Autour de : Ryszard Kapuściński, Œuvres, traduit du polonais par Véronique Patte, Flammarion, 2014, 35 €.
L’œuvre monumentale de Ryszard Kapuściński, grand reporter polonais (1932-2007), a été saluée à la fois par les journalistes, qui en ont fait un modèle du reportage littéraire, et par des écrivains aussi reconnus que John Updike, Salman Rushdie ou Gabriel García Márquez. Ses livres, vendus à plus d’un million d’exemplaires, offrent un témoignage exceptionnel des bouleversements survenus au cours de la seconde moitié du XXe siècle : indépendances africaines, guerres sud-américaines, révolutions en Éthiopie ou en Iran, chute de l’URSS.
Le travail de Kapuściński suscite néanmoins de nombreuses polémiques, engageant la nature même du reportage littéraire et les frontières entre le fait et la fiction. Il incite également à s’interroger sur la tension entre les lectures historicistes et culturalistes du monde et à poser la question de la persistance d’un regard colonial. Le débat qui éclata en Pologne après la publication d’une biographie sans complaisance publiée en 2010 par Artur Domosławski prit, par ailleurs, une coloration politique : était en jeu la mémoire collective des pays de l’Est.
Un reporter face au pouvoir
Dans les dernières heures de l’URSS, alors que les intellectuels polonais organisaient la reconstruction politique de leur pays, Kapuściński a endossé le rôle qu’on lui octroyait, celui du penseur-expert. De son vivant, celui qui jouissait dans sa Pologne natale de la légitimité que lui octroyait son succès international (on le disait proche du prix Nobel) y était rarement critiqué. Pourtant, lorsqu’en 2010 son disciple et ami Artur Domosławski publie sa biographie sous le titre Kapusciński, le vrai et le plus que vrai [1], le livre suscite une polémique si vive que seul le crash de l’avion présidentiel pourra en détourner l’attention.
Si, quatre mois après le décès de Kapusciński, des articles de presse annonçaient qu’il avait collaboré avec les services secrets de la République populaire de Pologne, l’ouvrage de Domosławski incitait à dépasser les positions binaires qui prévalaient jusqu’alors. Parce qu’elle réenvisageait la place à accorder dans la mémoire collective à ceux qui avaient, comme Kapuściński, côtoyé peut-être de trop près l’ancien pouvoir, cette biographie vendue à plus de 100 000 exemplaires a marqué une étape décisive dans le débat national. Jusqu’alors, deux points de vue dominaient. Aux yeux des critiques les plus intransigeants, souvent trop jeunes pour avoir connu cette période, le pouvoir communiste apparaissait comme un occupant, opprimant un peuple en majorité hostile. Coopérer avec les autorités et bénéficier de leur soutien équivalait donc à un acte de collaboration. D’autres voix affirmaient pourtant que les Polonais, dans leur large majorité, percevaient l’État qui leur était alors imposé comme une réalité inévitable, avec laquelle il fallait composer. Pour Domosławski, les liens de Kapuściński avec le pouvoir ne témoignaient ni d’un cynisme calculateur, ni d’une concession faite à contre-cœur : ils étaient l’expression d’une croyance politique. Cette croyance n’avait pas empêché Kapuściński de publier en 1955 un reportage dénonçant l’incurie régnant à Nowa Huta, nouvelle ville sidérurgique, fleuron de l’industrie socialiste. Cela avait valu au jeune journaliste qu’il était d’être envoyé à l’étranger, loin de la politique locale. C’est en partie ce qui explique que ses convictions de gauche soient restées intactes, alors que la plupart des intellectuels polonais vivaient un véritable désenchantement. En Amérique Latine, où Kapuściński officiait après être passé en Afrique en tant que correspondant de l’agence polonaise PAP, c’était souvent en effet la droite conservatrice, soutenue par les intérêts nord-américains, qui menaçait le plus directement la liberté et le progrès social. Si, durant une courte période, Kapuściński a fourni des rapports — même d’une portée très limitée —, aux services de renseignements de son pays, il a donc très bien pu le faire par conviction.
Dans les années 1970, Kapuściński s’était toutefois montré de plus en plus critique envers le pouvoir polonais. Chez lui, son Négus (1978) avait été lu avec avidité — moins en tant qu’analyse de la cour vacillante d’Hailé Sélassié Ier qu’allégorie des dysfonctionnements du pouvoir en Europe de l’Est. En 1980, Kapuściński a suivi avec enthousiasme les grèves des chantiers navals de Gdańsk et, après l’instauration de la loi martiale, il a rendu sa carte du Parti. Une fois le mur de Berlin tombé, il a dressé dans Imperium (1993) un vaste rapport d’autopsie de l’empire soviétique. Certes, sans la carte du Parti ouvrier unifié et des soutiens haut placés, il lui aurait été difficile de travailler pour l’agence PAP. Il faut se souvenir toutefois qu’en Pologne plus qu’ailleurs, le pouvoir épargnait la culture de pressions idéologiques trop insistantes. De nombreux intellectuels contemporains, comme le cinéaste Andrzej Wajda ou les hommes de théâtre Tadeusz Kantor et Jerzy Grotowski, voyageaient et produisaient leurs œuvres librement, à condition de ne pas critiquer ouvertement le régime. Et si la vie de Kapuściński, qui comptait des amis aussi bien parmi les membres du Comité Central que les opposants historiques, était faite d’équilibres précaires, c’était aussi le cas d’innombrables autres Polonais. Enfin, comme le rappelle Domosławski, la question de la collaboration des journalistes avec les autorités ne concerne pas uniquement l’ancien bloc de l’Est, et la ligne rouge à ne pas franchir demeure matière à débat.
