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Recension Histoire

Faire sa fête au Capital

À propos de : Sacha Todorov, De la City à la ZAD. Une brève histoire des carnavals militants, Classiques Garnier


par Julien Le Mauff , le 22 mai


À la croisée de la fête et de la contestation, le carnaval militant s’est imposé comme une forme mêlant tradition festive et intentions subversives. Outil de mobilisation et de transgression, le carnaval brouille la frontière entre révolte et mise en scène.

Comment faire l’histoire d’une forme militante ? Fruit d’un doctorat de recherche-création [1] ce livre de Sacha Todorov propose derrière les apparences de l’histoire immédiate, une enquête originale sur la forme du « carnaval militant » [2]. Parmi les outils de mouvements sociaux en plein renouvellement dans les années 1980, celle-ci se rencontre d’abord en Angleterre, avant de gagner le reste du monde, et tout particulièrement la France à la fin des années 1990.

Sur la base de documentations militantes et d’études consacrées aux uns et aux autres des événements et mouvements recensés, le propos parvient, en s’attachant à deux terrains successifs, à mettre en évidence aussi bien la continuité d’une tactique protestataire que les parentés reliant entre eux plusieurs mouvements (au-delà des seules proximités de revendications). En se penchant sur les discours d’acteurs militants sur leurs « carnavals », l’auteur assume une démarche « émique » (p. 25) finalement plus attachée aux descriptions faites par les organisateurs, et aux significations qu’ils attribuent à ces actes, qu’aux performances elles-mêmes. Celles-ci s’avèrent d’ailleurs parfois difficiles à saisir, par le lecteur du moins, en n’étant évoquées qu’à partir des seuls témoignages, et en l’absence de toute iconographie.

Le potentiel subversif du carnaval

Soulignant à plusieurs reprises le potentiel révolutionnaire du carnaval, Sacha Todorov met en avant certaines filiations, rattachant notamment ces formes contemporaines de protestation aux développements du théoricien littéraire russe Mikhaïl Bakhtine, à sa Poétique de Dostoïevski [3], et plus encore à L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [4]. Bakhtine développe en effet dans ces écrits la notion de « carnavalesque », comme nœud d’une opposition de classe entre culture populaire et culture officielle. Pour lui, la force même de la culture des masses la rend apte, par le rire et par l’esthétique du grotesque, à subvertir et à renverser l’ordre social et politique. Or, le propos souligne dès l’introduction que « l’essor […] du carnaval dans les milieux militants doit tout à Bakhtine », les discours des organisateurs de carnavals militants renvoyant quasi systématiquement à celui-ci.

L’utilisation militante du carnaval n’apparaît certes pas dépourvue d’efficacité, à partir de ses premières apparitions à Londres sous l’impulsion de la campagne Stop the City en 1983, contre le poids grandissant des milieux économiques et financiers, puis avec le mouvement Reclaim the Streets, guidé par un idéal de partage de l’espace public et, tout particulièrement, par le combat contre la place de la voiture. Formé en 1991, Reclaim the Streets multiplie les manifestations et fêtes de rue (street parties) pendant toute la décennie.

Avec les années, le potentiel protestataire du carnaval apparaît accompli, dès lors qu’y est associée par exemple la figure du sous-commandant Marcos, instigateur du soulèvement néo-zapatiste du Chiapas, au Mexique, depuis 1996. Bien que fausse, comme le souligne Sacha Todorov (p. 69-70), une citation largement diffusée sous son nom revendique ainsi l’identification du processus révolutionnaire au carnaval :

La révolution n’est plus imaginée en fonction des schémas du réalisme socialiste, c’est-à-dire d’hommes et de femmes qui marchent stoïquement derrière un drapeau rouge flottant au vent, vers un avenir radieux. Elle est plutôt devenue une sorte de carnaval [5].

Le carnaval militant s’impose aussi, de façon plus concrète et moins équivoque, par des modes d’action comme l’utilisation de masques (p. 79-80). Tout en protégeant les individus des moyens de vidéosurveillance, en effet, le masque revêtu par des milliers de manifestants agit aussi comme un moyen de reconnaissance, et comme révélateur de la mobilisation : « nos masques ne sont pas là pour cacher notre identité, mais pour la révéler » est-il ainsi imprimé sur le verso même des masques distribués, « ce masque nous rassemble, nous permet d’agir ensemble, […] en mettant nos masques, nous révélons notre unité ».

Le carnaval comme soupape ?

