À quelles conditions l’art, la création, le génie sont-ils justiciables de l’analyse sociologique et économique ? La notion d’incertitude, selon Pierre-Michel Menger, est à même de fonder leur statut en raison. Un travail d’une haute densité théorique, mais qui reste parfois à la marge de son sujet spécifique, estime Nathalie Heinich, faute de donner toute sa place au point de vue des acteurs et, notamment, à la question de la reconnaissance.
Recensé : Pierre-Michel Menger, Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Hautes Études - Gallimard/Seuil, 2009. 667 p., 29 €.
On pourra lire sur la Vie des idées la réponse de l’auteur au compte rendu de Nathalie Heinich.
Pierre-Michel Menger vient de réunir dans ce gros volume de près de sept cents pages les principaux articles qui, de 1989 à 2004, ont jalonné sa carrière de sociologue de l’art. Réactualisés pour certains, présentés dans un ordre non chronologique de façon à mieux affirmer la cohérence de l’ensemble, ces treize textes, assortis d’un double index et d’une bibliographie copieuse, sont précédés d’une introduction et d’une conclusion qui tentent de dégager le fil directeur de ces différents travaux.
L’effort de mise en cohérence tient pour l’essentiel à l’ « incertitude » qu’évoque le sous-titre, et que reprend le titre de l’introduction : « Le principe d’incertitude ». Celui-ci en effet apparaît à l’auteur comme constitutif des activités artistiques, qu’il s’agisse de l’incertitude sur le devenir et les chances de succès de l’activité de création (« Agir en horizon incertain », « Est-il rationnel de travailler pour s’épanouir ? », « Rationalité et incertitude de la vie d’artiste », « Talent et réputation »), que sur l’origine et l’interprétation de l’exceptionnalité en art (« Beethoven et son génie », « La précocité créatrice ») ou encore, à une plus petite échelle, sur le moment auquel une œuvre peut être considérée comme terminée (« Les profils de l’inachèvement »). S’y ajoutent diverses réflexions sur l’épistémologie des sciences sociales (« Durkheim et l’art »), la spécificité socio-économique de professions ciblées (« L’activité des comédiens », « L’artiste, l’employeur et l’assureur »), la politique culturelle (« Paris et la concentration de l’offre artistique », « Art, politisation et action publique »), ou encore la consommation culturelle (« Travail, structure sociale et consommation culturelle », article fort bien vu même s’il s’éloigne du thème annoncé par le titre). Ce fil rouge de l’incertitude permet à la fois de repenser – si ce n’est de résoudre – les problèmes que l’activité artistique pose à l’analyse économique ; de réinterroger, grâce aux spécificités du monde artistique, les problématiques classiques de la rationalité et du déterminisme ; et de jeter une autre lumière sur des thèmes sociologiques aussi différents que la précocité des enfants prodiges, le génie de Beethoven, les problèmes de gestion de carrière des comédiens, le statut des intermittents, ou l’œuvre de Rodin.
C’est dans le premier article, « Agir en horizon incertain », qu’est le plus explicitement posée cette place centrale donnée à l’incertitude, à travers l’analyse épistémologique (brillante, mais d’une spécialisation telle qu’elle risque de décourager les lecteurs non professionnels des sciences sociales) du partage déterminisme/interactionnisme en sociologie et en économie, dont l’auteur démontre qu’il ne passe pas entre ces deux disciplines, mais à l’intérieur de chacune d’elles. Le modèle de concurrence imparfaite en économie, comme l’approche interactionniste en sociologie, sont seuls à même de sauver l’hypothèse de rationalité du comportement des acteurs, pour peu qu’on considère la dimension d’incertitude – incertitude sur le talent, incertitude sur la réussite, incertitude sur les prix – non pas comme une variable marginale, à écarter, mais comme un élément constitutif du monde de l’art : « L’activité créatrice est une conduite rationnelle : cet énoncé n’atteint sa pleine signification que si cette rationalité est spécifiée comme celle d’un comportement en horizon incertain ».
Car en introduisant – et c’est la principale originalité de son travail – les questionnements de l’économiste dans la sociologie de l’art, Menger est amené, inévitablement, à mettre au premier plan la question de la rationalité. C’est sur elle que se déplace l’accent dans « Est-il rationnel de travailler pour s’épanouir ? » et dans « Rationalité et incertitude de la vie d’artiste », où l’auteur propose d’introduire dans la boîte à outils de l’économiste d’autres dimensions que celle de l’utilité immédiate : notamment cette forme particulière de « satisfaction au travail » que sont les bénéfices non monétaires tirés de la création, ainsi que l’espérance de gains exceptionnels qu’autorise l’activité artistique. « Talent et réputation » creuse longuement les possibles explications de ces inégalités de réussite artistique, en exposant avec brio les différentes théories disponibles en sociologie (y compris des sciences) et en économie. L’incertitude y apparaît, là encore, comme une clé tant pour la dimension stratégique de l’effort vers la réussite (car la comparaison et la concurrence, constitutives de l’activité artistique, « ne sont pas séparables de la dimension d’incertitude qui est le pivot des activités créatrices ») que pour la création elle-même : « L’incertitude intrinsèque est une condition nécessaire et redoutée : par elle, le travail peut être inventif, expressif, non routinier, mais par elle aussi, il constitue un défi toujours éprouvant et toujours accommodé, puisque le travail est tâtonnant, orienté vers un achèvement, mais sans terme clairement et confortablement assignable. Les régimes d’invention artistique sont, en ce sens, appariés à des régimes de gestion de l’incertitude ». Bref, la prise en compte de l’incertitude est ce qui permet de sauver l’hypothèse de rationalité des acteurs dans un domaine qui semble la mettre à mal.
