Viviane Alary et Benoît Mitaine (dir.), Lignes de front. Bande dessinée et totalitarisme, Genève, Georg, « L’Équinoxe », 2011, 340 p., 26€60.
Après Objectif bulles en 2009 puis Les Cases à l’écran en 2010, Lignes de front est le troisième volume de la collection « L’Équinoxe » consacré à la bande dessinée [1]. Il réunit, sous la direction de Viviane Alary (Université de Clermont-Ferrand) et Benoît Mitaine (Université de Bourgogne), les actes du colloque tenu à Cerisy en juin 2010, moyennant un changement de titre : le colloque était en effet intitulé « Guerres et totalitarismes dans la bande dessinée », tandis que le volume qui en rassemble les contributions est sous-titré « Bande dessinée et totalitarisme ». Ce sous-titre est trompeur : le totalitarisme ne constitue pas le point de convergence des études rassemblées dans ce volume, qui est donc bien consacré à la représentation de la guerre dans la bande dessinée. Malgré ce léger flottement sur l’objet exact de l’ouvrage, Lignes de front rassemble un matériau parfois très riche. Il faut en particulier signaler la forte présence dans le recueil de la bande dessinée espagnole (cinq des quinze contributions lui sont consacrées, sans compter l’étude de Mariella Colin portant sur le traitement de la guerre d’Espagne dans les fumetti de l’Italie fasciste, et celle de Lucía Miranda Morla sur la vision du Portugal de Salazar dans deux ouvrages de Miguel Rocha [2]). Cette présence, liée à l’inscription académique des deux responsables du volume dans les études hispaniques, est remarquable, tant la bande dessinée espagnole est peu représentée dans les études savantes en langue française.
La tradition espagnole
On lira avec bonheur l’étude que Mariella Colin consacre à « La guerre civile espagnole vue dans les bandes dessinées de l’Italie fasciste » (p. 27-45). Analysant les régimes graphiques et narratifs prescrits par un régime totalitaire pour traiter d’un de ses engagements militaires sur le mode de la propagande idéologique, Mariella Colin explore de manière très savante un chapitre méconnu de l’histoire de la bande dessinée, qui vient compléter le livre qu’elle a publié sur l’édition pour la jeunesse dans l’Italie fasciste [3].
Complétant et prolongeant le travail de Mariella Colin, Antonio Martín propose avec « Les dessinateurs de Franco. Humour graphique et BD pour une après-guerre » (p. 127-163) une étude d’ensemble sur les trajectoires des dessinateurs espagnols après la victoire de Franco en 1939. Éditeur et historien de la bande dessinée, dont il est un des meilleurs spécialistes espagnols, Antonio Martín s’emploie à montrer les paradoxes et les difficultés de l’exil intérieur, mettant en évidence les pratique de recyclage et de double discours que suppose la pratique de la bande dessinée sous un régime totalitaire, en s’intéressant particulièrement à deux parcours semblables et pourtant très différents, ceux de Desiderio Babiano et Lorenzo Goñi.
Traitant quant à lui de la sortie du franquisme, Benoît Mitaine dresse dans « El Cubri s’en va en guerre… » (p. 223-244) le portrait d’un des premiers groupes de graphistes de la Movida. Né à Madrid en 1973 de l’amitié entre Felipe Cava, Saturio Alonso et Pedro Arjona, El Cubri développe un discours révolutionnaire et anti-impérialiste qui, en empruntant les voies du collage, du détournement, de la copie, propose des images inédites et puissantes. Benoît Mitaine analyse finement les enjeux idéologiques du travail d’El Cubri, en les rapportant à la fois au contexte historique et à une étude des procédures techniques employées, mettant tout particulièrement en évidence le travail de dégradation du signal graphique qui caractérise les images produites par El Cubri tout au long des années 1970.
Reportage de guerre
Dans un tout autre domaine, Paul Gravett retrace l’évolution du reportage de guerre en bande dessinée : « Joe Sacco en Palestine : du témoin à l’historien » (p. 245-254) met en évidence l’évolution du travail de Joe Sacco depuis les premiers fascicules de Palestine en 1995 jusqu’à Gaza 1956 en 2010. Très complet malgré sa relative brièveté, l’article traite à la fois des contraintes matérielles du format fascicule des origines et du changement des méthodes de Sacco. À cette approche du « BD-reportage » politique manque peut-être une interrogation sur le « reportage sur le passé » (contrairement à ce qu’il fait dans Palestine, Sacco enquête en 2010 sur un massacre qui a plus d’un demi-siècle : les conditions du travail d’abord, et de la construction du rapport à la vérité ensuite, ne sont plus du tout les mêmes).
