En dépit de sa référence à Marx, le livre de Thomas Piketty fait l’impasse sur l’exploitation du travail par les classes dominantes. Point de vue nord-américain sur un best seller mondial, publié en partenariat avec la revue Public Books.
En dépit de sa référence à Marx, le livre de Thomas Piketty fait l’impasse sur l’exploitation du travail par les classes dominantes. Point de vue nord-américain sur un best seller mondial, publié en partenariat avec la revue Public Books.
À première vue, le livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, s’inscrit dans la lignée de Marx. Après tout, le titre fait délibérément référence au Capital de Marx, et une bonne partie du livre parle du « capital » et du « travail » comme les deux éléments fondamentaux du système capitaliste. Mais en dépit de tous ses clins d’œil au marxisme, l’analyse de Piketty néglige et dissimule une réalité essentielle propre aux classes sociales : la longue histoire de l’exploitation et de la domination des travailleurs par le capital.
Piketty n’ignore pas cette histoire : dès le premier chapitre de son livre, il raconte l’histoire sanglante de la lutte de classe entre les mineurs et les propriétaires de la mine de platine de Marikana en août 2012, lors de laquelle trente-quatre mineurs furent tués par la police. Ce conflit lui permet de poser une question essentielle :
Cet épisode récent vient nous rappeler, si besoin est, que la question du partage de la production entre salaires et profits, entre revenus du travail et revenu du capital, a toujours constitué la première dimension du conflit distributif. (p. 72)
Il conclut ensuite :
Pour tous ceux qui ne possèdent que leur travail, et qui souvent vivent dans des conditions modestes, voire très modestes dans le cas des paysans du XVIIIe siècle comme dans celui des mineurs du Marikana, il est difficile d’accepter que les détenteurs du capital – qui le sont parfois de façon héréditaire, au moins en partie – puissent sans travailler s’approprier une part significative des richesses produites. (p. 74)
Voilà une analyse de classe solide : le revenu créé par la production est divisé entre deux classes antagonistes, le capital et les travailleurs, et la partie qui est allouée au capital constitue une appropriation de la richesse produite par le travail des mineurs. Les classes sont comprises en termes relationnels, et ces rapports sont empreints de la domination et de l’exploitation qui accompagnent systématiquement la production.
Mais cette analyse relationnelle des classes disparaît en grande partie après l’ouverture du premier chapitre [1]. Dans les rares moments où Piketty utilise le terme de « classe », il s’en sert simplement comme d’un raccourci pratique pour désigner les champs de la distribution des revenus ou de la richesse – avec des couches supérieures, hautes, moyennes et basses. Les propriétaires du capital reçoivent un « retour sur capital » ; ils ne sont pas décrits comme exploitant l’activité des travailleurs. La distribution du revenu reflète une division du revenu national en « parts » ; ce n’est pas un véritable transfert d’une classe à une autre.
Il y a beaucoup à tirer de la recherche empirique de Piketty et de ses arguments théoriques sur la trajectoire à long terme des inégalités de revenu et de richesse qui ne dépend pas d’une analyse de classe relationnelle. Mais l’absence d’une analyse de classe soutenue des processus sociaux par lesquels le revenu se crée et s’approprie – et c’est ce que signifie pour moi l’expression « analyse de classe relationnelle » – dissimule une partie des mécanismes sociaux fondamentaux qui y sont à l’œuvre.
J’aimerais développer ce point à l’aide de deux exemples, l’un tiré de l’analyse des inégalités de revenu et l’autre de l’étude des retours sur capital.
D’après l’un des arguments majeurs de Piketty, la hausse rapide des inégalités de revenu aux États-Unis depuis le début des années 1980 « s’explique pour une large part par la montée sans précédent de l’inégalité des salaires, et en particulier par l’émergence de rémunérations extrêmement élevées au sommet de la hiérarchie des salaires, notamment parmi les cadres dirigeants des grandes entreprises » (p. 472). Cette conclusion dépend, en partie, de ce qui est précisément défini comme un « salaire » et comme un « revenu du capital ». Piketty adopte la classification conventionnelle employée par les économistes, et traite tous les revenus des cadres dirigeants comme des « revenus du travail », quels que soient la forme que prennent ces revenus – salaire ordinaire, bonus ou stock options – et les mécanismes spécifiques déterminant leur niveau.
Bien sûr, cette approche convient tout à fait à une perspective de droit fiscal et aux théories économiques selon lesquelles un PDG n’est rien de plus qu’un employé particulièrement bien rémunéré. Mais cette façon de traiter les revenus des PDG perd son sens si on analyse la position du PDG et des autres cadres dirigeants en termes de processus relationnels de classe.