L’antinomie entre l’approche essentialiste, qui postule l’auto-détermination d’un créateur autonome, et l’approche déterministe, qui le voudrait entièrement modelé par son contexte social, forme le socle de son analyse du cas Beethoven, traité selon la classique querelle du déterminisme. Pour la résoudre, l’auteur y reprend les outils de l’interactionnisme, faisant l’hypothèse, convaincante, d’un « schéma d’amplification dynamique », qui « suggère comment les carrières de deux artistes originellement proches peuvent diverger radicalement » : « La force intrinsèque du talent individuel et la segmentation du marché du travail créateur que provoque le mécanisme des appariements sélectifs constituent, dans une interaction dynamique, les deux forces dont la composition produit la considérable variance des réputations et conduisent, au bout de la distribution statistique des aptitudes, jusqu’à l’exception déclarée géniale ».
En regard de ces réflexions d’une haute densité théorique, les autres articles sont plus descriptifs et plus directement articulés à l’actualité, riche en occasions de réfléchir sur les particularités des carrières d’artistes (et de comédiens en particulier), de la géographie artistique (de plus en plus parisienne) ou de la politique culturelle avec, notamment, son dédoublement toujours plus prononcé, en France, en deux logiques, l’une – élitiste – tournée vers les professionnels de la création, l’autre – démocratique – tournée vers l’amateurisme et le relativisme des valeurs. C’est dire que ce recueil s’adresse non seulement aux chercheurs en sciences sociales, mais aussi aux professionnels de la culture.
L’ensemble constitue, à n’en pas douter, une somme, dont certains éléments impressionnent par leur érudition (notamment ceux relatifs à l’économie), leur précision (l’analyse du conflit des intermittents est aussi impeccable qu’imparable) et même, parfois, leur originalité (l’incomplétude des œuvres, même si l’article a lui-même un petit parfum d’inachevé). Reste qu’un certain nombre de points aveugles laissent parfois le lecteur sur sa faim. Et il ne s’agit certes pas de la question des œuvres, à laquelle l’auteur esquisse un retour en conclusion (« je voudrais clore ce livre en revenant au résultat du travail créateur, l’œuvre »), par un hommage un peu intempestif à la vieille hiérarchie académique qui persiste à voir dans l’analyse des œuvres le but ultime de la sociologie de l’art.
En important de la discipline économique une problématique telle que celle de la rationalité, le sociologue hérite en même temps de ses impensés, et des problèmes qu’elle pose à l’analyste. L’auteur, certes, est bien conscient de la polysémie de cette notion, qu’il analyse finement ; il semble moins au fait de sa dimension profondément normative, qui fait de l’hypothèse de la rationalité de l’acteur non seulement le pivot d’une axiomatique, mais aussi la visée de la démonstration, portée par un postulat idéologique disqualifiant et excluant de l’analyse cela même qui fait le propre de l’expérience humaine : intuition, interaction, inconscient, ambivalence, contradiction et même… bêtise ! On aurait aimé qu’une interrogation critique sur la pertinence de cette problématique de la « rationalité » précédât son application à l’activité artistique.
De même, on peut se demander s’il était vraiment nécessaire de rouvrir l’interminable querelle du déterminisme (posée sous la forme bien académique « deux thèses peuvent être opposées… », « ou bien… ou bien », « comment échapper à la mâchoire de ces antinomies ? »), alors qu’une vision moins étroitement logiciste permettrait d’associer sans problème l’autonomie du talent individuel et l’hétéronomie des opportunités contextuelles, dégonflant du même coup cette « bulle spéculative », typique d’une philosophie un peu old fashion, qu’est l’incompatibilité supposée entre liberté et déterminations. Derrière cette antinomie logique se dissimule, classiquement, un problème axiologique : celui de la responsabilité individuelle face aux inégalités, en l’occurrence l’inégalité face au talent, dont les artistes fournissent, depuis la Révolution française, l’incarnation idéal-typique, à travers laquelle ne cesse de se reposer le problème de la justice. Mais cette dimension normative demeure ici un point aveugle, dissimulée derrière un problème logique à peu près insoluble parce que posé en termes exclusifs l’un de l’autre. Avant une discussion détaillée des tenants et aboutissants du modèle, on aurait aimé, là encore, que fût interrogée sa pertinence de principe.
