Recensé : Marlène Benquet, Les damnés de la caisse. Grève dans un hypermarché, Paris, Éditions du croquant, 2011, 238 p., 20€.
Le 1er février 2008, nous assistons pour la première fois dans le secteur de la grande distribution à une journée de grève interenseigne et intersyndicale. Si le mouvement connait un franc succès, il n’est pas reconduit nationalement le lendemain, à l’exception de l’hypermarché Hypermag Grand Large, situé dans les quartiers nord de Marseille. Les employés de caisse, à l’origine du mouvement dans ce magasin, vont en effet y prolonger la grève pendant 16 jours. A l’issue du mouvement, dont la CFDT a marqué le terme, aucune des revendications des salariés n’est satisfaite. C’est à la compréhension de ce mouvement de contestation improbable que nous convie Marlène Benquet dans cet ouvrage.
En effet, la grande distribution fait partie de ces secteurs au sein desquels les mobilisations collectives se font rares. En ce sens, l’étude de cette grève portée par les caissières – population emblématique se situant « au carrefour du triple mouvement de féminisation, de tertiarisation et de précarisation » – constitue indéniablement une contribution à la compréhension du renouveau de la contestation professionnelle observé depuis les années 2000 ainsi qu’à celle de la mobilisation de populations jusque là peu impliquées dans les mouvements sociaux. Il s’agit pour l’auteure de mettre au jour les raisons et les justifications avancées par les salariés de cet hypermarché pour expliquer leur engagement dans une action collective à ce moment là.
De l’émergence d’un discours d’injustice à la mobilisation collective
Tâchant de retracer la genèse du sentiment d’injustice ayant finalement abouti à cette grève, l’auteure porte en premier lieu son attention aux conditions de travail et d’emploi des caissières. Dans le premier chapitre, elle expose ainsi « différentes façons d’être caissière » et de vivre la précarité économique, organisationnelle et projectionnelle auxquelles cette population est exposée. Marlène Benquet distingue trois générations de caissières correspondant à des perceptions différentes de cette précarité professionnelle, ces dernières étant le produit de trajectoires socioprofessionnelles hétérogènes liées à l’âge et à l’ancrage géographique. En dépit de ces dissemblances, les caissières partagent néanmoins une même dévalorisation d’un emploi qu’elles ont trouvé « faute de mieux » et qui ne leur confère aucune identité professionnelle commune. En outre, l’organisation du travail est extrêmement contraignante et se caractérise par une relation de dépendance vis-à-vis de l’encadrement au travers d’un système d’arrangements réciproques. Dans ce cadre, l’opposition à l’encadrement se révèle presque impossible. Tous ces éléments cumulés semblent peu propices à une mobilisation collective.
Et pourtant, le 1er février 2008, les salariés de l’Hyper Grand Large vont être nombreux à cesser le travail pour la première journée de mobilisation intersyndicale et interenseigne de l’histoire de la grande distribution. Le lendemain, alors qu’au niveau national le travail reprend, un noyau de caissières vote la prolongation du mouvement. C’est l’émergence d’un discours d’injustice dénonçant leurs conditions de travail et d’emploi qui est considéré par l’auteure comme à l’origine de ce mouvement de contestation. Son apparition serait liée à l’histoire du magasin et du groupe. Au moment de l’ouverture de l’Hypermarché Grand Large en 1996, les salariés recrutés se sont fortement investis, ce qui a eu pour effet de créer des liens forts de solidarité entre salariés ainsi qu’avec l’encadrement, mais également de nourrir des espoirs de promotion. Ces derniers seront déçus trois ans plus tard au moment du rachat du magasin par le groupe Hypermag, la nouvelle direction n’ayant pas connaissance des efforts passés, ce qui sera vécu par les salariés comme un déni de reconnaissance. C’est l’occasion pour les caissières de réaliser la précarité de leur situation ; elles prennent ainsi conscience du fait qu’elles occupent un emploi sans perspectives et constatent dans le même temps une baisse de leurs rémunérations. La précarité projectionnelle se cumule ainsi avec une précarité économique. À cela s’ajoute une dégradation des relations professionnelles. Alors que l’ancien directeur était particulièrement apprécié des salariés, les rapports se révèlent très tendus avec la nouvelle direction. C’est ainsi en référence à la situation professionnelle passée, conçue comme un idéal au travail, que se construit un discours d’injustice ayant trait aux conditions de travail actuelles. Il est porté par les anciennes et la génération intermédiaire, dont l’appartenance géographique aux quartiers nord de Marseille va en outre favoriser l’existence d’une identité commune extraprofessionnelle participant de la constitution d’un collectif. Ce discours de l’injustice va enfin trouver un écho chez les jeunes caissières qui ont le sentiment d’appartenir à une population de travailleurs pauvres. Il fallait donc que se produise une jonction des différentes générations pour que le mouvement puisse advenir.
Deux régimes d’engagements distincts vont cependant coexister. Les anciennes et les caissières de la génération intermédiaire constituent le noyau dur des caissières mobilisées autour d’un jugement collectif d’injustice. En revanche, les plus jeunes ne semblent pas avoir de raisons objectives de se mobiliser. Peu disposées aux mobilisations collectives, cet emploi est en effet le plus satisfaisant qu’elles aient jamais occupé dans leur trajectoire professionnelle précaire. Ainsi leur enrôlement dans l’action collective est-il moins à interpréter comme un ralliement au jugement d’injustice qu’à une crainte d’une marginalisation du groupe de socialisation professionnelle qui se constitue à l’occasion de ce mouvement. In fine, toutes les caissières se mettent en grève et une occupation de l’hypermarché s’organise, encadrée durant la première semaine par les syndicats, non sans mal.