Aux origines d’un style
Bien qu’au cours de sa longue carrière l’écriture de Kapuściński ait subi un nombre de transformations, son style, fluide et littéraire, est déjà présent dès les années 1960. Kapuściński procède par scènes, reconstitue des dialogues, rythme fortement sa prose. D’une guerre l’autre – Angola, 1975 (1978), qui s’ouvre sur une description poignante du départ des colons Portugais de Luanda, en offre un superbe exemple. Il s’agit d’un récit succinct, avec des changements rapides de techniques narratives qui reflètent bien l’urgence et la confusion du moment. Kapuściński couronne cette première époque par Il n’y aura pas de paradis [2] (1978). Aux reportages et analyses, il juxtapose ici une lettre d’un député tanzanien, des extraits de journaux locaux, des réminiscences de sa vie de reporter, des projets de livres à écrire ou de courtes observations philosophiques, comme celle sur le silence généré par la dictature. À travers cette hétérogénéité, Kapuściński tente d’exploiter tout le potentiel de ce genre qu’est le reportage — si le journalisme objectifiant creuse un fossé entre les faits qu’il prend pour objet et l’univers des expériences personnelles du lecteur, le reportage tente de combler ce décalage. La polyphonie de Il n’y aura pas de paradis répond ainsi à la dynamique de la réalité perçue : les grands événements s’y entremêlent avec de simples tranches de vie quotidienne, le tout foisonnant de détails sensoriels.
Kapuściński sort ainsi du dilemme auquel est confronté tout reporter étranger — trouver un équilibre entre le récit et l’analyse, l’expérience et l’interprétation, esquisser le contexte historique sans abandonner l’instant immédiat, décrire ce qui constitue la règle sans oublier ce qui lui échappe. Il évite de clore ses récits, de conclure et de généraliser ; il met en scène un narrateur qui, en tant qu’être humain, dévoile son incertitude, et en tant qu’auteur révèle l’impossibilité d’achever son œuvre [3]. Dès le début, les écrits de Kapuściński repoussaient ainsi les limites du reportage littéraire.
Dans Le Négus, qui lui valut une renommée internationale et a été adapté par Jonathan Miller au Royal Court Théâtre de Londres, Kapuściński expérimentait à nouveau, s’approchant cette fois-ci de la fiction. Le livre aborde la fin du règne d’Hailé Sélassié à travers les récits des dignitaires de sa cour ; beaucoup ont vu dans ses personnages des créations artistiques. Plusieurs historiens ont mis en doute le fait que, sous le régime sanglant du colonel Mengistu Hailé Mariam, Kapuściński ait pu réellement rencontrer d’anciens notables, dont il ne cite que les initiales ; leurs fonctions ne correspondraient pas, en outre, à la réalité éthiopienne.
Kapuściński a, certes, forcé le trait : Hailé Sélassié n’était pas illettré, comme le décrit Le Négus, et il ne laissait pas son petit chien uriner sur les chaussures des ses dignitaires. La véracité stricte ne semblait pourtant pas primordiale aux yeux de la plupart des lecteurs. Lorsqu’un des notables se met à citer un célèbre poème polonais, le lecteur comprend que Le Négus dit autant de la Pologne que de l’Éthiopie. Les reporters polonais étaient habitués à louvoyer pour duper la censure et à éviter de mettre en danger leurs sources : leurs récits ne devaient pas être lus littéralement. Et si le reportage littéraire s’est tellement développé en Pologne, c’est justement pour sa capacité à multiplier les niveaux de lecture à travers des allégories et des métaphores. Lorsqu’une dépêche, citée à la fin du livre, annonce que l’empereur est mort de façon naturelle, le lecteur polonais a le sang glacé : le langage de presse officielle est pour lui le signe du mensonge.
Le langage joue justement un rôle primordial dans Le Négus. Pour distinguer la langue des notables de celle du narrateur, et ainsi figurer le caractère archaïque et rigide du pouvoir absolu – quel qu’il soit –, Kapuściński emprunte à la littérature baroque polonaise de longues phrases, imitant la syntaxe latine [4]. L’autorité possède ici elle-même un caractère fictif, et elle s’effondre lorsque personne n’y croit plus. Cet effondrement progressif se reflète dans l’effondrement de la syntaxe, et le texte devient de plus en plus haletant. Le narrateur – l’alter ego de Kapuściński – qui s’exprime, lui, dans une langue contemporaine, précise et concise, met les récits des notables en perspective et intervient presqu’en juge. Il se place ainsi du côté des révolutionnaires, qui représentent ici un autre pouvoir, non moins autoritaire, mais plus moderne et plus juste. Il faudra attendre le livre suivant, Le Shah (1982), pour que Kapuściński analyse les lendemains amers des révolutions (en l’occurrence, celle d’Iran) ; une critique de l’Éthiopie de Hailé Mengistu Mariam, soutenue par l’URSS, n’aurait pas pu paraître dans la Pologne de la fin des années 1970 [5].
