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Essai Société

Dossier : Le pouvoir aux habitants ?

Police et pauvreté urbaine
Alternatives canadiennes


par Anaïk Purenne , le 14 mai 2013


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L’aggravation de la pauvreté urbaine en Amérique du Nord tend à être appréhendée moins comme une question sociale que comme une question de sécurité. Au Canada, des mobilisations sociales dénoncent cependant avec force les effets délétères de ce traitement pénal de la misère et promeuvent des réponses alternatives face à l’exclusion. Le détour par le Canada permet de les illustrer.

À son arrivée place Beauvau, Manuel Valls s’est fixé comme priorité de restaurer la confiance à l’égard de forces de l’ordre accusées de discrimination à l’égard des jeunes de banlieue après la « frénésie sécuritaire » de la droite. Dans cette perspective, le nouveau directeur général de la Police nationale confie une mission d’audit à des observateurs étrangers, mission dont les résultats ont fait à ce jour une diffusion des plus restreintes au sein des services centraux du ministère de l’Intérieur. Fin 2012, quatre hauts gradés de polices nord-américaines (trois américains et un canadien) se rendent ainsi en Essonne et dans les Yvelines pour rencontrer des élus locaux, des policiers, des travailleurs sociaux, des commerçants, des jeunes et des enseignants. Frappés par la coupure entre la police et les habitants, notamment les plus jeunes dans les quartiers défavorisés, ils enjoignent à leurs homologues français de remettre en question l’approche répressive, tandis que les enjeux de reconnaissance de ces populations et de sensibilisation à leurs besoins spécifiques sont largement mis en avant à travers l’idée récurrente de « compassionate policing [1] ».

Face à l’exclusion et à la pauvreté urbaine, que peut faire la police ? Le Canada, dont est originaire l’un des auteurs du rapport, constitue à cet égard un terrain d’observation intéressant. Ce pays n’est pas épargné par la montée de logiques punitives qui, comme aux États-Unis, touchent singulièrement les populations les plus défavorisées. Ces évolutions conduisent, sinon à l’explosion de la population carcérale que l’on constate un peu partout ailleurs (sur le cas des Etats-Unis, voir Wacquant, 1999 [2]), du moins à faire endosser à la prison « le rôle des hôpitaux généraux et des dépôts de mendicité dans la gestion quotidienne des pauvres, des vagabonds, des prostituées, des groupes marginalisés et de certains malades mentaux » (Landreville, 2007 : 39). Mais ces logiques pénales font l’objet de résistances de la part de certains groupes professionnels au sein du système pénal (O’Malley, 2006). Surtout, la tradition de l’activisme radical (sur l’idéologie de ce courant, voir Balazard, 2012, p. 53s) demeure bien ancrée au Canada et est reprise par des mouvements sociaux qui dénoncent avec force la criminalisation de la misère et le rôle de la police dans la production des inégalités.

La montée de ces critiques invite à s’interroger sur la portée de ces discours sur les institutions policières, incitées à prendre en compte ces exigences de justice et d’inclusion sociale. Loin d’être un univers autarcique, la police se trouve en effet enserrée dans des rapports de force et des jeux de négociation complexes avec de multiples acteurs et groupes extérieurs (sur la porosité de la police à ces demandes, voir par exemple Huey, 2007). Comme d’autres institutions, elle est de la sorte soumise à des pressions diverses qui peuvent déboucher sur des dynamiques ambiguës (Bonny, Demailly, 2012).

Une recherche en cours à Vancouver et Montréal [3] montre que plus les acteurs mobilisés parviennent à construire des réseaux d’alliances leur permettant de disposer d’un répertoire d’action étendu et en particulier de ressources d’expertise, plus les exigences d’une approche différente des populations défavorisées font durablement pression sur la police. Ces critiques sociales qui se conjuguent avec la massification de problèmes de pauvreté qui colonisent l’institution (au point que moins du quart des appels 911 concernent aujourd’hui des faits de nature délictuelle et criminelle) poussent les policiers à s’interroger sur leur rôle dans l’aggravation des inégalités sociales. Si les critiques externes ne constituent pas la seule source de la réflexivité institutionnelle, on s’attache ici à montrer en quoi ces mises en question contribuent cependant à créer les conditions propices à l’exploration par la police de voies alternatives à un traitement pénal de la misère, reposant sur des logiques d’empowerment et d’activation des individus vulnérables, encore peu documentées par les travaux sur la police (sur les ambiguïtés et la plasticité de ces deux logiques dans d’autres champs d’intervention, voir Bacqué, Biewener, 2013 ; Duvoux, Astier, 2006).

