Selon Marie-Hélène Zérah, le développement des villes indiennes se caractérise par une dynamique de privatisation informelle et créative. Par-delà le paradigme réducteur de la « ville néolibérale », elle brosse le portrait d’un urbanisme bricolé et fondé sur l’exploitation des migrants et des basses castes.
Marie-Hélène Zérah est Directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), membre du CESSMA (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques) et en affectation au Centre for Policy Research (New Delhi, Inde). Elle est aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes spécialistes des villes indiennes.
Ses recherches portent plus particulièrement sur les infrastructures urbaines, la gouvernance et la démocratie urbaine en Inde. Elle a publié de nombreux articles sur ces questions, ainsi qu’un ouvrage sur l’accès à l’eau. Elle a également dirigé un ouvrage collectif publié en ligne par l’UNESCO sur le droit à la ville avec Véronique Dupont et Stéphanie Tawa Lama-Rewal. Ces dernières années, elle s’est intéressée à la place des petites villes dans le processus d’urbanisation de l’Inde et a publié, avec Éric Denis, un ouvrage collectif définissant la notion d’urbanisation subalterne. Ses travaux portent désormais sur les enjeux relatifs à la transition énergétique.
Elle a été responsable de l’axe Dynamiques Urbaines du Centre de Sciences Humaines de New Delhi entre 2009 et 2013, période pendant laquelle elle a créé un séminaire mensuel sur la ville qui se tient à Delhi depuis 2010 et qui est devenu l’un des carrefours incontournables du débat sur la question urbaine en Inde. Les vidéos de ces séminaires constituent une base de données ouverte et accessible concernant les débats contemporains sur l’urbanisation indienne et mondiale. Elle fait également partie du comité éditorial de la revue Géoforum et dirige une collection sur la ville en Asie du Sud chez Springer (Exploring Urban Change in South Asia).
La Vie des idées : Aujourd’hui l’Inde fait face à des mutations extrêmement rapides de son tissu urbain. Comment peut-on qualifier ces mutations ? Comment faire sens de la pluralité des formes que prend l’urbain en Inde ?
Marie-Hélène Zérah : Il faut rappeler qu’aujourd’hui, plus de la moitié de la population mondiale vit en ville et que le taux d’urbanisation atteindra 68% en 2050. Dans ce futur d’une urbanisation généralisée, c’est l’Inde qui contribuera le plus à cette croissance devant la Chine et le Nigéria.
La transition urbaine de l’Inde représente donc bien un enjeu majeur à l’échelle mondiale car même si le sous-continent est encore majoritairement rural, le nombre de citadins passera de 377 millions en 2011 à près de 800 millions en 2050. Ces chiffres donnent d’autant plus le vertige que certains enjeux écologiques, comme la pollution de l’air, s’aggravent avec l’urbanisation. Ceci étant dit, ce basculement irréversible vers une société urbaine n’est pas uniforme. Certains États, parmi les plus riches, sont urbanisés à plus de 45%, comme le Maharashtra à l’ouest ou le Tamil Nadu au sud, alors qu’à l’inverse, les États pauvres de la plaine gangétique et de l’est restent très ruraux. Ces écarts reflètent des inégalités territoriales de développement qui représentent est un véritable défi pour la cohésion nationale.
Ces variations sont aussi l’expression d’une transition complexe. Pour faire sens de cette complexité, il faut penser ensemble toutes les facettes de l’urbain qui vont bien au-delà de l’image que l’on se fait d’une concentration toujours plus forte de la population dans les métropoles.