Il faut enfin signaler l’étude que signe Philippe Marion avec « La guerre prise de vue. De Shooting War au Photographe » (p. 287-312). En examinant la restitution visuelle et narrative de la guerre par hybridation intermédiale (entre photographie et bande dessinée pour Emmanuel Guibert, ou entre photographie, bande dessinée, web et vidéo chez Dan Goldman et Anthony Lappé), Philippe Marion propose une réflexion sur l’équivocité du shooting, entre prise de vue et tir d’arme à feu. Cet article, l’un des plus stimulants du recueil, montre à lui seul qu’un traitement exclusivement thématique ne suffit pas à raisonner de la bande dessinée : c’est en croisant une approche thématique, une approche technique et une approche médiatique que Philippe Marion parvient à tirer de son corpus une intelligibilité susceptible d’être généralisée.
Un objet fuyant
Ces analyses, si elles confirment qu’une approche interdisciplinaire solide peut rendre compte de cet objet décidément très riche, soulignent par contraste les défauts d’une approche exclusivement thématique, à laquelle cède l’ouvrage dans son ensemble. Viviane Alary et Benoît Mitaine ont choisi d’organiser le recueil en deux grandes sections elles-mêmes organisées en chapitres, selon une distribution qui ne reproduit pas celle des interventions dans les sessions du colloque, et qui donne parfois le sentiment d’une partition un peu artificielle. Ce sentiment est particulièrement vif à la lecture de l’article de Michel Porret [4] : la fresque savante qu’il brosse semble vouloir rassembler les corpus dont le manque se fait sentir dans le reste du recueil. La Bête est morte (Calvo), Le Sceptre d’Ottokar (Hergé), QRN sur Bretzelbürg (Franquin), Partie de chasse (Bilal), ou Maus (Spiegelman) se trouvent ainsi trop rapidement évoqués, en une synthèse dont la place, au milieu d’une section consacrée à la fabrique des imaginaires nationaux, fait problème – alors que l’intervention du même auteur se situait logiquement en ouverture du colloque de 2010. On accordera aisément que cette difficulté est le lot de tous les recueils d’actes de colloque, et qu’il entre inévitablement une part d’arbitraire et une part d’artifice dans la manière dont les contributeurs dispersés d’un tel ouvrage collectif se trouvent rassemblés et mis en ordre dans ce qui doit devenir un livre unique.
Toutefois, l’approche thématique et ses limites posent ici un problème plus profond. En effet, si les éditeurs de l’ouvrage signalent à raison que les études qu’ils ont rassemblées sont marquées par une partition historique forte entre « deux grandes modalités énonciatives, l’une se signalant par le primat donné à l’énoncé, l’autre par une évidente prégnance de l’énonciation » (introduction, p. 12), en revanche une autre partition est laissée de côté : les articles traitent en effet indifféremment de bandes dessinées qui parlent de guerres, de bandes dessinées publiées pendant ces guerres, ou de bandes dessinées qui prennent pour objet le thème de la guerre sans référer à un épisode historique réel. Cette indistinction contribue à brouiller le propos : on trouve ainsi pêle-mêle des études monographiques consacrées à des auteurs qui ont travaillé à « imager » un conflit historique (c’est le cas de l’article assez complet de Vincent Marie sur Tardi [5]), des études synthétiques dessinant les contours d’une industrie particulière dans son lien avec la guerre (comme l’article très détaillé de Philippe Videlier qui, sous un titre un peu trompeur [6], étudie les productions de récits d’aventures guerrières publiées par les éditions Imperia entre 1946 et 1986), et des études formelles interrogeant les conditions générales d’un discours iconotextuel portant sur la guerre (ainsi l’article de Jacques Samson consacré à la construction du sujet de l’énonciation dans le récit de guerre [7]). Ce mélange des genres, ou plus exactement des angles, fragilise la cohérence du volume, et l’on touche là la limite d’un travail qui, tout en affirmant sa vocation patrimoniale [8], peine à constituer scientifiquement son objet.
Pour citer cet article :
, « Bulles et baïonnettes »,
La Vie des idées
, 12 juillet 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Bulles-et-baionnettes
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