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Essai International Portraits

Paulette Nardal, aux sources de l’internationalisme noir


par Marie-Adeline Tavares , le 27 mai


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Souvent associée à l’essor de la Négritude, et objet aujourd’hui d’une véritable reconnaissance, Paulette Nardal fut une médiatrice entre les mondes noirs dans le Paris de l’entre-deux-guerres.

C’est une image qui a fait le tour du monde, l’un des moments marquants de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris, le 26 juillet 2024. Pour un tableau intitulé « sororité », dix statues de femmes surgissent, l’une après l’autre, sur les eaux de la Seine, dix figures du féminisme en France, depuis Christine de Pizan jusqu’à Gisèle Halimi, en passant par Olympe de Gouges et Simone de Beauvoir. Parmi elles, Paulette Nardal, seule femme noire de ce panorama féminin, apparaît sur les écrans du monde en tant qu’« intellectuelle, journaliste et écrivaine ». Peut-être inattendu, cet hommage n’en constitue pas moins l’aboutissement d’un long processus de reconnaissance traduit par une intense actualité éditoriale autour de celle qui est présentée comme l’une des pionnières oubliées de la Négritude.

Clamart, carrefour transatlantique

Paulette Nardal n’est que rarement évoquée seule. Ce sont sept sœurs, filles du premier ingénieur noir des Arts et Métiers, Paul Nardal et de Louise Achille, institutrice et professeure de piano, qui jouent un rôle dans le Paris noir de l’entre-deux-guerres. Paulette, l’aînée née en 1896, impulse une dynamique à laquelle participent, pour les plus actives, Jane, née en 1902, et la benjamine Andrée, née en 1910. Si Paulette reste la plus célèbre, ce statut récent doit beaucoup au travail pionnier de l’universitaire américaine Tracy Denean Sharpley-Whiting, dont le livre Negritude Women (2002) met en lumière le rôle de femmes dans la gestation d’une conscience noire transatlantique [1]. D’autres travaux ont suivi, de Brent Hayes Edwards [2] ou Jennifer Boittin [3].

Ces ouvrages demeurent toutefois inédits en français, à l’exception de Pratique de la diaspora, de Brent Hayes Edwards, récemment traduit, plus de vingt ans après sa parution originelle (Sète, Rò-Bò-Krik, 2024). On y redécouvre la figure de Paulette Nardal, notamment à travers la création en 1931 de La Revue du monde noir, journal littéraire qu’elle co-fonde avec son ami le dentiste haïtien, Léo Sajous. Avant le lancement de cette revue, Paulette Nardal anime depuis la fin des années 1920, avec trois de ses sœurs installées avec elle au rez-de-chaussée du 7 rue Hébert, à Clamart, près de Paris, un salon littéraire. Le dimanche, jeunes originaires des Antilles et du continent africain, étudiants à Paris, que sont Léopold Sédar Senghor ou encore Aimé Césaire, croisent les grandes figures de la Harlem Renaissance de passage en France comme Claude McKay, Alain Locke ou Countee Cullen.

La contribution de Paulette Nardal apparaît également essentielle à la naissance du mouvement de la Négritude au regard du rôle d’intermédiaire qu’elle joue entre les mouvements littéraires et culturels noirs de part et d’autre de l’Atlantique en traduisant Alan Locke ou Marcus Garvey et en éditant nombre de ces auteurs dans La Revue du monde noir.

