Le néolibéralisme a profondément altéré la manière dont les grandes villes et les territoires se fabriquent et se vivent depuis cinquante ans. Le passage d’une société fordiste et keynésienne à un monde sous l’influence de Milton Friedman et des monétaristes n’a pas été sans effet sur le cadre de vie. C’est au décryptage de ce nouveau système que s’est attelé Gilles Pinson dans son ouvrage, s’intéressant plus aux cadres économiques théoriques de production qu’à la forme architecturale.
Grands ensembles et territoires monofonctionnels
L’ouvrage revient d’abord sur les différences entre libéralisme, ordo-libéralisme et néolibéralisme. Alors qu’Adam Smith et les premiers libéraux voyaient dans les monopoles publics et privés la plus grande menace pour l’épanouissement des activités économiques, les ordo-libéraux considèrent que le marché doit être encastré dans un ordre politique supérieur qui le protège de ses propres excès et le contient dans la sphère économique.
Les néolibéraux font au contraire du marché le principe de base d’organisation de la société et poussent à son extension à tous les domaines de la vie, de l’éducation à la justice, des activités culturelles à celles de la famille. Pour cela, ils mettent en place un certain nombre d’outils dépouillant l’État et les politiques de leurs moyens d’action, notamment en leur enlevant le contrôle de la monnaie et en faisant passer l’ordre économique par-dessus l’ordre politique, comme on a pu le voir dans les répressions monétaristes exercées sur des pays comme la Grèce ou l’Argentine, quand ils tentaient de mettre en place un ordre alternatif à ces politiques néolibérales.
Gilles Pinson s’emploie d’abord à raconter l’évolution historique qui va mener du fordisme keynésien au néolibéralisme en France et dans le monde, et la manière dont il va mener à la gentrification et l’éviction des classes populaires des villes par l’envolée des prix et la financiarisation progressive de l’immobilier et du foncier.
À la sortie de la guerre, le terme dominant est celui de planification, avec la volonté d’équilibrer les territoires entre eux pour corriger les inégalités économiques et spatiales, tandis que des politiques de logements sociaux affirmées, en particulier en Europe du Nord, permettent de loger dignement des parties importantes de la population. Mais ces modèles trouvent leur limites dans les années 1960-1970, quand la concurrence des pays émergents vient ruiner le modèle économique de nombre de territoires en mono-économie industrielle (sidérurgie, extraction minière, chantiers navals, construction automobile, textile), tandis que le modèle des grands ensembles et des territoires monofonctionnels est de plus en plus critiqué, en particulier par nombre de penseurs de gauche (Henry Lefebvre, Thierry Godard, Manuel Castells, les situationnistes, etc.).
Avec la sortie du fordisme s’esquisse une « nouvelle géographie du capital », dont les gagnants sont les territoires à industrie légère et diffuse à « spécialisation flexible » (Silicon Valley, Vénétie, axe Lyon-Grenoble) et les grandes métropoles dont le modèle économique va évoluer vers des modèles basés sur l’« économie informationnelle et relationnelle ».
Les politiques mises en place à partir des années 1970 et 1980 (par Giscard et Barre en France, puis, de manière beaucoup plus radicale, par Thatcher, Reagan et leurs successeurs) vont résolument tourner le dos au modèle de la planification et de la gestion publique du logement social, pour leur préférer la mise en place de la concurrence entre les territoires, à coups d’attractivité fiscale et de climats les plus « favorables à l’activité économique ». En ce qui concerne le logement, des politiques d’accès à la propriété de maisons individuelles sont mises en place.
Compétition entre les villes et envolée des prix
Après cette mise en perspective historique, l’auteur analyse la manière dont le néolibéralisme a transformé la manière dont se fabrique la ville aujourd’hui, passant, comme pour les politiques économiques, d’une politique urbaine de la demande à une politique de l’offre :
Pour les néolibéraux, la mobilité accrue du capital expose les villes à une compétition croissante pour attirer les entreprises et les investissements. L’urbanisme ne doit donc plus être une affaire d’entrave au marché, mais davantage de création d’une offre territoriale attractive.
Des politiques d’urbanisme par grands projets urbains sont mises en place, projets dans lesquels, à la suite de grands bâtiments publics emblématiques réalisés par des architectes de renom, les contraintes sont minimales pour les promoteurs dans le cadre d’une compétition internationale entre les villes. C’est ainsi que l’on voit émerger les projets d’Euralille, des docklands de Londres, Euroméditerranée à Marseille, l’Île de Nantes, Lyon Confluences, etc. La liste est longue.
Dans ce nouveau modèle, les territoires sont en compétition les uns avec les autres, afin d’attirer à eux les investisseurs de tous bords, tandis que certains territoires demeurent enclavés dans leur déclassement.
