De l’aristocratie déclinante aux classes populaires, Pérez Galdós a dépeint les inégalités sociales qui marquent l’Espagne du XIXe siècle. Ce « Balzac espagnol » fascine le Nobel de littérature d’origine péruvienne.
De l’aristocratie déclinante aux classes populaires, Pérez Galdós a dépeint les inégalités sociales qui marquent l’Espagne du XIXe siècle. Ce « Balzac espagnol » fascine le Nobel de littérature d’origine péruvienne.
Dans Benito Pérez Galdós, le regard tranquille, Mario Vargas Llosa analyse l’œuvre et l’approche narrative de l’écrivain espagnol. L’académicien met en lumière son talent exceptionnel pour saisir les tensions sociales et politiques de son époque, tout en brossant des portraits d’une profondeur psychologique remarquable.
L’écrivain hispano-péruvien entreprend une immersion approfondie dans l’œuvre de Benito Pérez Galdós (1843-1920), surnommé le « Balzac espagnol ». Cette figure majeure de la littérature espagnole moderne se distingue par une production monumentale de cent romans et trente pièces de théâtre, ainsi que par sa description minutieuse de la société de son temps, mais également de la ville de Madrid dont il « fut le meilleur spécialiste de ses rues et de ses bouges, [...] de ses types humains, de leurs métiers et de leurs coutumes » (p. 13).
Né en 1843 à Las Palmas de Gran Canaria, Benito Pérez Galdós s’impose comme l’un des plus grands écrivains du XIXe siècle en Espagne. Après des études de droit à Madrid, il délaisse rapidement cette voie pour se consacrer entièrement à la littérature. Son talent et son regard acéré sur la société le placent au premier plan du mouvement réaliste espagnol, érigeant son œuvre en un vaste tableau de la vie et des tensions sociales de son époque. [1]
Homme de lettres et de convictions, Galdós endosse tour à tour les rôles de romancier, académicien, député et intellectuel engagé [2]. Véritable chroniqueur social, il scrute avec lucidité la société de son époque, dénonçant les hypocrisies de la bourgeoisie catholique tout en mettant en lumière la condition des classes moyennes et populaires. Son écriture, nourrie par une sensibilité particulière à la place des femmes dans la société, se distingue par une acuité rare. Madrid, ville foisonnante qu’il érige en protagoniste de ses récits, devient le théâtre privilégié de ses observations. Il en capture l’essence notamment à travers les cafés, véritables microcosmes où se nouent intrigues, échanges et débats, reflets d’une capitale en perpétuelle effervescence. [3]
À la fin du XIXe siècle, Galdós est perçu comme un fervent républicain et un défenseur du renouveau national, suscitant autant l’admiration d’un large lectorat que les critiques des conservateurs. Héritier de l’esprit cervantin, il incarne une Espagne attachée aux idéaux de progrès et de liberté, laissant derrière lui une œuvre colossale qui le consacre comme le maître incontesté du réalisme espagnol. [4]
Au cœur de son œuvre, les Épisodes Nationaux constituent une fresque littéraire d’une envergure exceptionnelle, s’étendant sur plusieurs décennies et retraçant les bouleversements historiques de l’Espagne, de la guerre napoléonienne aux premières décennies du XXe siècle. À travers ce cycle monumental de 28 romans, Galdós se fait à la fois historien et sociologue, capturant les mutations politiques et sociales de son pays. Il ne se contente pas de relater les événements : il les éclaire d’un regard critique, mettant en scène les forces et contradictions qui façonnent la société espagnole. Son œuvre s’inscrit ainsi dans la lignée des grands romanciers réalistes européens, érigeant le récit historique en outil de réflexion sur le présent.
Outre son rôle historiographique, Mario Vargas Llosa souligne particulièrement la capacité de Galdós à conjuguer réalisme social et analyse psychologique dans ses portraits de personnages. Finesse d’observation, justesse des relations humaines et perspicacité psychologique font de lui un véritable physionomiste de son époque. Il atteint le sommet de son art romanesque avec Fortunata y Jacinta (1886-1887) qui illustre magistralement son approche réaliste. Ce chef-d’œuvre déploie une fresque sociale saisissante à travers les destins croisés de deux femmes : Fortunata, issue du peuple, et Jacinta, bourgeoise éduquée, toutes deux liées par leur amour pour le même homme, Juan Santa Cruz. Ce dernier, égoïste et insensible, incarne les fractures sociales et les inégalités de son époque. Galdós y déploie un regard à la fois analytique et critique, sondant la psychologie de ses personnages tout en disséquant les structures qui régissent leur existence. À travers ce triangle amoureux, il compose un véritable portrait sociologique du Madrid du XIXe siècle, où chaque quartier devient le reflet d’une condition sociale spécifique.