La reconnaissance du rôle majeur de Paulette Nardal et de ses sœurs ne peut se réduire à sa dimension matricielle. Elle passe aussi par la mise en lumière de leurs écrits, à commencer par ceux de Paulette l’inscrivant comme penseuse de la « conscience de race ». Il revient aux éditions Rò-Bò-Krik d’avoir pris l’initiative de rééditer une grande partie de ses textes écrits entre 1928 et 1939, jusqu’à son retour à la Martinique, sous le titre Écrire le monde noir (Sète, Rò-Bò-Krik, 2024). Réunis et présentés par Brent Hayes Edwards et Ève Gianoncelli, les cinquante-neuf (59) textes de l’anthologie vont de l’essai ou du compte-rendu théâtral à la chronique d’actualité, jusqu’au récit littéraire. S’y ajoutent des ressources complémentaires mises en ligne sur le site de l’éditeur — lettres et textes épars non repris dans le volume. Comprendre et apprécier l’apport des Nardal à la Négritude et, au-delà, aux mouvements noirs de revendication des droits et de critique du colonialisme, suppose ainsi de réexaminer ces différents aspects, mêlant organisation, édition, et production intellectuelle originale.

Lutter contre l’invisibilisation, cultiver la mémoire antillaise

C’est pour rendre justice, non seulement à Paulette, mais à l’ensemble de la famille Nardal, que Léa Mormin-Chauvac a co-écrit un documentaire sur le sujet, réalisé par Marie-Christine Gambart et diffusé en 2023. Elle est l’autrice du livre publié l’année suivante : Les Sœurs Nardal. À l’avant-garde de la cause noire (Paris, Autrement, 2024).

Dans sa préface à ce travail, Alain Mabanckou rappelle également « l’ingratitude à l’égard de ces personnages féminins qui avaient été à l’origine de notre liberté de penser, de la revendication de notre inclusion dans la civilisation universelle » (p. 10). En 1956, l’événement que constitue le premier Congrès des écrivains et artistes noirs, organisé à Paris, à la Sorbonne, date essentielle pour l’établissement d’un véritable réseau intellectuel noir entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord, illustre d’ailleurs l’effacement presque total d’une génération de femmes ayant contribué à la structuration de cette lutte dans l’espace français : Paulette Nardal et ses sœurs, mais aussi Suzanne Césaire, cofondatrice avec Aimé de la revue Tropiques, dont les articles exercent une influence durable, ou encore Eugénie Éboué-Tell et Jane Vialle, toutes deux élues sénatrices, respectivement de Guadeloupe et d’Oubangui-Chari, en 1948. L’universitaire Annette Joseph-Gabriel s’est d’ailleurs efforcée de rendre leur place à ces figures, dans un ouvrage de 2020, traduit sous le titre Imaginer la libération (Sète, Rò-Bò-Krik, 2022), autre travail majeur auquel se réfère Léa Mormin-Chauvac — Paulette Nardal y occupant, de fait, une place de choix.

Au-delà cependant d’un oubli symptomatique de l’invisibilisation des femmes au cours de l’histoire — y compris s’agissant de mouvements d’émancipation contre le colonialisme et la discrimination au XXe siècle — enquêter sur les traces des sœurs Nardal représente aussi pour Léa Mormin-Chauvac, un travail révélateur de « l’état de la mémoire de la Martinique, de l’histoire intellectuelle, politique et sociale de l’île et de sa transmission » (p. 22). Cette valorisation d’une mémoire et d’un patrimoine culturel martiniquais n’était d’ailleurs pas étrangère à Paulette Nardal. Dès ses articles dans La Dépêche africaine en 1928, repris dans l’anthologie Écrire le monde noir, l’aînée des sept sœurs relate les événements culturels noirs à Paris et n’hésite pas à faire la promotion des « dons des Noirs dans le domaine de la musique et de la danse ». Ses articles sont d’ailleurs l’occasion d’évoquer la biguine martiniquaise, mais aussi d’en critiquer les mauvaises représentations à Paris, ou les exagérations, afin de défendre la « vraie » biguine, qui « allie toute la grâce langoureuse des îles au fol entrain d’un peuple toujours jeune » (p. 277).