Les observateurs étrangers ont vu dans Le Négus une métaphore universelle : Alvin Toffler l’a qualifié de « fable effrayante et brillante », Salman Rushdie l’a comparé au Prince de « Machiavel réécrit par Italo Calvino », et John Updike jugeait qu’il « produi[sait] le même effet qu’un Kafka qui décrirait son ″Château″ de l’intérieur [6] ». Autant de références fictionnelles : la valeur du Négus s’avérait moins documentaire qu’artistique. Et l’efficacité du livre découlait peut-être du fait que le lecteur était maintenu dans le doute (vérité ? fiction ?), en position de faiblesse ; une manière de plus pour Kapuściński de recréer le jeu de pouvoirs.
Kapuściński, qui qualifiait son travail de « reportage littéraire », le comparait parfois au « nouveau journalisme » né aux États-Unis dans les années 1960 avec Tom Wolfe, Norman Mailer, Gay Talese, Truman Capote ou Hunter S. Thompson. Il s’identifiait tout de même aussi bien au reportage européen, qui laissait traditionnellement une plus grande place à la subjectivité. L’écriture de Kapuściński puisait justement sa force dans l’empathie — pour lui, la principale qualité d’un reporter. Il semblait par ailleurs résigné face à l’impossibilité d’éviter des erreurs factuelles et n’enregistrait pas ses interviews, préférant prendre des notes, souvent en fin de journée. Si tu ne te souviens pas d’un détail, disait-il, c’est qu’il n’était pas important. Il ne s’agissait pas de négligence ; la fidélité à « l’essence des choses » et la capture de « l’esprit du temps » primait à ses yeux sur la description exacte des faits.
Cette approche a trouvé ses défenseurs. Neal Asherson estime par exemple que même si Kapuściński « était capable d’inventer pour rendre la vérité encore plus vraie », ceci faisait de lui « un grand conteur, (″story-teller″), mais pas un menteur ». Ce n’est pas l’avis de tout le monde. Pour Peter Englund, l’ajout d’une seule note de fiction suffit pour qu’un texte factuel change complètement de statut et le journalisme perd ainsi de sa crédibilité. Qu’il utilise des techniques romanesques est une chose ; une autre, qu’il prenne ses libertés avec les faits. Paweł Zajas y voit une rupture – moralement questionnable – du « pacte référentiel », ce pacte tacite entre l’auteur et le lecteur qui concerne le statut du texte, et il déplore que Kapuściński bénéficie de l’engouement du lecteur pour « les histoires vraies », sans se priver toutefois de la possibilité d’embellir ces histoires à sa guise, que lui offre la fiction. Jędrzej Morawiecki déplore enfin que la critique des méthodes de Kapuściński, devenu une icône du reportage littéraire, mette en péril le genre en tant que tel, et que ceux qui défendent la fidélité aux faits se retrouvent, souvent malgré eux, du côté d’un journalisme corporatif formaté — face aux partisans d’une certaine liberté artistique.
Toute œuvre de non-fiction puise une grande partie de sa légitimité dans l’autorité de l’auteur. Les quatrièmes de couverture de diverses éditions de livres de Kapuściński le disaient témoin de vingt-huit coups d’état et révolutions, quatre fois condamné à mort et proche de Che Guevara, Salvador Allende ou Patrice Lumumba. Selon Artur Domosławski, Kapuściński était conscient que sa légende augmentait la force de son écriture et une certaine exagération n’aurait pas épargné le récit de sa propre vie. La posture de reporter-aventurier qu’adoptait Kapuściński pourrait en effet être analysée à la lumière de récits d’initiation masculine dans la tradition, par exemple, d’Ernest Hemingway. Son monde demeurait aussi décidemment masculin, même lorsque son alter ego littéraire se transformait en voyageur-penseur humble qui dévoile ses faiblesses – un nouveau personnage, qui, selon Kinga Kosmala, devait souligner ses affinités avec les « subalternes ».
De l’histoire à la culture
À ses débuts, Kapuściński, historien de formation, adoptait une lecture du monde fondée essentiellement sur l’analyse des événements et des processus historiques. La fin de la guerre froide et la guerre en ex-Yougoslavie amenait toutefois de nombreux penseurs de l’époque à développer une nouvelle perspective — les interprétations culturelles l’emportaient dorénavant partout sur les lectures historiques. Le débat se concentrait sur la « fin de l’Histoire » et le « choc des civilisations ». Les identités religieuses ou ethniques semblaient constituer les principales forces motrices de l’humanité, et les guerres étaient plus souvent attribuées à l’altérité culturelle qu’aux mécanismes économiques. Kapuściński, lecteur de plus en plus assidu de grandes analyses théoriques, a fait de ce changement d’angle le sien. Lorsqu’il observait les grands bouleversements des années 1960 en Afrique, mais aussi en Géorgie ou Kirghizie, il était déjà fasciné par le conflit entre les traditions locales et l’avènement de la modernisation à l’occidentale, qui lui semblait pourtant nécessaire pour déboulonner les anciens despotismes. Les luttes d’émancipation qu’il tentait de décrypter jusqu’alors semblaient toutefois avoir abouti à des impasses, et les dictatures et les révolutions se répétaient. À la recherche de mécanismes plus profonds, Kapuściński s’intéressait dorénavant plutôt à la continuité qu’au changement. Et il voyait dans le grand reporter un « traducteur », un « passeur » de cultures. Ses lecteurs, en prise avec le nouveau monde, étaient avides d’explication. La différence culturelle les passionnait. Elle attirait avec la promesse de consommation de nouvelles expériences, nourrissait des fantasmes d’alternative dans un quotidien rongé par la routine, et terrifiait en même temps par son potentiel explosif.
