Dans le film Dear White People (2014), le réalisateur américain Justin Simien met en scène la variété des expériences de racisme vécues par des étudiants afro-américains et « métisses » sur le campus à majorité blanche d’une Université fictive, Winchester. En se fondant sur une enquête de plusieurs années dans une université d’élite américaine, le sociologue Anthony Jack rappelle avec justesse que cette lecture cinématographique doit être nuancée : ce qui structure l’expérience étudiante relève autant de la racisation des étudiants que des formes de stratification sociale qui préexistent sur le campus des universités américaines.
De ce fait, l’ouvrage étudie une problématique aussi connue dans l’espace public américain que français, celle des conditions d’accès et d’accueil des étudiants racisés et défavorisés dans les universités d’élite. Mais l’auteur s’y plonge de manière originale, en s’interrogeant sur l’expérience étudiante (logement, transports, vie associative) d’individus caractérisés à la fois par leurs capitaux économiques et sociaux, plutôt que par l’étude de leurs trajectoires de mobilité sociale ascendante et des processus de transformation de leurs dispositions sociales. L’intérêt de l’approche par l’expérience étudiante est double : d’une part, elle propose une lecture ancrée du travail institutionnel en vigueur sur les campus d’élite, en contextualisant les expériences de domination sociale des élèves (ou leur neutralisation par le scolaire) dans un espace universitaire donné. Ensuite, elle permet de restituer l’importance de l’expérience de socialisation scolaire antérieure à l’entrée dans le supérieur sur la réussite, sans pour autant gommer les déterminismes sociaux propres à l’Université, mais sans prendre pour argent comptant les catégories institutionnelles (« caucasien », « African-American » « Native-American », etc.) liées à la quantification des minorités ethniques dans le contexte américain. Le livre prend ainsi au sérieux une réalité souvent relativement méconnue des publics francophones : l’adhésion aux discours méritocratiques et la moyennisation d’environ un tiers des populations afro-américaines et hispaniques [1]. À l’issue du double mandat de Barack Obama, comment penser l’expérience scolaire et sociale de ce public qui a fait siennes les aspirations individualistes à la réussite et la croyance dans le rôle de l’École dans ce processus ?
Pour analyser ce nouveau contexte, l’auteur puise dans les données issues d’une ethnographie d’un campus universitaire. La Renowned (littéralement, la réputée) d’A. Jack est, certes, une université très sélective située dans une grande ville de la Côte Est des États-Unis [2], mais elle défend d’autres intérêts que ceux de la seule socialisation des élites. Considérée comme l’une des toutes meilleures du pays du point de vue académique, elle bénéficie d’une visibilité médiatique et d’un prestige considérable, glanés par les positions élitaires occupées par nombre de ses anciens. Cette rente symbolique est amplifiée par l’accumulation d’un capital économique fondé sur des frais d’inscription très élevés et sur un système de mécénat d’entreprises, qui soutient à la fois le développement de l’université et une large palette d’aides financières proposées aux élèves [3].
Cette position privilégiée affecte la composition de ses publics. Ainsi, l’appartenance sociale et ethnique des étudiants de Renowned apparaît très homogène : 50 % des élèves s’identifient comme caucasiens, 20 % comme asiatiques, 12 % comme afro-américains et 12 % comme hispaniques. De la même manière, leur trajectoire scolaire est marquée, pour la grande majorité des étudiants, par un passage dans des établissements du secondaire prestigieux, souvent privés et toujours scolairement sélectifs. Ce contexte fait aussi de Renowned un espace traversé par de très nombreuses injonctions politiques et médiatiques autour de la diversité sociale et surtout -élément crucial des controverses dans l’espace public américain- autour de la diversité ethnique. Selon l’auteur, 50 % des étudiants pauvres des meilleures universités américaines auraient d’ailleurs bénéficié d’un dispositif d’ouverture sociale visant à l’accès dans le supérieur, y compris dans des établissements d’élite comme la Philips Academy ou Saint Paul’s.
Capital social et économique des étudiants de la diversité
Dans cette perspective, l’auteur dessine une série de catégories analytiques qui soulignent l’hétérogénéité des expériences estudiantines, derrière les politiques institutionnelles de la diversité (instaurer des quotas ethniques ou sociaux) et les statistiques ethniques.