Dans son texte le plus cité, Pantins exotiques, sa sœur Jane offre relève les attentes du public parisien quand il s’agit d’artistes noirs, à l’heure où triomphe Joséphine Baker : « les snobs blasés trouvent en eux ce qu’ils cherchaient ; le contraste savoureux, pimenté, d’êtres primitifs dans un cadre ultramoderne de la frénésie africaine se déployant dans le décor cubiste d’une boîte de nuit ». Non qu’il faille rejeter absolument la danseuse de Saint-Louis, en dépit de sa ceinture de bananes, car « elle et ses compagnons […] tout en amusant le public parisien, offrent aux écrivains d’avant-garde de neuves et truculentes images » (p. 363). Ainsi, si le jazz fait danser les blancs, il n’en évoque pas moins aux Noirs qui le jouent et l’écoutent la mémoire de l’esclavage. Le trait d’union est donc fait, par Paulette comme par Jane, entre la musique, la danse, la défense de cultures noires, et l’affirmation d’une littérature nouvelle, apte à porter la conscience d’une appartenance et d’un ensemble de revendications. Voilà aussi le rôle qu’elles se donnent, en tant que Martiniquaises à Paris.

L’internationalisme noir

Cet enjeu de transmission concerne également la question de l’internationalisme noir et de son essor entre les deux Guerres mondiales. Car la Harlem Renaissance et les mouvements de revendication apparurent aux États-Unis dès la fin des années 1910 sous le slogan de « New Negro », et sous l’impulsion de l’activiste Marcus Garvey et d’Alain Locke, diplômé de Harvard et enseignant à Howard University, à Washington (université ouverte aux Africains-Américains depuis sa fondation en 1867 et tout au long de la période ségrégationniste, parfois surnommée la « Harvard noire »). Derrière le travail pour la « fierté » ou « l’identité » noires, comme le souligne Brent Hayes Edwards dans Pratique de la diaspora, l’expression noire de l’entre-deux-guerres participe d’un ensemble de discours internationalistes pouvant faire écho au « contre universalisme de la révolution prolétarienne » (p. 17). Paris, où se croisent les mouvements intellectuels noirs issus des trois continents bercés par l’Atlantique, constitue l’un des carrefours de cet internationalisme né à Harlem. Edwards, encore, souligne que les bords de Seine constituent « un espace d’interaction privilégié pour l’échange et le dialogue transnational noir » (p. 20). Toutefois, les francophones s’accordent difficilement avec l’aveuglement de certains auteurs américains valorisant « la supposée universalité des “droits de l’homme français” pour dénoncer le racisme états-unien », alors à l’apogée de l’emprise coloniale française, ainsi que le rappelle Edwards (p. 22).

Le salon de Clamart des sœurs Nardal est l’un des foyers de cette extension française de l’internationalisme, comme le signale Léa Mormin-Chauvac : « lieu de rencontre et interface des trois côtés de l’Atlantique noir, l’Afrique, les Amériques et l’Europe, et de leurs diasporas » (p. 44). À partir de ces rencontres dominicales naît La Revue du monde noir. En six numéros, parus en moins d’un an, la revue innove : « Plus que toute autre publication de l’entre-deux-guerres, La Revue du monde noir s’efforça de pratiquer systématiquement l’internationalisme noir », souligne Edwards (p. 207). Car si la revue entend d’après le préambule de son premier numéro « donner à l’élite intellectuelle de la Race noire […] un organe où publier leurs œuvres », ainsi qu’« étudier et faire connaître […] tout ce qui concerne la civilisation nègre et les richesses naturelles de l’Afrique », le troisième point de ce bref programme illustre plus clairement son architecture et le mouvement qu’elle est censée faire fleurir : « Créer, entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité, un lien intellectuel et moral qui leur permette de se mieux connaître, de s’aimer fraternellement, de défendre plus efficacement leurs intérêts collectifs et d’illustrer leur Race [4] ». Le choix d’une revue bilingue, dont les articles se présentent, en regard sur deux colonnes, à la fois en anglais et en français, participe de cette volonté de mise en dialogue.