De la coopération à la scission des grévistes et des syndicalistes
Une division sexuée du travail s’instaure entre grévistes et syndicalistes, les premières (essentiellement des femmes), prenant en charge la gestion technique de la grève, tandis que les seconds (des hommes) s’occupent des activités stratégiques en direction des acteurs extérieurs à la grève (direction, médias, directions syndicales). Bien que les fédérations syndicales CFDT et FO ne soient pas favorables à cette grève, elles n’ont pas d’autres choix, sous la pression des salariés, que d’accompagner le mouvement. Le délégué syndical CFDT, occupant une position majoritaire, est dans une situation particulièrement complexe, tiraillé entre les salariés mobilisés pour durcir le conflit et la direction syndicale qui souhaite que celui-ci prenne fin rapidement. C’est cette faiblesse du soutien des organisations syndicales qui semble expliquer que les employeurs n’ont pas cherché à trouver une issue au conflit rapidement et, au lieu de négocier, ont opté pour une stratégie offensive. Durant la seconde semaine du conflit, durant laquelle les caissières sont confrontées à une forte répression judiciaire et policière, on assiste ainsi au retrait progressif des organisations syndicales. Les relations entre caissières et syndicats deviennent plus conflictuelles, remettant en cause la division du travail précédemment établie. Par ailleurs, des scissions émergent parmi les caissières, certaines se désolidarisant du mouvement. Après deux semaines de grève et une journée de négociations, la CFDT et la direction signent un protocole de fin de grève, dans la continuité des relations de négociations entretenues entre organisations syndicales et employeurs dans le secteur de la grande distribution. Aucune des revendications des caissières ne sera satisfaite.
L’enquête de Marlène Benquet ne s’arrête pas avec la reprise du travail des caissières. Elle retournera rencontrer les protagonistes de ce mouvement quelques semaines plus tard. Il apparait ainsi que les caissières considèrent les organisations syndicales comme responsables de l’échec de la grève et entretiennent de ce fait un fort ressentiment à l’égard de la CFDT. Et pourtant, l’issue du mouvement se traduit par un regain syndical puisqu’un cinquième d’entre elles se syndiquent à FO et à la CGT. Par ailleurs, en dépit de cet échec, la grève a eu pour effet de renforcer le collectif de travail. Elle a ainsi permis la transmission intergénérationnelle d’une certaine culture ouvrière aux jeunes caissières, ainsi que démontré la possibilité et l’efficacité de l’organisation collective. À l’inverse, les anciennes et la génération intermédiaire ont été influencées par les jeunes caissières. Elles tendent dorénavant à adopter un mode de résistance plus individualiste qui prend la forme d’un désinvestissement du travail et la mise en œuvre de techniques de freinage dont l’objectif est d’aller à l’encontre des attentes de l’encadrement.
Le jugement d’injustice comme ressort de la mobilisation
« Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi à ce moment là plutôt qu’un autre ? » Telles sont les questions auxquelles tâche de répondre Marlène Benquet lorsqu’elle analyse cette grève improbable. Pour cela, elle insiste sur l’intérêt de la méthode ethnographique qui permet de revenir à la genèse du sentiment d’injustice collectivement partagé qu’elle considère comme le ressort de la mobilisation. Ce jugement d’injustice signalerait « une modification de la perception subjective par les salariés de leur situation professionnelle » (p. 224) qui, de supportable, deviendrait dès lors insupportable. Ce modèle d’analyse n’est pas sans soulever quelques questions. En effet, le jugement d’injustice n’apparait pas comme le seul ressort de la mobilisation comme elle le montre elle-même. Un certain nombre de caissières, notamment les plus jeunes, ne se rallient à la contestation que pour éviter la marginalisation, et non du fait d’un sentiment d’injustice collectivement partagé. Par ailleurs, rien ne dit que le soubassement de ce dernier soit commun à l’ensemble des salariés, des raisons diverses pouvant expliquer son émergence. Enfin, si le jugement d’injustice peut constituer un des ressorts de la mobilisation, il n’explique qu’en partie le fait qu’une grève soit fortement suivie et, surtout, soit reconduite de la sorte. En effet, dans d’autres magasins et d’autres entreprises, les salariés peuvent partager un tel sentiment sans qu’il donne lieu à leur mobilisation. Par conséquent, le modèle proposé par l’auteure ne répond qu’en partie aux questions posées.
Cependant, en dépit de ces quelques réserves et questionnements, l’ouvrage de Marlène Benquet constitue indéniablement une contribution importante à la sociologie des mouvements sociaux, participant de la compréhension des mobilisations de populations traditionnellement éloignées de l’action collective. L’accent mis sur les effets des appartenances hors travail nous parait à cet égard particulièrement pertinent et mérite que l’on s’y attarde dans les recherches ultérieures. De même, les sociologues intéressés par le secteur de la grande distribution y trouveront des descriptions fines des conditions de travail et d’emploi des salariés du secteur ainsi que des relations professionnelles qui le caractérisent. Il faut en effet souligner la richesse des matériaux mobilisés et l’intérêt indéniable de l’approche ethnographique qui permet de suivre le déroulement de cette grève improbable, de sa genèse à son issue.