Lorsque Kapuściński définissait son objet comme les « cultures », il semblait apparenter sa tâche à celle de l’ethnographe. Si la chronologie des textes rassemblés jadis dans Il n’y aura pas de paradis était chamboulée, chacun d’eux était toutefois daté. Lorsque vingt ans plus tard, dans Ébène (1998), la datation a tendance à disparaître, la vocation d’historien semble être définitivement vaincue par le regard ethnographique, comme s’il s’agissait à présent d’esquisser des vérités intemporelles qui dépasseraient leurs manifestations dans l’Histoire. Ce n’est donc pas un hasard si dans Mes Voyages avec Hérodote (2006), un essai historique et philosophique où le voyage se déroule non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps, Kapuściński s’appuie sur l’historien antique le plus sensible aux différences culturelles. Il profite de l’occasion pour revenir sur ses propres analyses dans une perspective plus culturaliste [7], et émet le souhait de consacrer un prochain ouvrage à l’ethnographe Bronislaw Malinowski.
Quelle ethnographie ?
Dans sa première grande période, lorsque Kapuściński aspirait surtout à être un témoin de l’Histoire en devenir, ses méthodes de travail pouvaient rappeler celles des fondateurs de ce qu’on appelle « l’observation participante ». Les longs échanges avec les « informateurs locaux », qui constituaient la base de l’ethnographie plus traditionnelle, ne se retrouvaient chez eux qu’au deuxième plan. Ce qui primait, c’était l’expérience, construite sur du vécu physique de la vie quotidienne, gage de légitimité – le fameux « j’y étais », que James Clifford présentait comme le « mode d’autorité expérientiel [8] ». De la même manière, Kapuściński s’appuyait surtout sur son propre don d’observation.
Avec Imperium (1993), livre fondé sur ses voyages à travers l’espace postsoviétique, l’introduction d’un nouveau regard, moins historiciste et plus culturaliste, s’accompagne d’un changement progressif de méthode. L’accent est toujours mis sur l’expérience, mais l’observation du terrain joue un rôle de plus en plus réduit, et l’interprétation prend le dessus. Cette interprétation se fait à la lumière d’un corpus impressionnant de textes (Imperium affiche une liste de soixante références bibliographiques). De fait, la culture elle-même y est perçue comme un assemblage de textes soumis à l’interprétation, ainsi que chez les fondateurs de ce que James Clifford qualifie d’« anthropologie interprétative ». Une anthropologie où l’ethnographe s’apparente effectivement au traducteur littéraire ou, plus spécifiquement, au critique qui rassemble les significations éparses d’un texte sous une seule intention cohérente. En définissant le reporter comme « traducteur de cultures », Kapuściński semble partager cette croyance en la culture comme un tout cohérent. Lui aussi recherche la synecdoque, ce petit fragment qui reflèterait le tout. Et son travail paraît animé par la même utopie – établir un accès à la fois sensuel et intellectuel à une autre culture, à travers une mosaïque de fragments choisis.
Sous la plume des anthropologues de l’école « interprétative », l’événement, séparé de ses acteurs et de leurs intentions, devient « texte ». L’acteur de l’événement particulier ou l’auteur spécifique d’un discours, est remplacé par un auteur général, « le sujet absolu » (« les Trobriandais » ou « les Nuer »). De la même manière, Kapuściński parle « des Russes » dans Imperium, et « des Africains » dans Ébène. Chez lui aussi, les personnages individuels perdent de plus en plus leur autonomie. Leur vécu, tout comme leur parole, est le plus souvent utilisé pour valider un propos formulé au préalable, à la lecture de textes. Il en va de même avec l’expérience propre de l’auteur – ce n’est qu’une fois confrontée aux textes théoriques qu’elle débouche sur des généralisations.
Le biais ethnographique, apparu dans la vision du monde de Kapuściński au cours des années 1990, le tire en effet vers une conception de l’ethnographie déjà controversée. Les nouvelles tendances ethnographiques tentaient en effet de rompre avec la convention littéraire/herméneutique, pour faire de l’ethnographie « un processus dialogique où les interlocuteurs s’emploient à négocier une vision partagée de la réalité [9] ». Si, dans ses réflexions théoriques, Kapuściński reconnaissait pleinement la nécessité d’un tel dialogue [10], il ne l’a pas incorporé dans Imperium ou Ébène. Et paradoxalement, en s’orientant vers une ethnographie classique, il s’éloignait lui-même de ses grandes trouvailles de l’époque précédente – les formes ouvertes, polyphoniques, non-totalisantes de Il n’y aura pas de paradis.