Dès le premier numéro, La Revue du monde noir fait ainsi côtoyer des textes de l’avocat et journaliste guadeloupéen Henri Jean-Louis (« La race créole ») ou du sénateur et écrivain haïtien Jean Price Mars (« Le problème du travail en Haïti ») avec un poème de Claude McKay ou une nouvelle de l’écrivain noir américain John F. Matheus, traduite par Paulette Nardal elle-même (« Brouillard »). L’aînée des Nardal relate aussi, dans une brève chronique, les succès à Cambridge et à Genève de Grace Walker, conférencière spécialisée dans les lectures-récitals de poésie noire américaine avec un accompagnement musical. Ce premier numéro compte également un article de Louis-Jean Finot, figure (blanche) de la littérature populiste en France, et dont le texte, sous le titre « Égalité des races », résonne comme un manifeste, appelant à la « solidarité entre les peuples » et remettant en question la notion de « race » française et la décrit comme un « peuple qui est le produit d’un mélange extrême des races [5] ».

Cette mise en pratique de l’internationalisme noir chez les Nardal, sous l’égide de Paulette, procède d’une démarche affirmée. Sa cadette Jeanne (ou Jane, comme elle signe) publiait en février 1928, dans La Dépêche africaine, un texte intitulé « L’internationalisme noir », repris dans Écrire le monde noir, et dont les lignes dévoilent une véritable démarche de théorisation. C’est bien en effet la naissance d’un « mouvement » qu’annoncent ces lignes, porté par « des noirs de toutes origines, de nationalités, de mœurs, de religions différentes » qui « sentent vaguement qu’ils appartiennent malgré tout à une seule et même race ». À partir de la multiplication à Paris des manifestations autour de « l’art nègre », ou encore des musiques et danses noires d’Afrique ou des Amériques, Jane Nardal affirme « la naissance d’un esprit de race chez le nègre », annonçant ce qui constituera, plus tard, le cœur de la Négritude, ou sa « quintessence » pour Léa Mormin-Chauvac, (p. 63) : « dorénavant, il y aurait quelque intérêt, quelque originalité, quelque fierté à être nègre, à se retourner vers l’Afrique, berceau des nègres, à se souvenir d’une commune origine. Le nègre aurait peut-être à faire sa partie dans le concert des races où jusqu’à présent, faible et intimidé, il se taisait. » Plutôt que « pionnières » ou « inspiratrices » de la Négritude, peut-être serait-il plus juste de signaler que les sœurs Nardal, à commencer par Paulette et Jane, furent les premières à transposer dans l’espace francophone des principes eux-mêmes inspirés par la Harlem Renaissance, et largement inspirés par l’affirmation d’une blackness autour de la fondation, en 1910, de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) et de sa plus grande figure intellectuelle, W. E. B. Du Bois. La Négritude ne serait dès lors, en somme, que la poursuite de ce travail engagé par les Nardal, et repris, dans une dimension à la fois littéraire et politique, par Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas et d’autres — un mouvement que ne désigne qu’un peu plus tardivement, et très progressivement, le mot forgé par Césaire au cours des années 1930.