Loin d’être un simple décor, Madrid s’érige en symbole des disparités sociales, chaque espace urbain témoignant des clivages qui façonnent la ville. Dans ce contexte, Galdós excelle à capturer l’âme des différents milieux sociaux, conférant à Fortunata y Jacinta une double portée : il est à la fois roman psychologique et chronique sociale. Cette fresque se transforme en miroir d’une société en pleine mutation, où les espoirs de transformation sociale s’amenuisent alors même que la modernité semble à portée de main. En effet, à la fin du XIXe siècle, l’Espagne peine à suivre le rythme de l’industrialisation, creusant l’écart avec l’Europe du Nord et reléguant l’âge d’or espagnol au rang d’un passé révolu [5]. Ce retard économique nourrit un sentiment de déclin profond chez les intellectuels de l’époque, qui, à travers leurs écrits, dénoncent un ordre social figé, freinant à la fois le progrès économique et l’émancipation des classes populaires. [6]
Ainsi, par son œuvre, Galdós se révèle non seulement comme un romancier de premier plan, mais aussi comme un observateur attentif et un analyste clairvoyant de la société espagnole. Son regard embrasse l’histoire et la condition humaine, offrant une lecture à la fois intime et globale des dynamiques sociales qui façonnent son époque.
Bien que son œuvre occupe une place éminente au sein du réalisme espagnol et international, Benito Pérez Galdós n’a jamais reçu le prix Nobel de littérature. Mario Vargas Llosa, lui-même lauréat du prix en 2010, mais aussi homme politique, engagé à droite [7], attribue cette mise à l’écart à l’hostilité des milieux conservateurs et ecclésiastiques, ainsi qu’aux convictions libérales et anticléricales de Galdós. Tout au long de sa carrière, l’écrivain s’est illustré par une critique incisive des institutions de son époque, en particulier de l’Église catholique, ce qui lui a valu de solides inimitiés parmi les élites politiques et culturelles. Pour Vargas Llosa, cette exclusion du palmarès Nobel reflète une injustice à la fois historique et culturelle, symptomatique des tensions idéologiques qui ont traversé l’Espagne du XIXe siècle et qui ont durablement influencé la réception de son œuvre.
Ce paradoxe entre l’apparente sérénité de son écriture et la virulence de sa dénonciation est au cœur de l’analyse de Vargas Llosa. Il qualifie la narration de Galdós de « quiétude qui se confond avec l’immobilité, faisant de ses récits des photographies » (p. 17), avançant « sereinement, calmement dans une prise au pas tranquille » (p. 19). Cette approche stylistique, d’un réalisme implacable, n’atténue en rien la puissance du propos : sous cette quiétude se déploie une critique sociale mordante, mettant à nu l’hypocrisie d’une société prétendument vertueuse.
Albert Bensoussan, traducteur et ami de Vargas Llosa, perçoit dans les thématiques abordées par Galdós — le viol de jeunes filles, la pédophilie d’un prêtre, les liaisons scandaleuses et les innombrables entorses aux principes moraux prônés par une société hypocrite — l’expression d’une colère sourde et contenue. Galdós se révèle comme le chroniqueur impitoyable de cette Espagne noire, dont il expose, sans détour, les contradictions et les injustices. Son regard, à la fois lucide et indigné, trouve un écho dans l’œuvre cinématographique de Luis Buñuel, cinéaste habité par un ressentiment personnel envers l’Église et partageant l’anticléricalisme du romancier.
Trois des adaptations cinématographiques de Buñuel témoignent avec éclat de l’influence des œuvres de Galdós, qui ont nourri sa vision pour créer des films imprégnés d’une critique sociale acerbe : Tristana, où Catherine Deneuve incarne une héroïne mutilée, symbole des oppressions morales et sociales ; Nazarin, qui transpose à l’écran la leçon galdosienne selon laquelle « il n’est pas possible de suivre l’exemple du Christ en Galilée dans une société trop corrompue et avilie pour en tenir compte » (p. 190) ; et Viridiana, fresque saisissante où se côtoient mendiants, violeurs et assassins, figures d’une humanité brisée.
Mario Vargas Llosa nous offre une lecture à la fois érudite et vivante de l’œuvre de Benito Pérez Galdós, engageant avec lui un véritable dialogue littéraire. Plus qu’une simple analyse critique, son essai révèle une conversation subtile entre deux écrivains unis par leur vision du monde et par des parcours étonnamment parallèles. Vargas Llosa analyse et met en lumière l’architecture narrative de Galdós, soulignant l’art avec lequel il fait circuler ses personnages d’un roman à l’autre. Cette technique, qui confère à son œuvre une unité et une profondeur remarquables, le rapproche indéniablement de Balzac [8]. Comme La Comédie humaine, l’univers galdosien est peuplé de figures récurrentes, créant un réseau foisonnant où chaque récit s’entrelace avec les autres, offrant une fresque cohérente de la société espagnole. Cette continuité romanesque, marque des plus grands auteurs réalistes, renforce l’ambition de Galdós : capturer non seulement l’âme de son temps, mais aussi son mouvement, ses contradictions et ses tensions.