Des mobilisations sociales en quête de transformation sociale

La police est régulièrement la cible de critiques qui se cristallisent autour de la stigmatisation de groupes dont la condition (le fait de vivre à la rue, de se prostituer, d’être noir, etc.) les (sur)expose à un traitement répressif. Ces critiques attestent de la prégnance d’exigences d’inclusion sociale et de reconnaissance largement partagées dans nos sociétés (Honneth, 2000). Ces dernières années, ces questions ont acquis une forte visibilité, témoignant de la capacité de ces acteurs et de leurs porte-parole à faire entendre leur voix en dépit de leur manque de ressources (Chabanet, Dufour, Royall, 2011).

Comme le montre l’exemple emblématique de Montréal, cette entreprise bénéficie de l’ouverture de médias qui portent un intérêt aux relations police/exclus. Alors que dans d’autres villes comme Vancouver, les mobilisations locales s’appuient sur un répertoire couramment utilisé par les mouvements de « sans », celui du recours au droit et à l’illégalisme (Mouchard, 2002), la création d’un rapport de force passe à Montréal par la diffusion médiatique de savoirs à la fois profanes et scientifiques qui visent à « produire un discours commun » autour des situations et des injustices que vivent les personnes marginalisées (Bellot, Saint-Jacques, 2011, p. 34). Ces discours se centrent d’abord sur la dénonciation de politiques policières qui contribuent à la criminalisation de ces groupes, avant de s’étendre à la revendication d’un ensemble de droits fondamentaux (sur des processus comparables en France, voir Péchu, 1996).

Une première phase de la mobilisation correspond au déploiement, par les militants professionnels et les chercheurs impliqués aux côtés des exclus, de campagnes d’envergure destinées à sensibiliser l’opinion publique. Ces campagnes d’opinion s’appuient sur la production régulière de chiffres, de rapports, de recherches sociologiques, mais aussi de témoignages permettant d’établir que les pratiques discriminatoires dont sont l’objet les groupes défavorisés résultent moins de l’addition de pratiques isolées que d’un phénomène systémique découlant de l’orientation des politiques de lutte contre la délinquance et les incivilités. S’agissant des personnes itinérantes, les recherches dirigées par la sociologue Céline Bellot documentent par exemple comment, au nom de l’amélioration du sentiment de sécurité, les personnes sans-abri se retrouvent de fil en aiguille surreprésentées dans les prisons, sous l’effet conjugué de l’application policière rigoureuse de certains règlements municipaux relatifs à l’occupation de l’espace public (par exemple : flâner ivre, s’allonger sur un banc, etc.) et de dispositions prévoyant l’incarcération des personnes dans l’incapacité d’acquitter leurs amendes (Bellot et al., 2005 [4]).

Parallèlement à cette dénonciation solidement étayée du profilage des groupes défavorisés, une deuxième phase de la mobilisation correspond à la promotion d’autres approches face à l’exclusion. À mesure que le problème du profilage s’inscrit sur l’agenda politique, les différents acteurs se trouvent en effet invités à participer à des consultations comme celle de la Commission parlementaire sur l’itinérance. Ils vont alors s’attacher à mettre l’accent sur la reconnaissance d’un ensemble de droits fondamentaux (droit à la citoyenneté, au logement, à un revenu décent, etc.) qui doivent « favoriser la mobilité sociale des groupes les plus vulnérables » et, au delà, leur redonner une capacité d’influence face à l’État. Concrètement, l’accent est mis sur la nécessité d’« interventions toujours plus pointues, à long terme, qui placent la personne au centre de sa démarche ». Ainsi, plus les personnes sont menacées d’exclusion, plus elles doivent pouvoir bénéficier de programmes d’accompagnement personnalisé qui se distinguent des logiques d’assistance classiques par l’accent mis sur la « capacité [des personnes] à agir sur leurs propres conditions de vie ».

Alors que la mise en cause du profilage social et celle du profilage racial se trouvaient au départ portées par des mouvements distincts de défense des personnes itinérantes d’un côté et de défense des minorités visibles de l’autre, une montée en généralité des mobilisations s’est enfin progressivement opérée à travers le développement d’échanges entre les acteurs. Cette critique, qui a coïncidé avec le départ du chef de la police, a pesé d’un poids décisif dans le processus de sélection du nouveau directeur, chargé d’apaiser ces tensions et d’améliorer les relations entre la police et la population.