Imperium a rencontré un grand succès, mais aussi de fortes critiques. En effet, Kapuściński n’y échappe pas aux généralisations simplificatrices, dans la tradition des récits de voyage européens. La Russie, décrite au moyen de phrases longues et statiques, dans un récit à la structure délibérément distendue, semble ici un vaste espace d’inertie et de fatalisme où tout changement profond demeure impossible, du fait du conditionnement culturel. L’URSS ne disparaît pas à la faveur d’événements fulgurants, comme ceux dont Kapuściński a été témoin ailleurs, mais s’affaisse insensiblement. Si Kapuściński a proclamé son intérêt pour l’école des Annales et l’histoire au long cours, son écriture évolue ici plutôt vers des descriptions essentialistes. Et même lorsqu’il déclare que la synthèse qu’il a tentée dans Imperium était sujette à un inévitable effritement, ce dernier semblait refléter son objet, perçu comme l’incarnation de perpétuelle désintégration.
Une vision exotique
Lors du partage colonial de l’Afrique, comme se plaisait à le rappeler Kapuściński, la Pologne était elle-même un pays annexé par des puissances voisines. Cela, affirmait-il, l’aidait à inspirer facilement confiance dans le monde postcolonial qui s’émancipait alors des anciens pouvoirs ¬— le passeport du bloc de l’Est y étant aussi pour quelque chose. Peut-on dire pourtant que les Polonais portaient sur ce continent un regard très différent de celui des habitants des anciens empires coloniaux ? Dans la Pologne reconstituée d’après 1918, la Ligue Maritime et Coloniale, qui revendiquait le droit aux colonies, affichait plus d’un million de membres. Le statut périphérique du pays exacerbait le besoin de souligner son appartenance à la « civilisation occidentale » à la faveur d’une « barbarisation » de la Russie, d’un regard exotisant porté sur les continents colonisés ou de l’adoption des concepts de race, communes à l’époque en France ou Grande-Bretagne. Kapuściński lui-même expliquait son intérêt pour l’altérité par son enfance à Pińsk, petite ville multiculturelle qui se trouve aujourd’hui au Bélarus, et où se côtoyaient alors aux confins de la Pologne Polonais, Juifs et Bélarusses — nombreux sont les historiens qui analysent aujourd’hui leurs relations à la lumière des théories postcoloniales. L’œuvre de Kapuściński se réfère passionnément aux idéaux de fraternité, épousant avec enthousiasme la cause des indépendances. Est-elle toutefois complètement libre d’un regard qui charrie un rapport caché de domination ?
Les défenseurs de Kapuściński expliquaient que blâmer Le Négus pour ses inexactitudes, c’était ne pas comprendre qu’il s’agissait d’une allégorie. John Ryle a démonté la logique eurocentrique de telles affirmations, en invitant les lecteurs à imaginer un auteur éthiopien qui publierait un livre qu’il déclarerait fondé sur ses rencontres avec des membres anonymes du Comité Central du Parti ouvrier unifié polonais. Ne susciterait-il pas l’indignation s’il clamait ensuite que les distorsions des faits importaient peu, puisque il ne s’agissait que d’une image ? Selon Ryle, dans la vision de Kapuściński, « L’Afrique constitue […] le domaine de l’oral, du mythe, où le reporter est libéré de la contrainte des dates et des faits, du tædium de vérifications, de la tyrannie des documents et des archives. Il est libre de [généraliser sur l’Afrique [11] »->http://www.richardwebster.net/johnryle.html]. Si Kapuściński avait décrit un monde un peu plus connu de ses lecteurs – la France, par exemple – ses écarts par rapport aux faits auraient certainement été traités avec moins d’indulgence. Mais les détails de la réalité africaine intéressaient peu son public, qui désirait simplement lire une histoire captivante et « authentique », quelles que soient les modalités de cette « authenticité ». De fait, chez les écrivains européens – en commençant par un autre Polonais, Joseph Conrad –, l’Afrique a traditionnellement servi de toile de fond, de scénographie à des psychodrames individuels.
Ebène, véritable somme qui relate quarante ans d’expériences africaines, fut un grand succès international. L’écrivain kenyan Binyavanga Wainaina, auteur d’un célèbre essai satirique « How to write about Africa » (2005) avouait, toutefois, d’avoir particulièrement visé Kapuściński, dont il ne comprenait pas la popularité auprès des élites intellectuelles occidentales. David Rieff et Aleksandar Hemon partageaient ces réticences [12]. Ébène, soulignait Hemon, s’ouvrait, à juste titre, sur l’idée que l’Afrique en tant qu’unité n’existait pas et qu’on avait à faire ici avec une infinie diversité. Le livre, remarquait Hemon, foisonnait toutefois de généralisations commençant par « En Afrique », « Les Africains » ou « L’Africain ». Il en citait quelques-unes : « L’Européen et l’Africain ont une conception du temps différente, ils le perçoivent autrement, ont un rapport particulier avec lui... C’est pourquoi l’Africain qui prend place dans l’autocar ne pose aucune question sur l’heure du départ. Il entre, s’installe à une place libre et sombre aussitôt dans l’état où il passe la majeure partie de son existence : la torpeur [13] ». Difficile de lire ce passage sans penser aux stigmatisations de l’époque coloniale et aux retours contemporains du stéréotype de « l’immobilité de l’homme africain », censé exister hors de l’Histoire.
L’identité, dans les écrits de Kapuściński, est une chose qui nous est donnée une fois pour toutes ; l’auteur demeure en cela un héritier fidèle du modernisme. Il n’est pas prêt non plus à abandonner le concept de « race », qu’il associe à un territoire particulier. « Incroyable, le degré d’intégration de chaque race à son paysage, à son climat ! […] Parmi ces palmiers, ces lianes, cette forêt vierge et cette jungle, l’homme blanc est comme une pièce rapportée, bizarre et discordante » (p. 11). Dès le titre, Ébène (1998) témoigne ainsi d’une racialisation de l’espace africain, loin de l’ironie dénonciatrice de la Terre d’Ébène (1928) d’un Albert Londres.