Il faut bien sûr parler de cette cinquantaine de métropoles, et de leurs périphéries, qui abritent entre 30 % et 40 % des citadins, avec en tête les deux immenses conurbations de Delhi et Mumbai et leurs 20 millions d’habitants. Dans toutes ces villes millionnaires et pluri-millionnaires, les changements sont visibles à l’œil nu. Les infrastructures de transports, comme les grands échangeurs routiers et l’arrivée des métros, ont métamorphosé la morphologie des cœurs de ville. L’explosion des centres commerciaux et d’espaces de loisirs accompagne une révolution des modes de consommation et une internationalisation des modes de vie des élites. Des nappes urbaines étendues se forment dans un tissu discontinu de terrains agricoles et de surfaces bâties, comprenant à la fois des banlieues cossues, des villages regroupant activités informelles et migrants ou encore de grandes zones industrielles et logistiques. Dans ces lieux où se concentre une grande partie de la richesse nationale, la pauvreté et l’économie informelle restent pourtant à un niveau très élevé, ce qui témoigne de la nature fragmentée et inégalitaire de ces métropoles.
Mais l’urbanisation en Inde ne s’arrête pas aux métropoles. Environ 30% des citadins vivent dans près de 500 villes secondaires. Ces centres urbains, dont la population est comprise entre 100 000 et un million d’habitants, sont « moyennes » à l’échelle de l’Inde. Mais ces villes industrielles ou minières, ces villes-marchés ou encore ces villes de tradition commerçante ou artisanale maillent le territoire et soutiennent des économies locales. Cet ancien système urbain est plus en plus interconnecté et incarne une capacité d’adaptation des territoires à la globalisation. D’ailleurs les marques de biens d’équipement et de produits de grande consommation ne s’y trompent pas et ciblent ce marché en pleine croissance.
Enfin, il faut absolument insister sur la place des petits centres de moins de 100 000 habitants et des gros villages urbanisés qui abritent environ 40% de la population urbaine. À la grande surprise des décideurs et des urbanistes, entre 2001 et 2011, un tiers de la croissance urbaine s’explique par le reclassement de villages en petites villes. Cette urbanisation in situ n’est pas transitoire, bien au contraire. Ces petits bourgs sont une réponse au déclin de l’agriculture et au sous-emploi structurel. Les habitants y créent leurs activités et mobilisent leurs réseaux de parentèle ou de caste ainsi que leurs ressources familiales pour développer une économie de bazar informelle. Cette facette de l’urbanisation, que l’on peut qualifier de subalterne, est totalement méconnue.
La Vie des idées : Quel impact la libéralisation de l’Inde à partir des années 1990 a-t-elle eu sur les villes indiennes ? Y a-t-il une marchandisation à l’œuvre des services urbains en Inde ?
Marie-Hélène Zérah : Premièrement, dès le début des années 1990, les villes sont considérées comme le moteur de la croissance économique et l’adaptation du gouvernement urbain à la libéralisation de l’économie devient une priorité nationale. Les réformes en matière de gestion urbaine font consensus au sein des coalitions au pouvoir dirigées en alternance par le Parti du Congrès et du Bharatiya Janata Party.
Pour les services essentiels comme l’eau, l’assainissement liquide et solide ou l’électricité, l’objectif est d’équiper les villes pour soutenir leurs économies tout en assurant des services de qualité pour tous. Dans cette vision irénique, compétitivité et inclusion ne sont pas contradictoires et l’espoir est de combiner croissance et justice sociale. Pour arriver à ce but, il faut redéfinir la nature du pacte entre les usagers et l’État en transformant l’usager en consommateur et en dépolitisant l’action publique. Cela se traduit par la remise en cause des monopoles publics et l’apologie des partenariats publics privés. L’accent est mis sur la performance, la rentabilité, l’imputabilité, le contrôle et la transparence. De grandes attentes sont également placées dans la décentralisation ainsi que dans la participation des usagers et du monde associatif. Tout cela devrait permettre de mieux répondre à la diversité des demandes ce qui, in fine, corrigerait les inégalités d’accès des populations pauvres.
Ces principes sont acquis mais ils ne sont pas appliqués de manière complète et uniforme comme on peut le constater en prenant l’exemple des tarifs de l’électricité. Statutairement, les prix doivent être fixés sur la base de critères technico-économiques par des commissions de réglementation indépendantes mais en réalité les élus politiques régionaux ont réussi à imposer le maintien des subventions pour les plus démunis. La desserte d’une eau gratuite dans de nombreuses petites villes souligne aussi les logiques d’inertie ou de résistance des appareils d’état face aux injonctions à des hausses récurrentes de prix.