Comme l’indique Piketty, « ces cadres dirigeants sont dans une large mesure en capacité de fixer leur propre rémunération, parfois sans aucune retenue, et souvent sans relation claire avec leur productivité individuelle » (p. 52-53) C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les cadres dirigeants les plus haut placés :
… les rémunérations supérieures sont fixées par les supérieurs eux-mêmes, ou bien par des comités de rémunérations comportant diverses personnes ayant généralement elles-mêmes des revenus comparables… Sans aller jusqu’à parler de la « main qui se sert dans la caisse », force est de constater que cette image est sans doute plus adaptée que celle de la « main invisible », métaphore du marché selon Adam Smith. (p. 527)
Mais que signifie exactement ce diagnostic des salaires des PDG et d’autres cadres dirigeants dans la perspective d’une analyse de classe relationnelle ? Les rapports de classe sont fondamentalement des rapports de pouvoir. Dire que les capitalistes « possèdent » les moyens de production et que les travailleurs « vendent » leur force de travail en échange d’un salaire revient à décrire un système de rapports de pouvoir qui relie les activités des capitalistes et les travailleurs.
Les pouvoirs que détiennent les capitalistes dans ces rapports comprennent le pouvoir d’offrir des emplois pour des salaires définis, de donner des ordres à leurs employés concernant le travail que ces derniers doivent effectuer, et de disposer des bénéfices à d’autres fins. La liste pourrait s’allonger encore, mais il devrait déjà être clair que ce que nous nommons « rapport capital/travail » est en fait un faisceau extrêmement complexe et pluridimensionnel de rapports de pouvoir.
Dans l’entreprise moderne, un grand nombre des pouvoirs du capital sont entre les mains des cadres dirigeants. En conséquence, ils ne peuvent raisonnablement être décrits comme une simple « force de travail » au sein de l’entreprise, dont la seule particularité serait d’être beaucoup mieux payée. Ils occupent ce que j’ai appelé des emplacements contradictoires au sein des rapports de classe : d’un point de vue relationnel, ils détiennent certains, mais pas tous les pouvoirs des capitalistes. [2] Ceci a des conséquences directes sur notre façon d’envisager les super-salaires des PDG : une grande partie des revenus des grands directeurs et cadres dirigeants devrait être envisagée non pas comme un salaire au sens traditionnel du terme, mais comme une partie des bénéfices que les cadres reverseraient eux-mêmes sur les comptes personnels des gestionnaires. Ils exercent leur pouvoir dérivé du capitalisme dans le cadre des rapports de classe de l’entreprise, afin de s’approprier une partie des bénéfices de l’entreprise pour leurs comptes personnels. Si cette hypothèse est correcte, alors une grande partie de leurs revenus devrait être envisagée comme un retour sur capital, quoique sous une forme bien différente des dividendes tirés de l’actionnariat.
La conséquence pour l’analyse globale que propose Piketty de l’évolution des inégalités de revenu au cours des dernières décennies est la suivante : une grande partie des hausses de salaires au profit des « super-cadres » devrait être attribuée à la part-capital du revenu total plutôt qu’à la part-travail. Cela signifie qu’il n’est pas possible d’évaluer les parts-capital et les parts-travail en prenant simplement au pied de la lettre les catégories régissant les comptabilités nationales. Et cette hypothèse, si on l’accepte, remet aussi en question l’une des conclusions-clé de Piketty : « … cette évolution spectaculaire correspond pour une large part à l’explosion sans précédent des très hauts revenus du travail, et qu’elle reflète avant tout un phénomène de sécession des cadres dirigeants des grandes entreprises » (p. 52). Bien sûr, l’explosion des inégalités reflète bien l’explosion des très hauts revenus des cadres dirigeants, et cela crée bien une « sécession des cadres dirigeants des grandes entreprises », mais cette situation ne devrait pas entièrement être traitée comme le simple fruit d’une inégalité croissante des revenus du travail.
L’absence d’une analyse de classe relationnelle est aussi reflétée par la façon dont Piketty rassemble plusieurs types d’actifs sous la catégorie « capital », pour parler ensuite des « retours » de cet agrégat hétérogène. En particulier, il regroupe l’immobilier résidentiel occupé par le propriétaire (propriété immobilière) et la propriété capitaliste dans la catégorie globale du « capital ». C’est là une problématique assez cruciale, puisque la propriété immobilière constitue de 40 à 60 % de la valeur du capital total dans les pays pour lesquels Piketty donne cette analyse. Il est tout à fait raisonnable, dans la théorie économique classique, de regrouper tous les actifs producteurs de revenu en une seule catégorie, puisque ces actifs constituent tout simplement selon elle divers investissements sur lesquels une personne peut percevoir un retour financier. Mais le fait de regrouper ces deux types de processus économiques dans une seule catégorie devient bien moins pertinent si l’on souhaite identifier les mécanismes sociaux qui engendrent de tels retours.