Des institutions qui s’interrogent sur leur approche des problèmes sociaux

C’est dans ce climat de défiance, également observable dans d’autres villes du pays, que les dirigeants policiers ont reconsidéré les moyens de traiter des problèmes de pauvreté à l’origine de désordres alimentant le sentiment d’insécurité. A partir du milieu des années 2000, des groupes de travail réunissant des représentants de différentes institutions (police, justice, etc.) sont ainsi constitués à différents niveaux, à l’image du Street Crime Working Group mis en place en 2004 par l’Attorney General de Colombie-Britannique ou des cercles d’expertise animés par l’Association Canadienne des Chefs de Police. Deux constats convergents ressortent de ces réflexions : d’une part, celui d’une aggravation des problèmes sociaux qui conduit les policiers à s’occuper davantage de santé mentale ou de suicides que de crimes ; d’autre part, des modes d’intervention désignés comme contreproductifs.

L’accent est mis tout d’abord sur le caractère alarmant de la situation sociale et sur la dégradation des conditions de vie dans des quartiers pauvres désormais placés sous le signe de l’exclusion. Beaucoup reconnaissent que le manque de ressources (emploi, santé, aide sociale, etc.) laisse aux marges de la société un nombre croissant de personnes et que la police « est bien souvent l’alternative de dernier recours pour répondre à une problématique plus large qui touche toutes sortes d’enjeux comme le logement, la pauvreté, le chômage ou le décrochage scolaire ». Des sources officielles sont également mobilisées pour souligner que les personnes atteintes de troubles mentaux représentent près de la moitié de la population carcérale au Canada.

En écho aux constats qui émergent dans les pays européens au cours des années 1990, les institutions pénales voient dans ces phénomènes d’exclusion qui s’accompagnent souvent de multiples formes d’exploitation des personnes démunies par les dealers et les proxénètes l’une des causes profondes de la délinquance de voie publique. Chaque année, la puissante Association Canadienne des Chefs de Police confie ainsi à des cadres dirigeants issus de tout le pays des missions de réflexion autour des « pratiques efficaces pour réduire l’alcoolisme et la toxicomanie » ou de questions comme « la pauvreté et l’itinérance ».

Les approches traditionnelles des institutions sont en effet perçues comme inadaptées et même contreproductives pour lutter contre ces phénomènes d’exclusion sociale. Ainsi à Vancouver, la police reconnaît publiquement que les politiques conduites dans le Downtown Eastside ont joué un rôle essentiel dans la production sinon dans l’aggravation des problèmes de ce quartier désigné comme le plus pauvre du pays. En dépit d’efforts de formation et de sensibilisation, les policiers soumis à la pression de l’urgence cèdent souvent à la tentation de judiciariser les personnes fragilisées par des troubles mentaux, même si cette réponse judiciaire résulte moins d’une stratégie délibérée que d’un choix par défaut. De même à Montréal, les stratégies agressives des unités antigang dans les quartiers défavorisés ont été explicitement mises en cause par le chef de la police comme un facteur contribuant à l’augmentation de tensions avec les jeunes. L’Association Canadienne des Chefs de Police se montre également sensible au « risque [pour la police] d’être considérée comme l’extension d’un État répressif, ce qui pourrait augmenter la perception de marginalisation chez les citoyens et serait susceptible de donner lieu à un renforcement de motivations contre l’État chez les jeunes ».

C’est dans ce contexte marqué par des mises en accusation répétées et par une réflexivité institutionnelle accrue que s’impose progressivement l’idée que les institutions doivent non seulement s’attacher à limiter les effets discriminatoires de certaines politiques [5], mais inventer de nouveaux modes d’action permettant de répondre aux besoins des personnes en situation d’exclusion. Comment cette volonté se traduit-elle dans des institutions par ailleurs soumises à des impératifs gestionnaires qui les poussent à gérer les problèmes sur le mode de l’urgence ?

Entre logiques d’empowerment et visées d’activation

Plutôt qu’à travers des réformes de grande envergure, les dynamiques d’élargissement du mandat policier s’opèrent par petites touches à travers un large éventail de dispositifs reposant sur la mobilisation conjointe de la société civile ou d’autres institutions aux prises avec les populations démunies. Ces dispositifs renvoient à des finalités variées, dont on peut ici distinguer trois formes idéal-typiques.

Certains programmes correspondent d’abord à une volonté d’empowerment qui englobe elle-même des logiques variées. Ce type d’initiatives se déploie généralement sur une base territoriale et cible des populations perçues en termes de vulnérabilité (personnes prostituées, malades mentaux, toxicomanes, etc.) afin de les aider à prendre conscience de leurs droits et à « négocier avec le système » en les soutenant par exemple dans leurs démarches juridiques. Ces missions peuvent être assurées par des policiers spécialisés comme les sex industry liaison officers, les homeless outreach coordinators, les school liaison officers, ou par des associations travaillant en relation avec la police. Proposées sur une base volontaire, ces actions valorisent l’écoute et éventuellement l’orientation, sans visée de normalisation des personnes. Au delà de cet empowerment juridique se développent également des initiatives associant des policiers et des associations locales dans le but de renforcer l’estime de soi et le potentiel des jeunes à travers des activités sportives dans les quartiers sensibles par exemple.