De même, la privatisation du secteur des déchets montre les contradictions dans la rhétorique du nouveau management public. Le ramassage des ordures ménagères a été sous-traité à de petites entreprises locales, à des entrepreneurs sociaux ou à des collectifs de chiffonniers et des associations communautaires. Ces partenariats nous renseignent sur la proximité entre la privatisation, la participation et la dé-municipalisation qui concourent tous à une informalisation de l’action publique. L’objectif est avant tout de diminuer les coûts de gestion en ayant recours à une main-d’œuvre essentiellement composée de basses castes et de migrants. L’efficacité promise par l’arrivée du secteur privé passe en réalité au second plan.
D’ailleurs, les grandes privatisations ont été limitées à quelques « contrats-vitrines » dans des métropoles car elles ont buté sur cette question du prix des services. Elles restent à la marge d’un processus de marchandisation alors que deux autres modalités de la privatisation ont gagné du terrain. La première se fonde sur des partenariats moins ambitieux qui stimulent un capitalisme de connivence local avec des firmes de taille moyenne. Ces contrats sont mal perçus par la société civile qui dénonce un capitalisme fantoche car très souvent les projets ne sont pas terminés et les infrastructures fonctionnent mal. La seconde prend des formes plus banales mais elle est de loin la plus répandue. Il s’agit d’une privatisation informelle et créative qui prospère sur l’absence ou les carences du service public. Elle est le fruit d’un petit entrepreneuriat de survie composé d’opérateurs de camions-citernes, de vidangeurs de fosses septiques, de collectifs de chiffonniers, ou encore d’entrepreneurs installant des mini-réseaux électriques diesel. Cette privatisation informelle est plus adaptée aux capacités de paiement et aux besoins des usagers et elle participe pleinement à la diffusion de modèles marchands dans tous les types d’espaces urbains.
Ces variétés de la « privatisation » se caractérisent par des modes d’articulation variés entre le marché et l’État en fonction du degré d’institutionnalisation des contrats, de la nature des secteurs étudiés et du type de territoires. À contre-courant de notre vision européenne d’une marchandisation portée par les multinationales, c’est la privatisation informelle qui domine. Cette réalité illustre les paradoxes de la croissance indienne : dans des villes où une large part de la population est encore pauvre, un reformatage de l’action publique suivant à la lettre les préceptes néolibéraux est insoutenable socialement et politiquement. C’est ce qui explique une application sélective des réformes, en dépit d’une modification profonde de la représentation de ce qu’est un service public. Ce constat invite à aller au-delà d’une lecture univoque du paradigme de la « ville néolibérale » et à produire des analyses fines et situées du contenu des mutations, ou de leur absence, dans tous les lieux de l’urbanisation.
La Vie des idées : Pourquoi, dans un contexte de très forte croissance économique, n’y a-t-il toujours pas de meilleur accès aux services de base dans les grandes villes indiennes (eau, énergie, assainissement solide et liquide, etc.) ?
Marie-Hélène Zérah : En effet, c’est une question centrale car les services de base sont très insuffisants : l’électricité est le seul service accessible à tous mais les coupures sont nombreuses ; aucune ville ne dessert de l’eau 24h/24 et enfin un tiers des citadins n’ont pas de toilettes ou utilisent des toilettes communes. En 25 ans, les taux d’accès ont augmenté mais de très fortes inégalités socio-spatiales persistent. Deux positions s’affrontent pour expliquer l’incapacité du secteur public à généraliser les services : les tenants des réformes sont convaincus que la réorganisation du secteur public n’est pas allée assez loin alors que les opposants accusent le virage néolibéral d’accroître les inégalités.