L’Afrique apparaît dans Ebène comme le lieu de manifestation des extrêmes – pauvreté, climat, violence. Rien n’y semble ordinaire ou familier. Kapuściński y rencontre-t-il des intellectuels, des écrivains, des artistes ou des entrepreneurs ? Il n’en fait pas état, et, hormis quelques fonctionnaires, les personnages sont soit des dictateurs sanguinaires (Idi Amin Dada ou Charles Taylor), soit des gens simples admirés pour leur capacité de survie. Les cultures africaines sont décrites comme « infiniment compliquées », « alambiquées » et « mystérieuses » (p. 36). Pas de bibliographie, dans Ébène ; Kapuściński appuie son autorité sur un parcours semi-initiatique qui le porte de l’ignorance à l’expertise. Il séduit les lecteurs en se présentant initialement comme l’un d’eux — un étranger forcément perplexe vis-à-vis de ce qui est présenté comme une différence radicale. Légitimé par son expérience, il devient vite un guide rassurant.
Si, dans la presse polonaise, Kapuściński s’élevait contre les méfaits de la mondialisation et de l’interventionnisme occidental, notamment en Iraq, Ebène ne mentionne pas l’ingérence étrangère, toujours présente – fût-ce insidieusement – après les indépendances. Dès lors, la seule raison de la défaillance apparente de nombreux états africains semble être une inadaptation culturelle à la démocratisation, qui mène à l’appropriation du pouvoir par des tyrans corrompus. Et lorsque Kapuściński sort de cette perspective culturaliste, ce n’est que pour s’interroger sur les mécanismes universels du pouvoir.
Les débats passionnels suscités par l’œuvre de Kapuściński démontrent à quel point elle constitue un objet fécond s’offrant à une réappropriation critique. Nombre de ses livres – parmi lesquels D’une guerre l’autre ‒ Angola 1975 ou Le Négus – conservent une grande puissance. Dans son ambition (utopique), de capter, synthétiser et expliquer les mutations du monde, le reportage y apparaît comme un instrument à poser des questions plutôt qu’à élaborer les réponses. C’est lorsqu’il essaie d’ouvrir plutôt que de clore le débat, lorsqu’il n’illustre pas une théorie générale, mais la soumet à l’épreuve de la réalité, lorsqu’il garde une place pour l’individuel, l’aléatoire, l’exceptionnel, que Ryszard Kapuściński justifie magistralement son statut d’icône du reportage littéraire.
Kapuściński selon sa traductrice, par Véronique Patte
L’article d’Olga Stanisławska revient sur les polémiques suscitées par l’œuvre du grand reporter polonais, avant et surtout après la publication du livre d’Artur Domosławski [14] : nature du reportage littéraire, frontières entre réalité et fiction, lecture historiciste et culturaliste du monde, persistance du regard colonial, collaboration avec le pouvoir. Olga Stanisławska propose aussi une analyse de certaines œuvres de Ryszard Kapuściński tant sur le fond que sur le style de l’écrivain : D’une guerre l’autre, La guerre du foot [15], Le Négus, Imperium.
En tant que traductrice de l’œuvre de l’écrivain polonais, j’ai eu l’occasion de lire et de relire à fond chacun de ses ouvrages et je me dois de rectifier certaines affirmations.
En ce qui concerne les critères du reportage littéraire, Olga Stanisławska montre bien l’apport de Kapuściński dont « dès le début les écrits repoussaient les limites » : il s’agit d’un sujet immensément fécond et hautement polémique que je laisse aux théoriciens de la littérature.
En revanche, il m’est difficile de laisser passer certaines prises de position qui ne me semblent pas fondées.
Tout d’abord, Olga Stanisławska se permet d’opposer la posture « colonialiste » de Kapuściński à celle d’Albert Londres, « dénonciateur du colonialisme » : d’après elle, Ébène foisonne de généralisations concernant l’Afrique, les Africains, l’Africain…, généralisations dans lesquelles l’auteure voit « la persistance d’un regard colonial » et un retour du stéréotype de « l’immobilité de l’homme africain, censé exister hors de l’Histoire ». De telles affirmations mériteraient d’être étayées sur davantage d’exemples issus de l’oeuvre de Kapuściński, au lieu de s’appuyer sur une liste de noms des tenants de cette thèse « colonialiste » (Zajas, Morawiecki, Ryle…). Olga Stanisławska se réfère, certes, à quelques fragments d’Ébène, selon lesquels les cultures africaines sont décrites par Kapuściński comme « infiniment compliquées », « alambiquées » et « mystérieuses ». Mais ces mots, sortis de leur contexte, sont abusivement déformés. Voici très exactement ce qu’écrit Kapuściński : « Dans toute l’Afrique, chaque communauté de quelque importance a sa propre culture, un système original de croyances et de coutumes, sa langue et ses tabous ; tout cela est infiniment compliqué, alambiqué et mystérieux. C’est la raison pour laquelle les grands anthropologues n’ont jamais employé l’expression de « culture africaine » ou de « religion africaine », sachant que ces concepts n’existent pas, que l’essence de l’Afrique est son infinie diversité. Ils considèrent la culture de chaque peuple comme un monde à part, singulier, unique… La pensée européenne est encline à la réduction rationnelle, à la classification systématique et aux simplifications, elle fourre volontiers tout ce qui est africain dans un même sac et se satisfait de stéréotypes faciles ». (Ébène, Plon, p. 36).