D’autres programmes renvoient davantage à des logiques d’activation comparables à celles observées dans différents secteurs de l’intervention sociale (Duvoux, Astier, 2006). Il s’agit ici d’aller vers les personnes fragiles sujettes à des interventions policières à répétition (itinérants, malades mentaux) et, à travers un travail sur la relation qui peut s’étaler sur plusieurs années, de les accompagner dans une trajectoire personnalisée d’insertion en les orientant vers des programmes thérapeutiques, d’hébergement, etc. Selon la manière dont on l’envisage, la présence de policiers dégagés de la réponse aux appels d’urgence dans des équipes mixtes composées de travailleurs sociaux et d’intervenants de la santé peut être vue comme une façon d’adapter les modes d’intervention aux besoins des individus ou comme un resserrement de l’emprise institutionnelle autour de ces personnes. Policiers, travailleurs sociaux, infirmiers etc., identifient en effet de concert des personnes particulièrement vulnérables dont la situation est documentée de manière approfondie grâce à la mise en commun d’informations sur leur parcours judiciaire, médical etc., ce qui donne lieu à des interventions de long terme visant à « redonner du pouvoir aux personnes, en travaillant dans le sens de leurs demandes » (Rose et al., 2012, p. 77). L’une des tâches des policiers dans ce cadre peut consister à relayer ces besoins spécifiques auprès des autres patrouilleurs ou des juges en vue d’éviter une judiciarisation perçue comme inefficace pour des personnes présentant par exemple des troubles mentaux.

Enfin, un dernier type de dispositif s’apparente à ces logiques d’activation par le souci d’amener les personnes à se mobiliser à travers un accompagnement personnalisé, mais s’en distingue par sa dimension fortement coercitive. On parlera plutôt dans ce cas de dispositifs de normalisation dans lesquels les populations visées, familières de la prison (membres de gangs, multirécidivistes), sont soumises à une pression particulièrement intense. La surveillance quotidienne de leurs faits et gestes vise à s’assurer que, en échange des programmes d’aide proposés (logement, travail, etc.), la personne respecte sa « part du marché ». C’est ce qu’illustre par exemple un programme mis en place par la police de Vancouver en direction des voleurs multirécidivistes, ciblant un groupe permanent d’environ quatre cents personnes. Des entretiens approfondis sont conduits par les policiers pour cerner leurs besoins spécifiques et servent de base à l’élaboration de plans d’action personnalisés. Les délinquants bénéficiant de ces programmes font alors l’objet d’un suivi étroit par les policiers et, en cas de récidive, des peines de prison plus lourdes peuvent être réclamées, un contrat que les intervenants résument par la formule : « on va vous aider plus que vous ne l’avez jamais été, mais on vous remettra en prison plus vite que vous ne l’avez jamais été ».

Pour ambivalentes qu’elles soient, ces dynamiques locales d’expérimentation n’en témoignent pas moins de visées institutionnelles moins univoques qu’il n’y paraît. Cette tendance récente renvoie toutefois moins à l’abandon du mandat traditionnel de lutte contre la délinquance, qu’à des dynamiques de complexification des formes de domination (Boltanski, 2009). En effet, si ces formes d’intervention sont aujourd’hui soutenues par le gouvernement fédéral conservateur, ce dernier demeure parallèlement convaincu par le modèle punitif américain et promeut l’allongement des peines contre certaines formes de criminalité.