Je pense que ces schémas d’explication sont insuffisants. Ils empêchent de comprendre des mutations contrastées qui sont aussi façonnées par l’héritage des cadres institutionnels et les pratiques des bureaucraties postcoloniales. Pour expliquer ce divorce entre croissance et justice socio-spatiale, je favorise une approche multicausale et historicisée qui met en lumière la conjonction des facteurs qui conduisent à une relégation des services essentiels au plus bas dans l’ordre des priorités.
Historiquement, les villes indiennes ont toujours eu peu de pouvoir et une faible maîtrise technique. Les réformes de décentralisation devaient modifier cet état de fait mais leur échec a été retentissant. À l’inverse, les élites politiques régionales, très sensibles au discours sur les villes globales, se sont emparées de la question urbaine. Elles ont jugulé tout effort d’émancipation des élus locaux et gardé le contrôle du pilotage des investissements. Des politiques encourageant la spéculation immobilière, les projets de rénovation urbaine et les grands contrats d’infrastructures se sont structurées autour de coalitions de croissance qui ont facilité la captation de nouvelles rentes urbaines et concouru à une dégradation de l’environnement ainsi qu’à l’éviction de bidonvilles. Les choix stratégiques de développement sont donc clairs : la croissance économique au détriment d’un accès égal aux services dans les métropoles et un intérêt limité pour les espaces non métropolitains.
Cette mutation de l’économie politique dérègle les services techniques alors même qu’à l’exception de quelques grandes villes, les qualifications n’évoluent pas. Plus grave encore, un gel du recrutement orchestre une débureaucratisation particulièrement désastreuse pour les petites villes où on peut parler d’un quasi-abandon de l’État. Dans ce contexte, les agents de l’État sont dépeints par les hauts-fonctionnaires comme corrompus, inefficaces et en sureffectif sans que les contraintes qui structurent l’exercice de leur métier ou les nouveaux besoins en compétence soient pris en compte.
Ce dépérissement de la capacité d’action publique favorise une gestion néolibérale fondée sur la flexibilité et la médiation plutôt que sur une modernisation « rationnelle » des administrations. La sous-traitance et la participation sont privilégiées avec la délégation de responsabilités aux comités de quartiers et aux ONGs mais aussi à des relais individuels, qu’il s’agisse de leaders intègres et respectés, de sbires des élus locaux, ou d’hommes forts au centre de réseaux quasi mafieux. Ces outils ont tous en commun une adhésion généralisée à la norme de la décharge qui accompagne l’accroissement du clientélisme. L’intermédiation et l’informalité sont au cœur du pacte néolibéral qui devait pourtant refonder un traitement égalitaire et transparent en faveur des plus pauvres.
Pour ces derniers, être branché sur le réseau d’eau ou d’électricité reste toujours conditionné au statut officiel du quartier ou à la présentation de papiers d’identité et de preuves de résidence. Lorsque les quartiers sont considérés comme « illégaux », les réseaux informels, la capacité de mobilisation des habitants et l’influence des relais politiques restent indispensables pour accéder aux ressources urbaines. L’accès se négocie sur la base malléable du régime de la faveur alors qu’il procède de la norme du droit pour les classes moyennes. Cette citoyenneté différenciée résulte d’une catégorisation des usagers dont les racines sont en partie à trouver dans les pratiques de l’administration coloniale.
Pourtant, certaines villes ont fait des efforts pour simplifier les conditions de raccordement grâce aux nouvelles technologies ou en relâchant les contraintes foncières et administratives. Elles ont bricolé des solutions innovantes en partenariat avec le monde associatif et en s’appuyant sur le savoir-faire des fonctionnaires de terrain capables d’inventer des solutions pragmatiques. Les succès existent et ils sont documentés. Mais ils sont encore trop limités et dépendants de circonstances très spécifiques pour faire basculer des organisations, emprises de dédain envers les plus pauvres, vers une démarche centrée sur les besoins des usagers.
