaquin) ?

Figure 5 : Les inégalités dans les comtés de la Bay Area en 2013 Données tirées de ACS 2013-5 year estimates, US Census Bureau

Plus que la comparaison des inégalités de chaque comté, ce qui semble alors importer davantage, c’est l’observation de la concentration résidentielle des très riches d’une part et des plus pauvres, ou autrement dit, de la ségrégation sociale. Il faut rappeler que le niveau d’inégalité ne préjuge pas de la distribution des différentes catégories de revenus au sein du territoire considéré. Ainsi, un fort coefficient d’inégalité peut correspondre à une situation de mixité ou, inversement, à une situation de ségrégation sociale. Aux États-Unis, les recherches montrent que l’augmentation des inégalités s’est accompagnée ces dernières décennies d’une augmentation de la ségrégation des ménages en fonction de leurs revenus dans les trente plus grandes métropoles (Taylor, Fry, 2012). La métropole de San Francisco [10] n’échappe pas à cette tendance générale, mais elle atteste d’une ségrégation relativement modérée : elle se situe juste au-dessous du niveau de ségrégation de l’ensemble des métropoles du pays. De plus, elle occupe une position intermédiaire en terme de ségrégation des pauvres (15e place parmi les trente plus grandes métropoles), et elle figure parmi les métropoles où les riches sont plutôt moins ségrégués (21e place).

À une échelle très fine [11] et sur l’ensemble de la métropole, les figures 6 et 7 permettent en effet d’observer la manière dont les inégalités se déploient dans diverses configurations spatiales de ségrégation ou de mixité sociale. Sur la petite superficie de la ville de San Francisco coexistent des quartiers de concentration des populations riches (Pacific Heights, Sea Cliff, Westwood…), des poches de pauvreté dont les revenus médians annuels n’atteignent pas les 50 000 dollars et où plus de la moitié de la population se situe au-dessous du seuil de pauvreté national (Chinatown, Tenderloin, South of Market, Mission, Bay View-Hunters Point...), ainsi que de nombreux territoires où les plus riches cohabitent avec les plus pauvres. Les autres comtés de la métropole eux aussi possèdent un certain nombre d’espaces de concentration de la pauvreté, y compris ceux qui affichent un fort revenu annuel médian et un coefficient de Gini inférieur à celui de San Francisco : c’est le cas des villes de Marin City, de Redwood City ou de East Palo Alto par exemple. Le comté de Santa Clara compte même davantage de sans-abris que San Francisco [12], et « the Jungle », le plus grand campement de sans-abris des États-Unis (plus de 200 personnes sur 68 acres) s’est d’ailleurs développé dans la ville de San Jose au sud de la baie, jusqu’à son évacuation en décembre 2014 (Johnson et al., 2013). C’est cependant à l’est de la baie que l’on observe les plus fortes concentrations de pauvres, dans les flatlands qui s’étendent le long de la baie, de Richmond au nord jusqu’à Hayward au sud, en passant par Oakland, alors que les plus riches investissent plus exclusivement les hauteurs des collines [13]. À côté de ces poches de pauvreté dans ou à proximité des pôles historiques de la métropole, ont émergé, dans les périphéries les plus lointaines de l’agglomération, de nouveaux territoires de la pauvreté (Dublin, Vallejo, Concord, Antioch, Santa Rosa…) : c’est d’ailleurs dans ces marges nord-est de la métropole que la pauvreté a augmenté le plus vite depuis 2000 (Soursourian, 2012 ; Schafran, 2013). On s’en doute, tous ces territoires de concentration de la pauvreté sont aussi des territoires majoritairement peuplés de minorités ethniques, afro-américaines, hispaniques ou asiatiques, bien que la ségrégation raciale ait eu tendance à diminuer aux États-Unis en général ces dernières décennies (tout en demeurant plus élevée que la ségrégation sociale).

La Baie de San Francisco constitue ainsi une mosaïque de territoires aux configurations socio-spatiales extrêmement contrastées, qui se démarque de plus en plus du vieux modèle traditionnel opposant les villes-centres pauvres aux banlieues de classes moyennes. Finalement, la question des inégalités à San Francisco perd beaucoup de sa pertinence si elle n’est pas observée à très fine échelle et sur l’ensemble du territoire de la métropole.