Avancer, comme le fait Olga Stanisławska, que, contrairement à Albert Londres qui recourt à « l’ironie dénonciatrice », dans Terre d’Ébène, Kapuściński expose une « racialisation de l’espace », dans Ébène, est une affirmation pour le moins étonnante. Relisons en effet ce qu’écrit Albert Londres :
« … voici les Noirs, les vrais, les purs, non les enfants du suffrage universel, mais ceux du vieux Cham. Comme ils sont gentils ! Ils accourent de leur brousse pour vous dire Bonjou ! Ils agitent leurs bras avec tant de sincérité, un sourire vernit si bien leur visage que c’est à croire que nous leur faisons plaisir à voir. Ils vous regardent comme si dans le temps ils avaient été des chiens à qui vous auriez donné du sucre. Parmi eux on se sent une espèce de bon Dieu en balade…
Ils vont leur « pied la route ». Où vont-ils toujours en marche ? Loin. Très loin. Un voyage d’une semaine n’est pour eux qu’une affaire très ordinaire.
Ils marchent comme nous respirons.
Les hommes marchent, les femmes marchent, les enfants marchent, d’une jambe courageuse, d’un coeur sans détour. Toute l’Afrique marche au lever du jour…” (Albert Londres, Terre d’Ébène, Arléa-poche, 2008, p. 28)
Ou un peu plus loin :
« Sans un sou, le boubou sur le dos, la calebasse vide sur la tête, gais (quand le nègre est triste, il meurt), ils traversent l’Afrique comme nous passons d’un trottoir à l’autre. Le soir venu ils s’assoient dans un village…
– Ti va bien ? Moi, ji vais bien.
Pas de pauvres chez les noirs. Ils pratiquent le vrai communisme…
Pour eux l’argent est sans valeur. Le mot économique est inconnu de leurs dialectes. Notre formule „faire fortune” est ici sans signification… » (Lidem, p. 30-31).
Force est de constater que les généralisations sur le « nègre », le « noir » ou sur l’Afrique se rencontrent chez Albert Londres à chaque page ou presque. L’époque où il écrit son texte est certes éloignée de celle où Kapuściński parcourt le continent à l’heure des décolonisations. Il n’empêche que la phrase d’Olga Stanisławska selon laquelle « Ébène témoigne ainsi d’une racialisation de l’espace africain, loin de l’ironie dénonciatrice de la Terre d’Ébène d’un Albert Londres » peut aisément être retournée car dès le début d’Ébène, la position du grand reporter est clairement définie :
« J’ai vécu en Afrique pendant des années… J’ai sillonné le continent, évitant les itinéraires officiels, les palais, les hommes importants et la grande politique. J’ai préféré me déplacer en camion de fortune, courir le désert avec des nomades, être l’hôte de paysans de la savane tropicale. Leur vie est une peine, un tourment qu’ils supportent avec une endurance et une sérénité stupéfiantes.
Ce n’est donc pas un livre sur l’Afrique, mais sur quelques hommes de là-bas, sur mes rencontres avec eux, sur le temps que nous avons passé ensemble. Ce continent est trop vaste pour être décrit. C’est un véritable océan, une planète à part, un cosmos hétérogène et immensément riche Nous disons Afrique, mais c’est une simplification sommaire et commode. En réalité, à part la notion géographique, l’Afrique n’existe pas ». (Ryszard Kapuściński, Ébène, Plon p. 7).
Une autre remarque d’Olga Stanisławska laisse perplexe : elle porte sur l’instrumentalisation de l’Afrique par les auteurs européens : « … chez les écrivains européens – en commençant par un autre Polonais, Joseph Conrad -, l’Afrique a traditionnellement servi de toile de fond, de scénographie à des psychodrames individuels », écrit-elle. Je me garderais bien de commenter cette critique visant l’œuvre de l’immense écrivain qu’est Joseph Conrad. En revanche, je me demande à quels psychodrames individuels Olga Stanisławska fait allusion dans l’œuvre de Kapuściński que je connais beaucoup mieux. Est-ce l’épisode narré dans le chapitre « Le cœur du cobra », avec l’attaque et la mise à mort du dangereux reptile ? Le cambriolage de la chambre du grand reporter dans le chapitre « Ma ruelle » ? L’aventure rocambolesque raconté dans le chapitre « Le gouffre d’Onitsha » lorsque le véhicule du reporter sombre dans une ornière ? Autant d’aventures personnelles visant à « faire comprendre de l’intérieur la réalité environnante, à montrer le monde à travers des détails, bref à « faire voir la mer dans une goutte d’eau ». Nous touchons à la spécificité de l’écriture de Kapuściński, héros de ses récits. Par ailleurs, comment peut-on considérer Ébène comme « une toile de fond… », quand dans la trentaine de chapitres que compte l’ouvrage, l’auteur ne cesse d’expliquer, de commenter, d’illustrer, de questionner, quitte à rendre certains passages parfois proches de la didactique ! (Révolution à Zanzibar en 1964, coup d’État au Nigeria en 1966, dictature d’Amin de 1971 à 1979, génocide rwandais en 1994, guerres soudanaises de 1962 à 1972 et de 1983 à…, Éthiopie après Mengistu, sanglante histoire du Liberia, de Tubman à Taylor en passant par Doe…).