En fin de compte, la libéralisation économique a stimulé la formation de régimes urbains pro-croissance à l’échelle régionale. Pour les services essentiels, cela se traduit par un visage à double face des réformes : dans les grandes villes, la mise en œuvre affirmée d’un programme néolibéral fondé sur la médiation et une rétraction des moyens de l’État dans les espaces non métropolitains. Cette marche réformatrice suit des rythmes différenciés selon les secteurs et les territoires avec quelques avancées portées par les acteurs locaux. Mais le retrait d’une action publique puissante en faveur d’une plus grande justice socio-spatiale s’est imposé.
La Vie des idées : Dans votre travail vous montrez que la nature du contrat social est au cœur du processus de généralisation ou de non généralisation de l’accès aux services. Quel lien peut-on faire entre pratique de la politique et du pouvoir d’un côté et les formes que prend l’urbain de l’autre ?
Marie-Hélène Zérah : La comparaison de l’usage de la participation dans différents types de quartiers illustre très bien les variations que l’on peut observer en ce qui concerne les reconfigurations contemporaines des rapports de pouvoir et la normalisation, voire la radicalisation du sentiment d’altérité.
Dans les quartiers aisés, des accords de cogestion entre municipalités et comités de résidents se sont multipliés. Les leaders de ces comités se sont impliqués localement. Mais ils ont aussi créé des fédérations puissantes qui leur ont servi de plateforme pour articuler un discours sur leur statut social de « contribuables » exemplaires. Avec le soutien des médias et des tribunaux, ils ont exigé et souvent obtenu la fermeture de commerces de rue et même l’éviction de bidonvilles pour « embellir » leur environnement.
Dans les quartiers informels, les associations communautaires instaurent des normes plus ou moins inclusives : lorsqu’ils gèrent des équipements, certains collectifs en garantissent l’accès à tous tandis que d’autres choisissent de les interdire à certains habitants. Ces modalités locales de régulation sociale dépendent du degré d’homogénéité des quartiers, de leur taille et de la structure sociologique des populations. Elles peuvent aussi bien traduire la mise à l’écart de certains groupes sociaux, en fonction de leur caste, de leur religion ou de leur origine régionale, qu’être un marqueur des différences de classe et d’éducation.
Cette distance à l’autre, exprimée dans des frontières entre « eux » et « nous » affaiblit le potentiel de revendications collectives alors que l’on assiste à une reconfiguration des relations de pouvoir au profit des élites urbaines. Ces dernières ne sont pas concernées par la généralisation des biens publics et ont instrumentalisé la participation pour restructurer le tissu urbain et rejeter les pauvres à la marge matériellement et symboliquement.
Le dépassement de ces lignes de fracture n’est pas totalement impossible comme l’a démontré l’exemple des mobilisations contre la hausse des prix de l’électricité à Delhi qui ont amené au pouvoir un très jeune parti politique. Mais cette expression politique autour d’une communauté d’intérêts élargie reste exceptionnelle dans une démocratie à la fois élitiste et clientéliste. Clientéliste, parce que les hommes politiques tentent de mobiliser des « banques de vote » autour du slogan « bijli, pani » (électricité, eau) auprès des habitants des bidonvilles qui votent bien plus que les classes moyennes. Élitiste, car cela ne se traduit pas dans les politiques d’investissement et d’équipement qui sont décidées à une autre échelle de gouvernance et qui reflètent les intérêts des classes dominantes.
Mais il est essentiel de ne pas assimiler clientélisme et corruption. Le clientélisme est aussi l’expression de stratégies politiques pour accéder aux ressources urbaines alors même que l’urbanisation contribue à modifier les dynamiques sociales, comme j’ai pu l’observer dans les villes de taille moyenne. Dans ces petits centres, l’ordre établi peut continuer de s’exercer, parfois même par la violence, mais il est aussi contesté, voire inversé, par des groupes ayant bénéficié de l’urbanisation. Ces luttes de pouvoir soulignent que le clientélisme doit être compris comme une des voies d’accès à l’État et de la mobilité sociale dans une société en mutation et pétrie de mouvements contradictoires. En ce sens, je rejoins l’invitation du politiste Sunil Khilnani à porter l’attention sur l’expression de la différentiation à l’échelle de systèmes sociaux territorialisés. Ce principe de différentiation, qui supplante de manière croissante la norme de hiérarchie, rend difficiles des compromis d’intérêt général pour la généralisation des services urbains. Il permet de réfléchir, bien mieux que la notion désincarnée de « contrat social », aux ressorts qui produisent une forte variabilité socio-spatiale dans les modalités d’accès aux services.