Figure 6 : Les revenus médians par îlot de recensement (2010) : des territoires socialement contrastés Sources : ABAG, 2014 (données du recensement 2010, US Census Bureau)
Figure 7 : La répartition des ménages les plus riches et les plus pauvres (2010) (un point bleu représente 50 ménages dont les revenus annuels dépassent 200 000 $ ; un point jaune représente 50 ménages dont les revenus annuels sont inférieurs à 25 000 $) Sources : ABAG, 2015 (données du ACS 2009-2013, US Census Bureau)

San Francisco est une métropole inégale, cela ne fait aucun doute. Cependant, plus que son niveau d’inégalité ou son rang dans les classements nationaux ou internationaux, ce qui importe d’abord, c’est de comprendre les caractéristiques sociales et géographiques de ces inégalités socio-économiques. Il apparaît ainsi que les inégalités à San Francisco sont marquées par une structure très spécifique : elles sont tirées par la présence d’une importante population de très riches voire d’ultra riches d’un côté et de nombreux pauvres de l’autre, en même temps qu’elles sont creusées par le déclin des ménages aux revenus moyens. Elles sont aussi marquées par les différences ethno-raciales auxquelles on pouvait s’attendre dans le contexte états-unien. Ces inégalités, souvent présentées à l’échelle de la ville de San Francisco, ne prennent en réalité tout leur sens que lorsqu’elles sont observées sur l’ensemble de la baie, à différentes échelles, de la grande métropole aux comtés et aux îlots de recensement qui la composent : c’est seulement ainsi qu’apparaît dans toute son ampleur la multiplicité des configurations socio-spatiales des inégalités. Pour avancer, il serait aussi nécessaire de questionner la confusion implicite de la notion d’inégalité avec celle d’injustice, qui sous-tend l’ensemble du débat et contre laquelle de nombreux philosophes se sont pourtant élevés. Il faudrait ainsi se demander si les inégalités qui caractérisent San Francisco en font pour autant une ville injuste. Par exemple, si elles sont si accentuées, n’est-ce pas aussi parce que la ville et ses acteurs consentent et ménagent activement une place aux populations les plus vulnérables ? Les recherches que je poursuis actuellement visent à explorer cette question qui est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Finalement, seule une compréhension fine de la complexité sociale et spatiale des inégalités et de leur dimension juste ou injuste dans le contexte spécifique de San Francisco permettra de dépasser la simple critique. C’est alors seulement que l’on pourra saisir la grande diversité des enjeux qu’elles posent (en termes de logement, d’emploi, d’éducation, etc.), et donc penser et construire, aux échelles les plus pertinentes, l’éventail des politiques qui permettra d’y répondre.

par Sonia Lehman-Frisch, le 2 octobre 2015

Aller plus loin

ABAG (Association of Bay Area Governments), Enhancing Regional Economic Prosperity : Fair Housing and Equity Assessment Report, 2014
BERUBE Alan, « All Cities Are Not Created Unequal », Brookings Institute, Metropolitan Opportunity Series n°52, 2014
BERUBE Alan, HOLMES Natalie, « Some cities are still more unequal than others – an update », Brookings Institute, 17 mars 2015
BOHN Sarah, DANIELSON Caroline, BANDY Monica, « Poverty in California », Public Policy Institute of California, 2015
CITY OF SAN JOSE, 2013 San Jose Homeless Census and Survey, 2013
DESILVER Drew, « The many ways to measure economic inequality », Pew Research Center, 18 décembre 2013 (consulté en ligne le 27/10/2014)
DESILVER Drew, « Americans agree inequality has grown, but don’t agree on why », Pew Research Center, 28 avril 2014
DOUZET Frédérick, La couleur du pouvoir : Géopolitique de l’immigration et de la ségrégation à Oakland, Belin, 2007
EGAN Ted, « Inequality in San Francisco », rapport, San Francisco Office of Economic Analysis, 26 juin 2014
JOHNSON Robert, ANDERSON Chris, NUDELMAN Mike, « Special Report : Homeless in Silicon Valley », 7 août 2013
KNIGHT Heather, « A decade of homelessness : Thousands in SF remain in crisis », San Francisco Chronicle, 2014 (consulté le 19/02/2015)
PIKETTY Thomas, Capital in the Twenty-First Century, Belknap Press, 2014
PIKETTY Thomas, Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013
SAEZ Emmanuel, ZUCMAN Gabriel, « Exploding wealth inequality in the United States », Washington Center for Equitable Growth, octobre 2014
SCHAFRAN Alex, « Origins of an Urban Crisis : The Restructuring of the San Francisco Bay Area and the Geography of Foreclosure », International Journal of Urban and Regional Research, n°37, 2013, p. 663-688
SFDPH (San Francisco Department of Public Health), Sustainable Community Index, City Indicator : San Francisco, Income Inequality, 2012 (consulté le 23/06/2015)
SFHSA (San Francisco Human Services Agency), « Economic Trends », Mai 2014
SFOEWD (San Francisco Office of Economic and Workforce Development), San Francisco Economic Strategy 2014 Update, 2014
SFPD (San Francisco Planning Department), 2013 San Francisco Commerce and Industry Inventory, 2014
SOURSOURIAN Matthew, « Suburbanization of Poverty in the Bay Area », Federal Reserve Bank of San Francisco, janvier 2012
STORPER Michael, The Economies of Cities : Divergent Economic Development, Stanford University Press, 2015 (à paraître)
TAYLOR Paul, FRY Richard, « The Rise of Residential Segregation by Income », Pew Research Center, Social and Demographic Trends, 2012
WEALTH-X, American Ultra-Wealth Ranking 2014-2015, 2015.