Les ambiguïtés de la reconnaissance par la citoyenneté

Ces multiples publications participent d’une entreprise de reconnaissance de l’importance de Paulette Nardal et de ses sœurs dans l’affirmation de l’internationalisme noir et répondent au processus d’invisibilisation dont elles ont fait l’objet. Au-delà des Nardal, c’est la contribution de toute une génération de femmes noires, actrices des mouvements d’émancipation et de décolonisation, qu’il s’agit de mettre en lumière. C’est à cette tâche que s’est astreinte Annette Joseph-Gabriel, dans Imaginer la libération  : Suzanne Césaire et Paulette Nardal s’y voient consacrer les deux premiers chapitres, mais plus qu’une galerie de portraits, on y découvre des destins forgés par les « expériences d’exclusion et de discrimination » et poussés par celles-ci à « travailler à un monde décolonisé » (p. 14), à l’exemple d’Andrée Blouin, dont le fils meurt en août 1944 après que les autorités de Bangui lui eurent refusé l’accès au traitement contre la malaria, réservé aux Européens, en raison de son statut de métis. Du deuil et de l’injustice naît ainsi la révolte : « La mort de mon fils m’a politisée comme rien d’autre n’aurait pu le faire », affirme plus tard Andrée Blouin (citée p. 257). Celle-ci demeure d’ailleurs une figure saillante de la lutte contre la fiction de la race, au risque de contrarier les mouvements d’affirmation d’une identité spécifiquement noire africaine, parfois teintés d’essentialisme, comme le rappelle Annette Joseph-Gabriel (p. 261). Luttes féministe et anticoloniale et littérature se croisent de nouveau dans l’œuvre d’Aoua Keïta ou Eslanda Robeson, qui à la suite de Paulette Nardal, Suzanne Césaire ou Andrée Blouin contribuèrent, pour Annette Joseph-Gabriel, à faire ressortir la « colonialité du pouvoir » en tant que problème mondial, et à mettre en évidence la solidarité mondiale comme seule stratégie possible pour son éradication (p. 364).

La contribution spécifique de Paulette Nardal dans cette entreprise de cette lutte pour l’égalité des droits, pour la citoyenneté complète et pour la « redéfinition des termes mêmes par lesquels l’appartenance et l’identité collectives peuvent être imaginées » (p. 26) n’apparaît toutefois pas avec la même évidence que pour Suzanne Césaire ou Andrée Blouin. S’il est un point en effet où s’impose le constat d’une distance entre Paulette Nardal et les figures que l’on réunira ensuite sous le titre de Négritude, c’est sur la question de la citoyenneté, et plus largement, sur la dimension politique de ce combat. Alors que l’anticolonialisme prend progressivement une place centrale dans le discours de la Négritude — et même si une bonne partie de ses figures tutélaires ne s’y convertirent que tardivement — Paulette Nardal témoigne durablement d’une autre vision, celle d’une utilisation stratégique de la citoyenneté française comme moyen d’émancipation et d’accès à l’égalité, dans un espace marqué par l’héritage colonial. Devenue, après la Seconde Guerre mondiale, experte des Nations unies pour la zone des Antilles françaises, elle devient la chanteresse de la départementalisation de la Martinique en 1946, considérant celle-ci comme le meilleur moyen de lutter contre les difficultés économiques et les inégalités sociales dans l’île. Là apparaît un désaccord profond avec Aimé Césaire. Député de Martinique en 1945, celui-ci se fait le dénonciateur constant des violences et injustices coloniales, comme au cours de l’affaire dite des « seize de Basse-Pointe », procès de 16 travailleurs agricoles arrêtés après la mort en 1948 d’un administrateur blanc, au cours d’un affrontement avec des ouvriers grévistes noirs sur lesquels il tirait au revolver. À l’inverse, Paulette Nardal, s’exprimant sur l’affaire, adopte une position qualifiée de « conservatrice » par Annette Joseph-Gabriel, qualifiant les grévistes de « brutes sanguinaires » et proclamant sa solidarité avec la veuve de l’administrateur (p. 153).