Autre thème abordé par Olga Stanisławska : la collaboration de Kapuściński avec les services secrets polonais. Il est avéré aujourd’hui que le « Le dossier » (nom du chapitre consacré à ce thème dans le livre d’Artur Domosławski) est vide : il y eut bien quelques tentatives de la part des services secrets pour convaincre l’écrivain à effectuer des « missions d’espionnage » lors de séjours à l’étranger. Chaque fois, Kapuściński, maître de l’esquive quand il le fallait, réussit à les déjouer, avec habileté, soit en omettant d’écrire les « rapports » qu’on attendait de lui, soit en fournissant des informations ne portant pas à conséquence. Quoi qu’il en soit, il est toujours difficile de juger les comportements d’un créateur pris dans l’étau d’un régime autoritaire. Ce que je retiens, c’est que dès 1955, Kapuściński publiait un reportage critique sur les conditions de vie des ouvriers de Nowa Huta, phare de l’industrie socialiste, que Le Négus était interprété et lu par les lecteurs polonais ainsi que ceux des démocraties populaires des années 1970 comme une critique de leurs propres régimes.
Je ne partage pas non plus le point de vue d’Olga Stanisławska, selon lequel « Ebène ne mentionne pas l’ingérence étrangère, toujours présente – fût-ce insidieusement – après les indépendances ». Dans le chapitre intitulé « Amin », Ryszard Kapuściński évoque très clairement, sans équivoque, la main mise des Britanniques sur l’Ouganda après l’Indépendance.
Un autre exemple va à l’encontre de cette affirmation, dans le chapitre intitulé « Conférence sur le Rwanda » :
« … Peut-être l’hécatombe de 1994 aurait-elle été évitée, s’il n’y avait eu ce coup de téléphone : un S.O.S. adressé par le général Habyarimana au président Mitterrand.
Mitterrand subit une forte pression de la part d’un lobby pro-africain. Contrairement à la majorité des métropoles européennes qui se sont radicalement débarrassées de leur héritage colonial, la France représente un cas de figure à part. Après la décolonisation, il reste un groupe important, actif et bien organisé d’hommes qui ont fait carrière dans l’administration coloniale, qui ont vécu (comme des coqs en pâte !) dans les colonies et se sentent maintenant, en Europe, étrangers, inaptes et inutiles. D’un autre côté, ils sont profondément convaincus que la France est non seulement un pays européen mais aussi une communauté regroupant tous les peuples de culture et de langue françaises, bref, que la France, c’est aussi un espace culturel et linguistique : la Francophonie… » (Ébène, Plon, p. 179,180).
Quant à l’affirmation d’Olga Stanisławska selon laquelle le monde serait « décidemment masculin, même lorsque son alter ego littéraire se transformait en voyageur-penseur humble qui dévoile ses faiblesses… », elle me laisse quelque peu perplexe. Il est évident que Kapuściński décrit un monde où la gente masculine est dominante et où ses interlocuteurs sont pour la plupart des hommes. Néanmoins, quand on lit l’œuvre de Kapuściński, on est étonné par la présence récurrente de la femme, une présence souvent poétique et allégorique. Je citerai entre autres Imperium, où il évoque sa mère dans le chapitre « Pińsk 39 », la fillette Tania dans le chapitre « À cloche-pied par-dessus les flaques », Tamila Tevdoradze, l’étudiante à la beauté mystérieuse dans le chapitre « Le Sud 67 – La Géorgie », la florathérapeute Gulnara Guseinova dans le chapitre « Le Sud 67 – l’Azerbaïdjan », Galina Starovoïtova dans le chapitre « Le piège », Galina Gobiernia et Bronisława Kamielowska dans le chapitre « La pomone de la petite ville de Drohobycz »… Les figures féminines illuminent également D’une guerre l’autre, à commencer par l’irrésistible dona Cartagina, femme de ménage de l’hôtel de Kapuściński à Luanda, puis dona Esmeralda, Maria, la tragique combattante Carlotta, la vieille mère d’Umberto qui cuit du pain pour les soldats quel que soit leur bord. Sans oublier, Madame Diouf à qui un chapitre (« Madame Diouf rentre à la maison ») est consacré dans Ébène…
Pour conclure, je voudrais revenir sur les propos d’Olga Stanisławska selon lesquels « … les détails de la réalité africaine intéressaient peu son public, qui désirait simplement lire une histoire captivante et « authentique », quelles que soient les modalités de cette authenticité ». Ce jugement qui atteste d’une lecture partiale de l’œuvre de Kapuściński fait également peu de cas du lecteur, de son autonomie et de sa culture. J’en ai pour preuve les nombreuses lectures, tables rondes et rencontres sur l’œuvre de Kapuściński, que j’effectue dans des bibliothèques, des médiathèques, des centres culturels et autres lieux, et je demeure toujours surprise par la pertinence des lecteurs, tout autant captivés par la réalité des pays, des peuples, des histoires racontées par le grand reporter et écrivain que par son style.