À cette force subversive du carnaval s’oppose cependant une autre vision, une autre interprétation, plus critique, désignée par Sacha Todorov comme « polémique de la soupape ». Dès l’introduction en effet, cette dualité du carnaval est rappelée : la pratique « festive » de la révolte est-elle le support d’une véritable remise en question de l’ordre établi, ou bien ne constitue-t-elle qu’un exutoire autorisé et donc, au fond, une pure mise en scène participant à refonder les cadres politiques et sociaux contre lequel elle est censée s’élever ? « Impossible à trancher dans l’absolu » (p. 25), ce débat structure l’opposition entre deux interprétations du carnaval militant, comme expression « réactionnaire » ou « révolutionnaire », contribuant à l’ordre d’un côté, le contestant de l’autre. C’est que ces deux dimensions coexistent en fait originellement dans l’expression carnavalesque, comme a pu le relever Michel Agier en notant que le carnaval « peut passer, presque insensiblement, d’une fête cathartique à une fête séditieuse » et donc que l’exutoire passager peut, lui aussi, se muer en « révolte politique [6] ».

L’ambiguïté fondamentale du carnaval n’inquiète pourtant pas nécessairement les mouvements militants, qui paraissent anticiper cette critique et compter sur leur propre détermination. Au-delà de cette polémique, l’apparence inoffensive de la forme-carnaval pourrait même être retournée comme un atout, en favorisant la mobilisation sur un mode festif, tout en désamorçant les risques de répression. Pourtant, certaines manifestations carnavalesques semblent bien avoir manqué leur but en voyant leur dimension politique éclipsée, inaudible, certains constatant que la manifestation a « définitivement viré du côté de la fête » (p. 125). C’est ainsi au philosophe slovène Slavoj Žižek qu’est revenu de formuler l’avertissement le plus sévère en réponse aux espoirs soulevés par le mouvement Occupy Wall Street : « les carnavals ne coûtent pas cher. Ce qui compte, c’est le jour d’après, quand il nous faudra revenir à nos vies normales. Est-ce qu’il y aura eu des changements à ce moment-là ? [7] » (p. 156).

Une diffusion mondiale

Ayant identifié le Royaume-Uni comme lieu de naissance des carnavals militants et street parties, Sacha Todorov montre la façon dont ces formes protestataires se diffusent à la fin de la décennie 1990, sous l’effet de mouvements de plus en plus coordonnés à l’échelle mondiale et autour de deux causes centrales : l’altermondialisme et l’environnement. Ainsi est organisée le 16 mai 1998 une véritable « Fête de rue mondiale », sous l’impulsion du groupe Reclaim the Streets, avec des déclinaisons dans une trentaine de métropoles d’Europe, des Amériques et d’Australie. Puis, le 18 juin 1999, a lieu le Carnival Against Capital, organisé encore une fois sur plusieurs continents pour protester contre le sommet du G8 à Cologne.

Dans les deux cas toutefois, Londres demeure un centre et un modèle d’où rayonnent les initiatives. La première manifestation à reprendre clairement le mode carnavalesque hors du Royaume-Uni est donc celle organisée à Seattle, le 30 novembre 1999, à l’occasion du sommet de l’OMC, et restée dans les mémoires pour la violence de sa répression sous le surnom de « bataille de Seattle ». Or derrière cet « acte fondateur de l’altermondialisme » (p. 89) et les images d’affrontements qu’on en retient habituellement, l’inspiration carnavalesque apparaît clairement dans les discours des organisateurs – de même que pour plusieurs autres événements emblématiques du courant altermondialiste au seul des années 2000.

L’importation française du carnaval militant

La France apparaît quant à elle comme un terrain de manifestations carnavalesques d’abord très sporadiques, peut-être en raison d’une préférence notée par l’auteur pour des formes s’inscrivant dans une temporalité plus longue : camps d’action et autres « villages alternatifs » (p. 126-128). C’est en réalité plus tardivement et dans le cadre d’une vague protestataire beaucoup plus originale et autonome, avec l’affirmation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2008, que la référence au carnaval se multiplie en France, essentiellement à partir de 2013 dans les manifestations, à la fois sur place, et dans plusieurs villes de France en soutien à la ZAD (Nantes, Toulouse, Rennes…).