L’accent est ici mis sur le poids du capital économique comme déterminant de l’expérience estudiantine, dans un contexte aussi marqué par l’explosion des frais d’inscription et l’endettement. Dans ce contexte, les « Privileged Poors » (PP dans le texte, littéralement les « pauvres qui jouissent de privilèges ») occupent une position caractérisée par deux éléments : d’une part, le manque de ressources économiques de leurs familles (marquées par le précariat salarial), que les bourses ne compensent que de manière marginale. D’autre part, les PP bénéficient d’un véritable privilège scolaire aux résonances sociales fortes : le passage dans un lycée d’élite, ou par un dispositif d’ouverture sociale très intensif (aux États-Unis, ces dispositifs peuvent s’assimiler à des boot camps aux pratiques paramilitaires) qui leur a donné accès à des pratiques scolaires et un monde social auxquels ils ont été socialisés de manière précoce, avant leur arrivée à l’université. A contrario, les « Double disadvantaged » (soit « ceux qui sont doublement désavantagés ») incarnent par leurs caractéristiques sociales et scolaires la position idéaltypique des étudiants de la diversité sur un campus d’élite : ils cumulent à la fois une distance à l’égard des pratiques sociales liées aux espaces élitaires, une pauvreté économique et une certaine forme d’isolement social, que leur excellence scolaire ne compense que marginalement.
L’avantage de cette invention catégorielle repose sur le fait que l’espace de l’Université d’élite n’est ainsi plus le fruit d’une opposition d’altérités irréductibles entre les « héritiers » (eux) et les « transfuges de classe » (nous) aux parcours plus ou moins chaotiques. L’apport est-il aussi plus subtilement méthodologique : les catégories de Jack permettraient de sortir de l’ornière des usages, souvent abusifs et homogénéisants, de la qualité de « boursiers » mobilisée comme proxy d’un statut social et d’une trajectoire sociale populaire, détournant du même coup le sens initial des travaux de Richard Hoggart, sur les scholars de la démocratisation scolaire britannique.
Plus globalement, les catégories analytiques d’Anthony Jack fonctionnent en miroir de l’ethnographie des expériences de socialisation élitaire dessinée par Shamus Kahn, dans son ouvrage sur le lycée d’élite de Nouvelle-Angleterre St Paul’s. Pour Khan comme pour Jack, le sens du privilège relève d’un apprentissage long et institutionnellement situé. De ce point de vue, c’est l’expérience du confort (ou de la gestion de l’embarras [4]) dans l’interaction sociale (y compris avec les femmes de ménage pour Kahn) qui constitue le cœur du travail de gestion du privilège sur le campus ou au lycée, et non plus l’expérience académique au sens strict du terme, qui, même marquée par l’élection scolaire, se voit reléguée au statut de faire-valoir, auquel ne croient que ceux qui n’ont pas identifié la nature réelle de l’espace dans lequel ils se trouvaient.
Des expériences étudiantes stratifiées
À partir de là, l’argumentaire se déploie en trois chapitres denses qui décrivent la stratification sociale des différentes expériences des étudiants de la diversité sur le campus de Renowned.
Le premier chapitre se penche sur l’expérience socialement différenciée de la découverte de l’altérité sociale et ethnique lors de l’entrée sur le campus. Alors qu’un élève de Renowned sur trois est issu d’une famille dont les revenus dépassent les 250 000 dollars par an, quel est l’effet de ce contexte socio-économique sur la compréhension de la position sociale de chacun ? L’approche exclut volontairement la question du rapport au scolaire pour se pencher sur la dimension matérielle de la vie sur le campus. Celle-ci est pensée à l’aune de deux éléments qui émergent de manière inductive des entretiens menés par le sociologue : la figure du choc culturel lors des premiers mois d’arrivée sur le campus d’une part ; celle du rapport au vêtement d’autre part, ainsi que le recours discursif aux séjours à l’étranger (« Si tu veux boire un bon expresso, il faudra venir avec moi en Italie ») dans les conversations ordinaires. Le rapport de causalité est ici sous-entendu : c’est l’expérience sociale pensée de manière multi-dimensionnelle qui détermine la réussite scolaire, au-delà du niveau d’origine de chacun. L’avantage consiste à réintégrer les dimensions liées au capital économique et à la capacité à la mettre en scène, dans un espace où tous les élèves se définissent pourtant par leur élection scolaire commune, voire par une standardisation de la vie liée à une communauté de vie sur le campus (mêmes dortoirs, même repas).
Mais le campus n’est pas un réceptacle neutre des biens matériels et symboliques issus des familles. L’institution contribue également à produire et à distribuer des ressources sociales, symboliques, financières selon des déterminants sociaux clairs qui amplifient les disparités entre les étudiants. Trois types de ressources sont ici envisagées : le rapport aux pairs ; le rapport aux enseignants et, de manière plus originale, la connaissance et l’usage des services de santé mentale de l’Université.