Le développement de réponses alternatives à un traitement pénal de la question sociale observable au Canada demanderait à être réinscrit dans une perspective historique. Sans pouvoir ici approfondir, on peut souligner que ces expériences se situent à la croisée de deux dynamiques qui colorent spécifiquement l’histoire des institutions publiques dans ce pays et dans certaines provinces en particulier. La première dynamique est celle d’une « coopération conflictuelle continue » (White, 2001, p. 34) entre les institutions et les mouvements sociaux. S’agissant du Québec, les travaux de Deena White montrent bien à quel point les évolutions de l’Etat social et de ses modes d’intervention sont marquées par l’influence de mouvements s’inspirant du modèle de l’activisme communautaire forgé par Saul Alinski (voir aussi Ulysse, Lesemann, 2004). L’ouverture à ces mouvements sociaux a en particulier contribué à l’essor d’un modèle d’action publique fondé sur l’idée que les institutions doivent s’adapter à leurs publics et à leurs besoins spécifiques, et non l’inverse, à travers des dispositifs d’accompagnement et des pratiques professionnelles visant à « promouvoir activement l’accès des citoyens à [d]es droits et à [d]es services » (Baillergeau, 2008, p. 13). La seconde dynamique dans laquelle s’inscrivent les tendances décrites renvoie aux transformations parallèles d’institutions policières poussées, sous la pression des demandes sociales, à adopter un modèle de police dite communautaire (Brodeur, 2003). Cette conception du travail policier conduit à un certain renouvellement des modes d’intervention, qui valorisent davantage les approches préventives, l’ouverture aux préoccupations de la population, ainsi que des partenariats avec les institutions socio-éducatives (sur le Québec, voir notamment Dupont, Pérez, 2011, 75s ; Purenne, Wuilleumier, 2012).

S’il convient de garder à l’esprit ces caractéristiques propres à l’histoire des institutions de ce pays, le détour par le Canada met cependant l’accent sur une conception de l’action publique sensible à des exigences de justice, voire de transformation sociale qui mérite d’être réintroduite dans le débat public en France. Celui-ci apparaît de plus en plus confiné à la seule question de la discrimination et de la proximité, au détriment d’une réflexion sur les voies possibles de dépassement de la vocation prioritairement répressive de la police qui s’est affirmée au cours des dernières décennies (Mouhanna, 2011). L’exemple canadien montre que ce dépassement passe moins par le déploiement dans les quartiers de policiers chargés de développer des relations plus harmonieuses avec les habitants, focale principale de la réforme de police de proximité portée par le gouvernement Jospin à la fin des années 1990 (Roché, 2005), que par le fait d’amener les institutions à rechercher des solutions aux problèmes que subissent les populations et en particulier les franges les plus vulnérables. La figure souvent invoquée pour illustrer l’idée que la délinquance se nourrit des « troubles dans la socialisation » est celle des jeunes en décrochage scolaire qui se trouvent particulièrement exposés à l’exploitation par des réseaux organisés comme les gangs de rue. Cette conception élargie du mandat policier rejoint une interrogation soulevée de manière plus générale par Robert Castel à propos des politiques publiques dans les banlieues françaises : au delà de la lutte contre les discriminations qui constitue indéniablement un enjeu essentiel dans un pays démocratique (voir par exemple Jobard, Lévy, 2010), « est-il possible de ménager une autre place dans la société à ces groupes sur lesquels porte aujourd’hui le discrédit de la discrimination ? » (Castel, 2007, p. 105).

par Anaïk Purenne, le 14 mai 2013

Aller plus loin

Bacqué, Marie-Hélène, Biewener, Carole (2013), L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, La Découverte.

Baillergeau, Evelyne (2008), « Intention formative, éducation populaire et intervention sociale au Québec », Savoirs, 3, p. 9-35.

Balazard, Hélène, (2012), Quand la société civile s’organise : l’expérience démocratique de London Citizens, thèse de science politique, IEP de Lyon.

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Pour citer cet article :

Anaïk Purenne, « Police et pauvreté urbaine . Alternatives canadiennes », La Vie des idées , 14 mai 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Police-et-pauvrete-urbaine

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Matt J. Wollman, Observation Mission : the French National Police ; its Organization, Composition and Interaction with the Citizenry of France, Executive Report, December, 21 2012.

[2Loïc Wacquant défend l’idée que non seulement l’État social s’étiole, mais encore les institutions policières resserrent leur emprise sur les groupes et les quartiers paupérisés à travers des stratégies agressives dont les laissés pour compte de la croissance sont les premières victimes, à la fois directes (gonflement de la population carcérale) et indirectes (désorganisation des quartiers et des familles).

[3Je remercie Eric Charmes, Bilel Benbouzid et Nicolas Duvoux pour leurs commentaires sur une première version de ce texte. Il s’appuie sur une enquête réalisée dans le cadre d’une HDR en cours et d’un financement de la Région Rhône-Alpes. Cinq campagnes d’entretiens de deux semaines chacune ont été effectuées entre avril 2011 et décembre 2012. Environ cent cinquante personnes ont été interrogées et les entretiens ont été complétés par la collecte de sources écrites variées.

[4Voir également ici.

[5Cette dimension fait dans certaines villes l’objet de programmes d’action spécifiques comme le « plan stratégique en matière de profilage racial et social » de la police de Montréal.

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