La Vie des idées : Comment expliquer que les villes indiennes ne soient pas plus inclusives, qu’elles produisent autant d’exclusion, reléguant des pans entiers de la population dans la marginalité urbaine ?
Marie-Hélène Zérah : Comme vous l’avez compris, ma démarche s’appuie sur une observation empirique de long terme et dans un refus d’essentialiser le modèle néolibéral ou la société indienne. Je m’efforce de mettre en lumière le faisceau complexe de facteurs qui explique que les villes indiennes ne tendent pas vers plus de justice sociale et d’équité territoriale. À mon avis, c’est en analysant finement les relations entre l’État et les autres sphères du monde social que l’on peut saisir l’évolution de ce mode d’urbanisation bricolé et non inclusif. Il se construit dans une tension entre des forces à la fois antagonistes et complémentaires qui se nourrissent les unes des autres. Autrement dit, le morcellement de l’action publique reflète les divisions du corps social qui elles-mêmes alimentent les dimensions clientélistes d’une démocratie vivace. En produisant des inégalités, ou en ne luttant pas contre celles-ci, l’État crée les conditions de l’émergence d’opérateurs privés qui minent sa légitimité. La défiance des usagers dans la neutralité des appareils bureaucratiques pousse à la constitution d’intérêts de groupes qui consolident le traitement différencié des organisations publiques. Ces logiques façonnent une fragmentation socio-spatiale qui se diffuse dans tous les espaces en voie d’urbanisation.
Cette fragmentation est porteuse de plusieurs dangers. Le premier est celui d’une sécession des élites. En effet, les citadins qui déménagent dans des résidences de luxe aux services privatisés n’ont pas grand-chose en commun avec ceux qui ont recours à des opérateurs privés informels dont les services sont chers et de mauvaise qualité. Ces différences de pratiques ne sont pas que le miroir des inégalités. Elles les exacerbent car les ménages « affranchis », tout comme les consommateurs industriels et commerciaux, pourront céder à la tentation de déserter l’offre publique à plus ou moins long terme. Cette défection est déjà à l’œuvre dans des secteurs moins capitalistiques comme l’éducation ou la santé avec un exode massif des usagers vers des solutions privées. Une telle trajectoire met en péril le service public et mine l’assise d’obligations mutuelles que sous-tend la construction de tout bien public.
Tout cela est révélateur d’une perte profonde de confiance dans l’action publique. Cette désillusion s’exprime dans une dénonciation de la « corruption » par toutes les classes sociales. Ce mot fourre-tout englobe aussi bien la condamnation de la petite corruption quotidienne que l’écœurement face à la montée d’un capitalisme de connivence favorisant de grands industriels proches des élites politiques. Et pourtant, toutes les formes de mobilisations observées font appel à l’État qui reste perçu comme le garant pour assurer l’universalisation des services et redresser les inégalités socio-spatiales.
Cet immense désir d’État est en apparence paradoxal et oblige à revenir à une question fondamentale : l’Inde a-t-elle irrémédiablement laissé passer l’opportunité offerte par la croissance pour s’engager sur le chemin d’une société plus égalitaire et les villes indiennes courent-elles un risque d’explosion sociale ? Entre 1970 et 2012, avec un quasi triplement de la population, le nombre de citadins en dessous du seuil de pauvreté est passée de 40 à 15 %. Il est manifeste que la pauvreté urbaine a fortement baissé mais ce n’est pas le cas des inégalités en matière de services et de revenu. Selon un rapport publié par Oxfam, il y a 101 milliardaires en 2017 alors qu’ils n’étaient que 9 en 2000. Surtout, en 2017, les 1% les plus riches ont accaparé 73% de la richesse produite.