Là encore, l’organisation du campus joue à la défaveur des étudiants marqués par un double handicap (DD) : alors que les élèves de classe moyenne supérieure se sentent autorisés (entitled) à mobiliser le temps de leurs enseignants et des adultes (p. 81), les DD les considèrent avec la déférence et la distance que leur inspire leur autorité. L’auteur rapproche de manière pertinente le rapport à la figure de l’universitaire comme autorité savante et la croyance de ces élèves dans des formes méritocratiques du rapport au scolaire. C’est parce que les DD croient que le travail scolaire pourra suffire en lui-même à leur réussite qu’ils ne sollicitent pas les ressources pourtant mises à leur disposition. Identifier et obtenir les ressources présentes sur le campus relèvent alors d’un véritable « curriculum caché » pourtant nécessaire pour « profiter au mieux », selon Jack de l’expérience étudiante du supérieur (« Making the most of college [5] »).
Le chapitre final revient enfin sur les effets pervers des politiques de Renowned qui visent précisément à neutraliser les inégalités sociales sur le campus. Le ton devient ici clairement politique et l’on s’éloigne de l’analyse systématique des expériences étudiantes socialement stratifiées des chapitres précédents. L’objectif déclaré consiste à modifier les représentations du lecteur (et l’administrateur d’université) par une litanie d’images et de témoignages frappants (« Wake-Up calls »), qui soulignent l’inanité de certains programmes mis en place par l’institution. Ainsi, le programme « Scholarship + » (bourses +) qui offre des tarifs réduits aux élèves de milieux défavorisés ne permet-il que de reconstituer les files d’attente socialement et ethniquement ségréguées qui évoquent immanquablement à l’auteur l’imaginaire de la ségrégation dans les États du Sud (p. 157).
L’espace social du campus et l’expérience de la diversité
Si l’analyse de l’expérience étudiante apparaît riche et convaincante, les questions relatives à l’organisation des institutions scolaires et à la production des politiques de « diversité » semblent abordées de manière plus lacunaire, ce qui apparaît d’autant plus dommage que le terrain se fonde précisément sur une monographie qui aurait permis de déconstruire avec finesse le travail institutionnel de catégorisations des étudiants, et son poids dans la reproduction des inégalités sur le campus.
A. Jack semble en effet sous-estimer la profondeur historique des questions de distinction sociale sur les campus, comme si elles étaient exclusivement le produit du contemporain, et que l’action des institutions se réduisait à la mise en œuvre « à l’aveuglette » de politiques « de diversité » limitées et pleines d’effets pervers. Or de nombreux exemples socio-historiques permettent de souligner l’importance d’un travail de mise en scène des différences sociales et ethniques dans certaines institutions d’élite depuis au moins le XVIe siècle. Par exemple, les Universités d’Oxford et de Cambridge (qui servent de modèles aux universités américaines du point de vue de leur philosophie comme de leurs méthodes pédagogiques) instituent jusqu’au début du XXe siècle plusieurs « classes » d’élèves, organisés selon leur niveau et leur style de vie. Aux Scholars, admis sur examen et bénéficiaires d’une bourse au mérite (mais sans critères sociaux), s’opposent ainsi les commoners (ou « étudiants de droit commun ») dont l’admission s’articule à des normes moins méritocratiques : la recommandation d’un proviseur ou d’un ancien et un consentement au paiement de frais d’inscription élevés [6]. Ce statut bénéficie à l’élève pendant toute sa scolarité sur le campus, notamment sous la forme d’une aide ménagère fournie par… les élèves les moins fortunés. Dans la même veine, une récente fouille archéologique sur le campus principal de l’Université d’Harvard (Old Yard [7]) a mis au jour la présence d’artefacts (couverts en argent, boucles de chaussure en nacre, bouteilles de vin, etc.) datant des XVIe et XVIIe siècles et qui soulignent l’existence de stratégies de contournement par les étudiants des règlements puritains de la vie sociale. L’usage somptuaire d’objets interdits -mais souvent tolérés par les autorités- vise alors à mettre en scène des distinctions de styles de vie sous couvert d’une régulation stricte des comportements.
Au total, l’ouvrage d’A. Jack présente une étude stimulante des aspirations des étudiants américains « issus de la diversité », et contribue ainsi au renouveau des études des systèmes scolaires de formation des élites et des effets des injonctions politiques sur leur écosystème.
Anthony Abraham Jack, The Privileged Poor. How Elite Colleges are Failing Disadvantaged Students, Cambridge, Harvard University Press, 2019.