Pour le propriétaire, la possession d’un logement génère un rendement de deux façons : en tant que « services immobiliers », qui sont ensuite évalués comme une forme de loyer théorique, et en tant que plus-value, si la valeur de l’immobilier augmente au fil du temps. Aux États-Unis en 2012, environ deux tiers de la population était propriétaire d’un logement, dont 30% « en pleine propriété », tandis que 51% avaient des capitaux propres positifs, mais sans avoir fini de rembourser leurs prêts immobiliers.
Les rapports sociaux au sein desquels les rendements économiques sont liés à ces modèles de propriété immobilière diffèrent complètement de ceux qui existent au sein des rapports de production capitalistes. Bien sûr, il existe d’importantes problématiques sociales et morales liées à la propriété immobilière et à l’accès à un logement à prix modéré, et par conséquent, les inégalités propres à ce type de « capital » ne peuvent être ignorées. Cependant, leur importance diffère de celle que peuvent avoir les inégalités en termes de propriété capitaliste, et ces deux éléments n’opèrent pas selon les mêmes processus/paramètres de causalité.
De ce fait, les luttes sociales déclenchées par les inégalités d’accès à la propriété immobilière d’une part et par les inégalités liées à la propriété de capital capitaliste d’autre part sont fondamentalement différentes. Et, surtout, les politiques publiques qui permettraient de réparer les dégâts produits par ces différents types de « retour sur capital » seraient différentes elles aussi : par exemple, l’abolition des abattements fiscaux pour le paiement des intérêts sur prêts immobiliers de logements chers, ou la réduction progressive des déductions fiscales pour les propriétaires à haut revenu auraient un effet majeur sur les conséquences inégalitaires des « retours sur capital » liés au logement. L’impôt mondial sur le capital que propose Piketty est un élément plausible au sein d’une politique conçue pour répondre aux inégalités liées à la mobilité mondiale du capital, mais elle semble peu pertinente au regard des dégâts que causent les inégalités liées aux retours sur la propriété immobilière.
En somme, Thomas Piketty et ses collègues ont produit un extraordinaire jeu de données sur les inégalités de revenus et de richesse, incluant des données sur les plus riches d’entre les riches. Et en permettant au public d’accéder librement à ces données, d’une manière aussi accessible et facile à utiliser, ils ont rendu un service formidable à la communauté scientifique [3]. Manque encore une analyse de classe relationnelle systématique de ces données, pour nous permettre d’identifier les divers mécanismes qui engendrent les inégalités économiques. Car si nous voulons un jour pouvoir défaire les héritages historiques et contemporains des inégalités capitalistes – ou même simplement les empêcher de se creuser davantage – nous devons placer l’exploitation et la domination de classe au centre et non pas à la marge du débat.
Traduction revue et corrigée par Ophélie Siméon.
par , le 9 janvier 2015
Pour lire l’original sur Public Books, suivre ce lien.
Erik Olin Wright, « Piketty hors classe », La Vie des idées , 9 janvier 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Piketty-hors-classe
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[1] Parfois l’ombre d’une analyse de classe relationnelle se profile dans le livre. Dans un passage, par exemple, Piketty évoque l’idée d’un transfert de revenu, lorsqu’il écrit : « il est important d’insister sur l’ampleur considérable du transfert de revenu national américain – de l’ordre de 15 points de revenu national – qui a eu lieu entre les 90% les plus pauvres et les 10% plus riches depuis les années 197… ce transfert interne entre groupes sociaux… est près de quatre fois plus important que l’imposant déficit commercial américain pendant les années 2000 ». Mais même ici, ce « transfert » concerne des déplacements de revenus entre la majorité du peuple et les couches supérieures, et non pas entre des catégories sociales liées par des rapports et des interactions. Le « transfert » évoqué ici indique tout simplement une division du gâteau qui est plus favorable à la couche supérieure de la distribution, et non l’appropriation du revenu par une classe de gens aux dépens d’une autre.
[2] Pour mon analyse de ces problématiques, lire Classes (Verso, 1985) et Class Counts (Cambridge University Press, 1997).
[3] Une grande partie de ce jeu de données est accessible à The World Top Incomes Database.