L’organisation de carnavals dans des contextes militants se multiplie ensuite à partir de 2016, contre la « Loi Travail », contre l’état d’urgence, et dans le cadre du mouvement Nuit debout. L’auteur note à cette occasion différentes pratiques, notamment celle, observée à plusieurs reprises, de l’exécution symbolique d’effigies à l’image de responsables politiques ou de représentants du patronat (décapitées, dévorées, brûlées…). Ce geste théâtral, ciblé par plusieurs plaintes et enquêtes judiciaires, est cependant bien inscrit dans la lignée des transgressions propre au moment carnavalesque (p. 148-149).

Source d’inspiration et référence culturelle, le carnaval reste pourtant, en France aussi, un objet de soupçon, notamment pour les Gilets jaunes apparus fin 2018. Parmi eux, en effet, des craintes s’expriment en raison d’une ambiance festive qui serait inadaptée à l’expression de la « colère », certains militants craignant la « ringardise » de manifestations comparées à des « farandoles », au « manège enchanté » ou à la « kermesse » (p. 157-159).

Transformer le capital en carnaval ?

Une nouvelle fois cependant, cette ambiguïté propre au carnaval en fonde aussi l’efficacité militante. Au fond, l’inspiration carnavalesque est celle du renversement, que les mouvements protestataires en se l’appropriant pourraient retourner contre un ordre qui, de plus en plus, s’impose lui-même par le mode de l’exception et des dispositifs d’urgence. Ainsi s’agirait-il de « retourner la dimension péjorative du carnaval (grotesque, vicieux, injuste) contre le capitalisme » et, en cela, « d’inverser le rapport norme/exception ». Derrière le succès du carnaval comme forme militante se trouverait donc la proclamation d’une autre certitude : « c’est la norme actuelle qui est anormale », et par conséquent, « la renverser revient à mettre les choses à l’endroit » (p. 86-87).

En cela le carnaval militant, fidèle à l’inspiration biblique originelle du carnaval, ou encore à l’Éloge de la folie d’Érasme, ne pourrait-il être mieux approprié dans un monde « sens dessus dessous », selon les mots de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano (1940-2015), figure tutélaire de l’anticapitalisme, cité par l’auteur ? Alors ne subsisterait qu’une seule question pertinente, profondément carnavalesque : « Si le monde est comme il est à présent, sens dessus dessous, ne faudrait-il pas le renverser, pour qu’il retombe sur ses pieds [8] ? »

Sacha Todorov, De la City à la ZAD. Une brève histoire des carnavals militants, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études sur le théâtre et les arts de la scène », 2024, 196 p., 24 €.

par Julien Le Mauff, le 22 mai

Pour citer cet article :

Julien Le Mauff, « Faire sa fête au Capital », La Vie des idées , 22 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sacha-Todorov-De-la-City-a-la-ZAD

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Notes

[1Travail placé sous la direction du regretté Christian Biet, et soutenu au Conservatoire national d’art dramatique peu après la mort accidentelle de ce dernier, en 2020 : Sacha Todorov, Le Théâtre, la rue, la ZAD. Usages contemporains du carnaval : performances artistiques et militantes, thèse de doctorat, Université PSL/CNSAD, 2020.

[2Du fait du dispositif original que constitue le doctorat de recherche-création, cette étude, tirée de la seconde partie de la thèse, ne reflète que partiellement un travail dont le centre de gravité reste la scène, avec trois spectacles écrits et créés entre 2016 et 2018 : Le Baby-Sitting, 2016   ; Comment Frank a changé ma vie, 2017  ; Le Mimosa pudique, 2018.

[3Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski [1929], trad. Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, 1970.

[4Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1965], trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970.

[5Catherine Héau-Lambert et Enrique Rajchenberg, «  History and Symbolism in the Zapatista Movement  », dans John Holloway et Eloina Peláez (dir.), Zapatista  !, Londres, Pluto Press, p. 19-38, cit. p. 33 : «  The revolution in general is no longer imagined according to the patterns of socialist realism [curieusement traduit «  schémas socialistes du réalisme  » par S. Todorov], that is, as men and women stoically marching behind a red, waving flag towards a luminous future : rather it has become a sort of carnival.  »

[6Michel Agier, Anthropologie du carnaval. La ville, la fête et l’Afrique à Bahia, Marseille, Parenthèses/IRD, 2000, p. 25.

[7Adresse aux manifestants de Zuccotti Park, le 9 octobre 2011, transcription sur imposemagazine.com. Voir aussi les explications de Slavoj Zizek : «  Occupy First. Demands come later  », The Guardian, 26 octobre 2011.

[8Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers, Paris, Homnisphères, 2004.

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