En ce qui concerne le logement social, l’une des facettes les plus abouties du keynésianisme urbain aura été la démarchandisation du logement, vue comme le meilleur moyen de maîtriser les loyers et d’assurer un minimum de mixité socio-spatiale, à travers de grandes politiques publiques de construction de logements sociaux. C’est bien à ce principe d’universalité que les réformes néolibérales en matière de logement s’attaquent : la doctrine néolibérale renverse le raisonnement pour affirmer que le marché est l’ordre naturel et que la régulation publique du logement ne peut se faire qu’à la marge et en dernier recours.
Il exerce également un processus de résidualisation du logement social, consistant à le réserver aux fractions les plus démunies de la population, ce qui entraîne une stigmatisation de ceux qui les habitent. L’idée est que la propriété doit devenir la forme normale à la fois majoritaire et légitime de rapport au logement. En France, on passe de l’aide à la pierre à l’aide à la personne (mécanisme des « aides personnalisées au logement » ou APL), tandis que la production du logement social se privatise de fait à travers des dispositifs de dégrèvements fiscaux (Périssol, Robien, Pinel) et une implantation de ces logements laissée au libre choix du marché.
Cette double incitation fiscale va mener à une envolée des prix sur les marchés locatifs, ainsi que sur les prix du foncier, qui va n’avoir de cesse de chasser les classes populaires des grands centres urbains.
L’auteur aurait pu préciser comment, au mitan des années 2000, les Offices publics d’HLM passent de manière législative du statut d’établissement public administratif à celui d’établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC), leur imposant une rentabilité financière et permettant une augmentation certaine des salaires des équipes. Dès lors, la rentabilité devient la règle. Des logements sociaux sont réalisés par des promoteurs privés à travers les mécanismes de « ventes en l’état futur d’achèvement » (VEFA), jusque-là réservés à la vente privée. Il s’ensuit une baisse certaine de la qualité des logements produits.
Les nouveaux décideurs de la production de l’espace
Plus fondamentalement, le néolibéralisme urbain transforme le foncier en un actif financier de plus en plus volatil. Alors que, jusque dans les années 1970, la ville et l’espace ne constituaient qu’un « circuit secondaire du capitalisme » (Lefebvre), le néolibéralisme en fait l’objet des spéculations les plus folles, indépendamment de leur capacité réelle d’usage ou de production.
Alors que les acteurs de la construction se concentrent en oligopoles géants (Bouygues et Vinci en France), il en est de même pour ceux de la promotion immobilière (Nexity, Unibail-Rodamco) qui se posent comme les nouveaux décideurs de la production de l’espace, alors qu’on observe un rapprochement des secteurs de la banque et de la promotion. Les partenariats publics-privés (PPP) marquent la forme suprême de ce modèle, quand de très grands bâtiments publics (Palais de Justice de Paris, ministère de la Défense, Parlement de Bruxelles) sont conçus, financés et construits par des acteurs privés pour être ensuite loués à l’État.
Dans le même temps, le foncier devient un objet soumis à la financiarisation et à la titrisation dont de nouveaux acteurs, comme les fonds de pension, attendent une rentabilité certaine et dont ils sont à même de se détourner à la moindre contrariété. La crise des subprimes de 2008 est la démonstration la plus flagrante de cette financiarisation et de la décorrélation entre la valeur réelle et financière des actifs immobiliers. Pour David Harvey, l’espace et la ville sont devenus la matière première des stratégies d’accumulation capitalistes.
Gilles Pinson finit par observer la manière dont le néolibéralisme urbain s’est affranchi des modèles démocratiques et de justices spatiales. Tandis que la concentration des pouvoirs au sein des nouvelles métropoles et autres communautés de communes a distendu le lien entre les citoyens et leurs élus, les collectivités locales ont vu leur indépendance financière peu à peu se réduire par la baisse continue des dotations de l’État, la suppression des taxes professionnelles puis de la taxe d’habitation, ainsi que la non-autorisation d’augmentation des droits de mutations. Ayant des comptes moins directs à rendre à leurs électeurs, définanciarisées, elles se retrouvent contraintes à courtiser les financiers de tout ordre pour s’insérer dans le jeu de l’attractivité économique pour se développer, tandis que les questions de justice spatiales et sociales passent au second plan.
Élargissant son propos, l’auteur observe que le néolibéralisme n’a que faire des modèles démocratiques, comme il a su le démontrer pour le Chili dès les années 1970, en Chine et dans nombre d’autres pays antidémocratiques aujourd’hui. Il regrette le libéralisme historique qui avait sacralisé la séparation entre espaces politiques et marchands, « laquelle avait servi de rempart contre l’horreur d’une vie intégralement régie par le marché et mesurée par ses valeurs ».
Gilles Pinson, La Ville néolibérale, Puf, 2020. 160 p., 15 €.