Cité par Léa Mormin-Chauvac, Gilbert Pago, historien spécialiste de la Caraïbe, rappelle ces différences entre Césaire et Nardal qui expliquent peut-être la manière dont le poète balaie, à la fin de sa vie, toute évocation d’une influence éventuelle du salon de Clamart sur ses propres engagements (« Je ne m’y suis rendu qu’une ou deux fois, sans m’y attarder [6] »). Or, alors que Césaire, marqué par le marxisme-léninisme, et Damas font de la Négritude un mouvement d’essence anticolonialiste, du côté de Paulette Nardal, affirme Gilbert Pago, « son anticolonialisme se borne à l’idée qu’elle veut être française à part entière, loin de l’indépendance ou l’autonomie large et étendue » (p. 58). Par ailleurs, la création de La Revue du monde noir coïncide avec un autre événement : l’Exposition coloniale, inaugurée le 6 mai 1931. Le premier numéro de la revue se conclut par un bref compte-rendu, par un certain E. Sicard, d’un congrès étudiant tenu sur les lieux de l’Exposition, à Paris, porte de Picpus (actuelle porte Dorée). Nulle trace dans les pages de la Revue du monde noir des vives oppositions à l’Exposition, exprimées pendant toute la durée de la manifestation par des militants et intellectuels, communistes notamment. Aucune mention non plus de l’exhibition de la centaine de Kanaks présentés comme des sauvages cannibales au Jardin d’acclimatation du Bois de Boulogne, transformé pour l’occasion en zoo mi-animal mi-humain.

Nardal et Césaire : désaccords idéologiques

Comment comprendre ce positionnement mêlant des revendications déterminées pour la fierté noire et l’égalité des droits, et une naïveté à l’égard du projet colonial qui ne peut être scrutée sans une part de soupçon ? Dans des entretiens accordés bien plus tard, dans les années 1970, au journaliste Philippe Grollemund, Paulette Nardal se prévaut de ne jamais avoir « fait de politique ». « On n’y comprenait rien » dit elle-même. Manière, peut-être, d’expliquer les sinuosités parfois hasardeuses de ses prises de position : parmi les parutions dans lesquelles elle n’hésite pas à s’illustrer, elle publie aussi dans l’hebdomadaire maurassien Je suis partout, en 1936 (tout comme René Maran), alors que le journal a depuis longtemps pris un tournant nettement fasciste et antisémite [7].

Les antagonismes politiques, idéologiques même, particulièrement avec Aimé Césaire, participeraient-ils ainsi à expliquer son éclipse partielle de la mémoire du mouvement noir ? Collaboratrice parlementaire du député socialiste Joseph Lagrosillière au milieu des années 1930, l’aînée des Nardal écrit — toujours dans Je suis partout — une enquête sur les « mouvements antifrançais » aux Antilles. Si le chapeau attaque les communistes, les grèves et manifestations ouvrières sont cependant expliquées, selon l’article, par les intenables inégalités de richesse et de propriété foncière entre descendants d’esclaves et « une trentaine de familles blanches ». Rentrée à la Martinique en 1939, Paulette Nardal y fonde au sortir du second conflit mondial un périodique, La Femme dans la cité, et un mouvement d’incitation au vote des Martiniquaises, le Rassemblement féminin. Aussi est-il délicat de croire vraiment à l’affirmation de Paulette Nardal selon laquelle elle n’aurait jamais « fait de politique ». Léa Mormin-Chauvac affiche elle aussi son incrédulité (p. 75) et explique par son éducation et sa foi catholiques sa très nette modération, où l’on peut aussi déceler une capacité à « communier avec des personnalités dont elle ne partageait pas toutes les valeurs » (p. 76). Ces tendances ne pouvaient que l’éloigner des discours de Damas, Senghor ou Césaire.

L’incendie

Au-delà cependant d’un cas classique d’invisibilisation des femmes au profit des hommes, au-delà également d’une simple distance politique, un dernier élément d’explication doit être pris en compte pour expliquer le manque de reconnaissance accordée à Paulette Nardal et à ses sœurs. Car l’une des principales raisons de l’oubli au moins partiel dans lequel elles sont tombées est l’incendie de la maison familiale, à Fort-de-France, en décembre 1956. Enquêtant sur l’événement (p. 143-146), Léa Mormin-Chauvac évoque parmi les hypothèses la piste criminelle, qui n’a jamais été écartée, et qui pourrait être liée à la personnalité, non de Paulette, mais de Jane, et à son engagement politique, où l’on devine peut-être une radicalité plus franche, et des inimitiés plus marquées.