S’il éclaire avec précision le réalisme et l’humanisme de Galdós, on peut toutefois lui reprocher d’en adoucir l’image, minimisant la colère sourde qui sous-tend son œuvre et qui vise les injustices de son époque. Vargas Llosa met en avant le « regard tranquille » d’un romancier libéral, républicain et profondément humaniste. D’autres critiques, tel Sadi Lakhdari, [9] insistent sur une facette plus ardente du Canarien : sous cette sérénité apparente se cache une indignation profonde. Dans la lignée de Cervantès, Balzac et Dickens — dont il traduisit Las aventuras de Pickwick en 1868 — Galdós s’impose comme un observateur sans concession de la société espagnole, dénonçant avec acuité ses travers et ses hypocrisies. Sa plume, loin d’être neutre, témoigne d’un engagement social et politique affirmé, visible autant dans ses romans que dans ses écrits journalistiques. Ce calme affiché ne serait donc qu’un leurre, un artifice destiné à masquer l’âpreté de son combat pour une Espagne plus juste et plus solidaire.
Mais au-delà de l’échange intellectuel, Vargas Llosa laisse entrevoir un lien plus intime avec Galdós, une identification qui dépasse le cadre littéraire. Tous deux ont d’abord suivi des études de droit, non par vocation, mais comme un passage avant d’embrasser la carrière d’écrivain : une formation juridique qui leur a offert un regard analytique sur la société et ses rouages, tout en nourrissant leur réflexion sur la justice, les inégalités et les tensions politiques de leur époque. Là où Galdós cherchait à se libérer du poids maternel, Vargas Llosa s’affranchit de la figure paternelle, et chacun a trouvé dans l’écriture une affirmation personnelle, un moyen de conquérir son indépendance. Ce parallèle se prolonge jusque dans leur vie sentimentale, marquée par des unions au sein du cercle familial – Galdós est « amoureux à vingt ans d’une cousine » (p. 12) que sa mère étouffante ne trouvait pas à son goût, Vargas Llosa épousant d’abord sa tante par alliance avant de se remarier avec sa cousine. Ce jeu de reflets confère à l’essai du Péruvien une dimension particulière : plus qu’une admiration critique, c’est un dialogue entre pairs, entre deux esprits liés par leur parcours, leur quête de liberté et leur engagement sentimental et littéraire.
par , le 28 mars
Thibault Plantet, « Pérez Galdós vu par Vargas Llosa », La Vie des idées , 28 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Perez-Galdos-vu-par-Vargas-Llosa
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[1] Voir le portrait que consacre la BNF à Galdós.
[2] Voir l’ouvrage Collectif, Benito Pérez Galdós, La verdad humana, Biblioteca Nacional de Espana, 2020.
[3] Voir l’article de Marina Casado sur le Madrid de Galdós, de café en café.
[4] Voir l’excellent ouvrage de Yolanda Arencibia, Galdós. Una biografia, Tusquets Editores, 2020, qui s’appuie sur les textes les plus divers de Galdós - roman, théâtre, critique, mémoires et prose diverses -, pour nous montrer l’attention portées par Galdós aux impulsions culturelles et sociales. Son œuvre jusqu’à aujourd’hui fait débat quant à sa place dans la littérature espagnole.
[5] Un intellectuel tel que José Ortega y Gasset s’est employé à conjurer cette relegation, en démontrant ce que l’Europe devait à l’Espagne et l’Espagne à l’Europe, voir la recension par Damien Larrouqué du livre de Béatrice Fonck, José Ortega y Gasset : penseur de l’Europe, Paris, Belles Lettres, 2023.
[6] Voir l’excellent article de Yvan Lissorgues La fin du XIX siècle en Espagne (1890-1905) : ni queue ni tête.
[7] Voir la recension par Damien Larrouqué de L’appel de la tribu de Mario Vargas Llosa où l’auteur présente son panthéon intellectuel.
[8] Rappelons que s’il a consacré un ouvrage à Flaubert (L’orgie perpétuelle : Flaubert et Madame Bovary, Gallimard, 1978), Mario Vargas Llosa demeure un fin connaisseur de l’œuvre de Balzac, auquel il emprunte la citation suivante en guise d’épigraphe pour Conversation à la Cathédrale (1969) : « Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations ».
[9] Voir Sadi Lakhdari, Angel Guerra, de Benito Pérez Galdos : une étude psychanalytique, l’Harmattan, 1996.