Pour citer cet article :

Sonia Lehman-Frisch, « San Francisco, métropole inégale », La Vie des idées , 2 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/San-Francisco-metropole-inegale

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Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Ces informations sont issues du site web de données socio-économiques Vital Signs élaboré par la Metropolitan Transportation Commission de San Francisco, et portent sur la métropole de la Baie, considérée dans ses 9 comtés consulté le 01/07/2015).

[2Aux États-Unis, 10% des ménages concentrent 77% du patrimoine, et parmi eux, les 0,1% les plus riches possèdent 22% de la richesse (contre 7% à la fin des années 1970). Cette tendance spectaculaire s’accompagne logiquement de l’érosion de la part du capital détenu par les classes moyennes et populaires (90% des ménages), qui a chuté de 36% au milieu des années 1980 à 23% en 2012 (Saez, Zucman, 2014).

[3San Francisco et Miami sont ici définies en tant que municipalités (cities).

[4A San Francisco en 2012, 15% de la population vit en dessous du seuil national de pauvreté. Cependant, si l’on ajuste le seuil de pauvreté aux effets à la fois du coût de la vie local et des programmes de protection sociale, le taux de pauvreté atteint en réalité près du quart de la population (Bohn et al., 2015).

[5Une étude du Pew Research (Taylor, Fry, 2012) définit les «  ménages à bas revenus  » (low income households) comme ceux qui disposent de moins des deux-tiers du revenu annuel médian national, et les «  ménages à hauts  » revenus (upper income households) comme ceux qui possèdent plus de deux fois le revenu annuel médian national – les ménages restants étant caractérisés par des «  revenus moyens  » (middle income households). Les premiers ont donc en 2010 des revenus annuels inférieurs à 34 000 dollars, et les derniers, des revenus annuels supérieurs à 104 000 dollars. Par ailleurs, le seuil de pauvreté fédéral est fixé à 22 315 dollars pour un ménage de quatre personnes en 2010 (US Census Bureau).

[6Le San Francisco Office of Economic Workforce and Development distingue quatre grands secteurs d’emplois dans la ville. Les «  Financial and Professional Services  » rassemblent les entreprises fournissant des services aux entreprises ainsi que les banques et les assurances (107 000 emplois en 2010)  ; les «  Creative Industries  » regroupent les hautes technologies, l’architecture, la publicité ainsi que les médias traditionnels (69 000 emplois)  ; les «  Experience Industries   » représentent les entreprises principalement liées tourisme et aux loisirs (hôtels, restaurants, secteur de la nuit, arts, sport) (78 000 emplois). Ces trois secteurs, qui se définissent par une forte connexion économique avec l’extérieur (à l’échelle de la région, du pays voire du monde), s’appuient sur le secteur des «  Local-Serving Industries  », qui rassemblent les entreprises fournissant les biens et services à la ville (santé, éducation, commerce de détail, construction, transport, etc.) (186 000 emplois) (SFOEWD, 2014).

[7Ce secteur inclut notamment les hautes technologies, qui ont poursuivi leur croissance à un rythme fulgurant depuis 2010, et où le salaire moyen est de 154 000 dollars annuels à San Francisco en 2013 (SFPD, 2014).

[8Les Blancs représentent 40% des ménages pauvres (contre 32% pour les ménages asiatiques, 12% pour les ménages noirs, et 11% pour les ménages hispaniques).

[9Les données sont tirées de l’American Community Survey 2013.

[10Dans cette étude du Pew Research Center, la métropole de San Francisco est entendue comme la Metropolitan Statistical Area (MSA) de San Francisco-Oakland-Hayward, soit un ensemble de 5 comtés.

[11L’une des plus petites unités spatiales du recensement est le census tract.

[127 600 sans abris à San Jose, contre 6 400 à San Francisco en 2013 (City of San Jose, 2013  ; Knight, 2014).

[13Pour des détails sur la manière dont s’est développée la géographie sociale de l’est de la baie et de la ville d’Oakland en particulier, voir Douzet, 2007.

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