Si l’incendie semble résister à toute élucidation, ses conséquences marquent la famille Nardal, par la perte de l’ensemble de ses archives, la majeure partie de ses correspondances, les nombreuses éditions anciennes d’ouvrages de littérature, ou encore « les portraits de Paulette peints à Paris par Maxa Nordau, la fille du théoricien du sionisme Max Nordau » (p. 145). Plus qu’une maison, plus qu’un patrimoine familial, « ce qui a brûlé, c’est un musée » (p. 146). Cette destruction souveraine a donc, inéluctablement, « épaissi l’oubli du travail mené à Paris », et du moins retardé la reconnaissance aujourd’hui accordée à Paulette et ses sœurs. Comme le signale Léa Mormin-Chauvac, Paulette Nardal est d’ailleurs « largement inconnue en Martinique » lorsqu’elle meurt, le 16 février 1985. Aujourd’hui, et depuis 2023 — avant l’hommage olympique parisien en 2024, donc — un collège martiniquais a été rebaptisé Jane-Nardal et, simultanément, une salle de préfecture Paulette-Nardal. La reconnaissance des sœurs passe aussi, en Martinique, par la réappropriation.

Féminisme et lutte contre l’exotisation

L’écart avec Césaire, comme les aspects indéniablement conservateurs de la personnalité de Paulette Nardal, ne signifie pas pour autant que le salon de Clamart ne puisse être considéré comme un lieu marquant pour la constitution d’un féminisme noir. Brent Hayes Edwards rappelle ainsi que Paulette et ses sœurs firent à leur arrivée à Paris l’expérience d’une forme de marginalité, celles de jeunes femmes noires dans un environnement beaucoup moins accueillant pour elles que pour les jeunes hommes (p. 259-260). Écrivant elle-même pour le journal Le Soir, en 1930, un bref texte (repris dans Écrire le monde noir, p. 177-180) sur l’expérience de l’étudiante antillaise en métropole, Paulette Nardal constate « chez des Français — trop nombreux hélas ! — le dédain que, suivant leur éducation, ils cachent plus ou moins », déplorant que pour la jeune femme noire exilée à Paris « le fait de sa couleur passe toujours avant sa qualité de Française. » Dans la nouvelle En exil (p. 81-85), Paulette Nardal reprend ses propres impressions : « Oh ! la belle blonde ! » se fait interpeller le personnage, Élisa, « aux rires d’une bande d’étudiants enchantés de leur spirituelle remarque ».
Or, à Clamart, dans ce qu’elles appellent plus volontiers « cercle d’amis », les sœurs Nardal construisent un espace autre, imposant « une dominante féminine […] à l’opposé d’un cercle corporatif ou d’un club masculin » selon les mots de leur cousin Louis-Thomas Achille [8]. Loin de la réserve exprimée ailleurs par Césaire, Achille souligne ainsi combien ces rencontres évitent « le snobisme, la pédanterie, l’intrigue » des réunions mondaines, et respectent au contraire une « sobriété » et une « modération toute féminine », depuis le déroulement des débats jusqu’à l’absence de tout alcool.

En cela, et comme d’autres lieux similaires aux États-Unis, les réunions dominicales des sœurs Nardal constituèrent « un espace pour un type de pratique féministe autrement impossible au cœur de la vogue nègre à Paris ». Moins que par un discours théorique ou par un ensemble de revendications spécifiques liées au genre, c’est bien pour leur action même que Paulette et ses sœurs peuvent être associées à la naissance d’un féminisme spécifiquement noir, ainsi que le souligne Brent Hayes Edwards (p. 265), comme une « réponse féministe » contre une forme de circonscription des femmes noires à certains rôles, certains stéréotypes sur les femmes noires, à l’image de la doudou, figure propagée par les amateurs de Joséphine Baker comme par le recueil Magie Noire de Paul Morand (1928), rappelle Edwards (p. 265-281). Outre la position même qu’elles se donnent au sein de réseaux intellectuels qu’elles contribuent à faire naître, les sœurs Nardal s’expriment volontiers au sujet de ces mêmes stéréotypes, que ce soit Jane dans Pantins exotiques, ou Paulette, lorsqu’elle égratigne le regard porté sur la biguine en métropole, dans les déformations de laquelle elle voit, signale Edwards, le spectacle d’une « appropriation exotisante d’un élément d’expression populaire noire » (p. 291).