Mais la dimension implicitement axiologique d’une problématique est difficile à percevoir lorsque la posture du chercheur est elle-même empreinte de normativité, comme c’est parfois le cas chez Menger, qui semble n’avoir pas pris tout à fait la mesure du tournant a-critique de la sociologie française contemporaine, passée « de la sociologie critique à la sociologie de la critique », selon l’heureuse formule lancée par Luc Boltanski il y a une vingtaine d’années. Soucieux de traquer ces « stéréotypes » du sens commun, cet « enchantement idéologique », ces « illusions nécessaires » que sont, par exemple, « l’argument des avantages non monétaires », la vocation ou l’inspiration, il ne paraît pas admettre que, plutôt que de critiquer les représentations des acteurs en leur opposant des contre-idéologies, dans le droit fil de la sociologie critique, on peut aussi les étudier de façon à mettre en évidence leurs raisons d’être, leurs contraintes et leurs cohérences. Lévi-Strauss, heureusement, n’a pas été arrêté par la dimension « stéréotypée » des mythes indigènes !
Une telle posture toutefois exigerait que la dimension compréhensive de l’analyse sociologique ne soit pas systématiquement sacrifiée à sa dimension explicative, comme c’est le cas ici. C’est ainsi que l’auteur commet, à propos du livre de Norbert Elias sur Mozart, le contre-sens consistant à y voir une tentative d’explication du génie, alors qu’il s’agissait de comprendre pourquoi il fut si difficile au musicien d’en vivre les effets. Car plutôt que de se demander pourquoi un artiste est génial, ne peut-on pas se demander comment une singularité devient perceptible, et acceptable ? Mais cela impliquerait de décentrer l’interrogation vers la problématique de la reconnaissance, qui ne cesse de tarauder les participants au monde de l’art ; or elle est quasi absente de l’ouvrage (le terme même n’apparaît que dans une citation de Jon Elster), sauf sous la forme très réduite de la sanction économique. Il en va de même avec le plaisir de créer – oublié derrière la question de la réussite – ainsi qu’avec ces dimensions fondamentales du rapport au travail artistique que sont l’inspiration et la vocation ; la sociologie a pourtant montré qu’elle peut en faire des objets d’investigation sans pour autant s’y brûler les doigts.
Aussi cette approche strictement hypothético-déductive désoriente-t-elle par sa propension à aligner théories sur théories tout en laissant dans l’ombre les caractéristiques les plus spécifiques du monde de l’art. Parmi celles-ci, la question de la singularité – non pas au sens faible de spécificité, mais au sens fort d’originalité, unicité, incommensurabilité – aurait peut-être permis à l’auteur de donner plus d’ampleur à son modèle de l’incertitude, dans la mesure où celle-ci n’en est, à l’évidence, que l’une des conséquences : dès lors que l’originalité, l’innovation, l’irréductibilité aux canons, sont devenus les réquisits de principe de la qualité artistique, comme c’est le cas depuis un siècle et demi environ, l’incertitude du créateur sur son propre talent comme sur ses chances d’être reconnu devient constitutive de son statut, ce qui n’était pas le cas du temps où l’activité artistique s’exerçait dans le régime du métier ou dans celui de la profession. La prise en compte de cette problématique de la singularité aurait aussi permis à Menger de compléter son analyse en y introduisant la construction de l’insubstituabilité, par laquelle les mondes artistiques – tant pour les créateurs que pour les interprètes – offrent aux sciences sociales un terrain d’investigation particulièrement riche. Mais l’auteur, pourtant excellent lecteur, semble ignorer les travaux qui se sont développés en ce sens ces dernières années en France, du côté des économistes aussi bien que des sociologues : je pense aux travaux des économistes américains Brennan and Pettit sur l’économie de l’estime, de l’économiste français Karpik sur l’économie des singularités, du sociologue de la musique français Hennion sur le goût, du musicologue français Buch sur Beethoven et sur Schoenberg, et aussi, s’il m’est ici permis de les mentionner, à mes propres travaux sur la singularité en art. Il est dommage qu’en se privant ainsi des avancées de ses plus proches collègues, il ne donne pas à sa réflexion les moyens de s’actualiser par la discussion.
Celle-ci n’en demeure pas moins, en dépit de ces quelques réserves, d’un incontestable sérieux, incitant à reprendre et à continuer le débat sur la question de l’art dans laquelle la sociologie française, à la suite des travaux de Pierre Bourdieu et de Raymonde Moulin, s’est particulièrement illustrée depuis une quarantaine d’années.
Nathalie Heinich, « Raison et incertitude. Qu’est-ce que la sociologie de l’art, I »,
La Vie des idées
, 1er juillet 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Raison-et-incertitude
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