Malgré tout, tant bien que mal, et même souvent mal, les villes ont intégré de nouvelles populations et amélioré les conditions de vie de certains groupes. Mais ceci est en grande partie dû à l’inventivité, au sens entrepreneurial et au pragmatisme des habitants eux-mêmes car en matière de politiques publiques l’aveuglement des élites technico-politiques ne se dément pas. Ainsi, la politique des « smart cities » (ou villes intelligentes), lancée en 2015, continue de proposer une vision hors-sol fondée sur le fétichisme technologique et des modèles urbains uniformes mis en œuvre par une bureaucratie puissante. Cette vision est profondément déconnectée de la nature bricolée d’un urbanisme indien qui se caractérise par la négociation, l’informalité et l’assemblage de plusieurs registres d’action et de justification. Par conséquent, sans virage majeur dans le contenu des politiques urbaines, la promesse d’une croissance inclusive et durable risque de se dissiper rapidement.
La Vie des idées : Aujourd’hui l’essentiel de l’attention politique et académique est tourné vers les grandes métropoles. Pourquoi, selon vous, doit-on accorder davantage d’attention aux villes de tailles plus modestes ?
Marie-Hélène Zérah : Je pense que les décideurs n’ont pas pris la pleine mesure de la nature du futur de l’urbanisation indienne. La vision qui domine reste celle d’une concentration inéluctable dans les grandes métropoles, ce qui n’est qu’une facette de la réalité. Il est donc urgent de définir des politiques publiques pour les villes de taille modeste mais aussi pour les villages qui s’urbanisent très rapidement. Les niveaux de pauvreté y sont élevés et les conditions de vie très éloignées des attentes des habitants. Il y a un impératif moral si l’on veut changer de trajectoire pour aller vers une urbanisation moins inégalitaire et spatialement plus équilibrée.
Au-delà de ces enjeux de justice sociale et d’équité territoriale, les économies, même banales de ces espaces, jouent un rôle de filet de sécurité pour les habitants. En outre, la manière dont certaines petites villes portées par l’inventivité des acteurs locaux se sont insérées dans une globalisation « par le bas » démontre que l’hétérogénéité des formes urbaines reflète aussi la complexité de l’économie indienne. Accorder davantage de moyens humains et financiers pour soutenir ces économies invisibles est aujourd’hui indispensable dans un contexte de croissance sans emploi et de l’arrivée d’une population jeune sur le marché du travail.
Cette urbanisation subalterne est aussi un angle mort dans un champ académique pourtant en plein renouvellement théorique. Les études urbaines postcoloniales ont dressé une critique sévère des cadres de pensée produits au Nord qui voient dans les villes du « Sud » une catégorie à part, en retard et hors de la modernité. En démontant ces présupposés, ce courant a ouvert la porte à un décentrement des études urbaines et à un renouveau de l’urbanisme comparatif extrêmement fertile. Cependant, l’essentiel des travaux inspirés par ce courant est resté centré sur les très grandes métropoles, faisant d’ailleurs de certaines d’entre elles, comme Mumbai, de nouvelles « villes canoniques ». Cette avancée majeure des études urbaines doit maintenant être attentive à la profondeur des territoires et effectuer un deuxième décentrement. Mon travail de comparaison à l’échelle du sous-continent indien de l’hétérogénéité des formes urbaines est un début de réponse à ce besoin de (re)déplacer le curseur des études urbaines et à mieux saisir la complexité de l’urbanisation des pays émergents.
Jules Naudet, « Quand l’Inde s’urbanise. Entretien avec Marie-Hélène Zerah »,
La Vie des idées
, 1er février 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Quand-l-Inde-s-urbanise
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