Cette mise à distance critique des formes d’exotisation des sujets noirs et de leurs modes d’expression dans le Paris de l’entre-deux-guerres est encore le sujet d’une brève nouvelle, Guignol ouolof, publiée dans le premier numéro de L’Étudiant noir en mars 1935, et seule contribution à la revue fondée par Aimé Césaire (repris dans Écrire le monde noir, p. 235-237). La narratrice, double de Paulette, narre sa rencontre au café avec un vendeur de cacahouètes noir, dont le costume est celui d’un « général d’opérette » quand son collègue blanc arbore une « sobre livrée marron ». « Le contraste est simplement révoltant » remarque la narratrice, mais pour aussitôt confesser parler du point de vue d’une « Noire antillaise trop occidentalisée ». Le problème est le suivant : par son accoutrement ridicule, le vendeur « contribue à ancrer chez les Blancs le préjugé du Noir amoureux du grotesque, histrion, baladin, non perfectible, toutes choses fort désagréables aux Noirs assimilés qui se prennent au sérieux… » Par ces quelques lignes, Paulette Nardal souligne les illusions d’une fraternité entre des individus que ne mettraient guère en commun que leur couleur de peau, et leur exil, ou du moins, les empêchements à la « fraternité réelle », ainsi qu’elle la désigne. Que faire en effet, face au grotesque de l’employé ? Le fuir ? Affecter de ne pas le voir ? Lui répondre, plutôt, et recueillir son point de vue, si différent soit-il : « Les Blancs veulent qu’on les fasse rire ; moi je veux bien… au moins, je peux manger… » Analysant ce texte qui dérangea peut-être certains lecteurs, Brent Hayes Edwards ne peut qu’y voir une preuve nouvelle de l’engagement de Paulette Nardal pour une solidarité nouvelle, un internationalisme noir qui soit « un projet durement gagné » (p. 305), apte à se pratiquer uniquement par le constat, aussi, en vue de leur dépassement, des différences et des contradictions qui y font obstacle.

par Marie-Adeline Tavares, le 27 mai

Pour citer cet article :

Marie-Adeline Tavares, « Paulette Nardal, aux sources de l’internationalisme noir », La Vie des idées , 27 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Paulette-Nardal-aux-sources-de-l-internationalisme-noir

Nota bene :

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Notes

[1T. Denean Sharpley-Whiting, Negritude Women, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002.

[2Brent Hayes Edwards, The Practice of Diaspora. Literature, Translation, and the Rise of Black Internationalism, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2003.

[3Jennifer Boittin, Colonial Metropolis. The Urban Grounds of Anti-Imperialism and Feminism in Interwar Paris, Lincoln, University of Nebraska Press, 2010.

[4«  Ce que nous voulons faire  », La Revue du monde noir, n° 1, 1931, p. 3.

[5Louis-Jean Finot, «  Égalité des races  », La Revue du monde noir, n° 1, 1931, p. 5.

[6Aimé Césaire, Nègre je suis, Nègre je resterai, entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, 2005, p. 25.

[7Paulette Nardal, «  Joie et douleur au pays du soleil  », Je suis partout, 27 juin 1936, p. 5.

[8Louis-Thomas Achille, Préface à La Revue du monde noir, rééd. Paris, Jean-Michel Place, 1992, p. xv.

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