Recension Histoire

L’ADN du Moyen-Âge

À propos de : Patrick Geary, Comment la génétique réécrit l’histoire du Moyen Âge, CNRS éditions


par , le 8 décembre


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La génétique s’invite dans les débats sur le haut Moyen Âge : en articulant données biologiques, archéologiques et historiques, elle renouvelle l’étude des migrations et des identités, loin des modèles raciaux et des récits figés d’origine des peuples européens.

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les historiens affirmaient que l’Europe du haut Moyen Âge était née d’invasions barbares qui auraient mis fin à l’Empire romain. Cette vision a été très largement remise en cause depuis, même si elle a perduré longtemps dans les programmes scolaires, voire encore dans certaines publications non scientifiques aujourd’hui. Différents modèles ont tenté d’expliquer les changements politiques, sociaux et démographiques de la fin de l’Antiquité et du haut Moyen Âge à l’aune des sciences sociales. Patrick Geary, aujourd’hui professeur émérite d’histoire médiévale à l’Institute for Advanced Study de Princeton et à l’université de Californie à Los Angeles, a consacré une bonne partie de sa carrière à ces questions, et notamment à la problématique de la formation des identités ethniques. Ces dernières années, il a en outre travaillé au sein d’un vaste projet financé par l’European Research Council (ERC) et baptisé HistoGenes. Integrating Genetic, Archaeological & Historical Perspectives on Eastern Central Europe, 400-900 AD.

Un livre plaidoyer

Comment la génétique réécrit l’histoire du Moyen Âge est issu des travaux de ce groupe de recherche pluridisciplinaire. Le projet a réuni des scientifiques de nombreuses disciplines et a réussi le pari de faire travailler ensemble, malgré des différences méthodologiques assumées, des spécialistes de sciences dites « dures » et de sciences humaines. Ce dialogue véritablement interdisciplinaire a permis l’étude des populations du bassin des Carpates en ayant recours aussi bien à l’histoire et à l’archéologie qu’à la génétique. Les Carpates ont été choisies en raison de leur position géographique et de leur histoire démographique. Entre la fin de l’Empire romain et les premiers siècles médiévaux, cette zone a connu plusieurs vastes mouvements de population et des changements culturels majeurs. L’étude de la génétique de ces populations permet donc de compléter, voire de nuancer, ce que nous savons de ces mouvements.

On peut les appeler mouvements faute de mieux car, comme le dit bien l’auteur, les termes employés sont sujets à caution et n’ont pas la même portée pour un généticien ou un archéologue. Les précautions méthodologiques forment d’ailleurs le gros de l’ouvrage et, de manière très pédagogique, Patrick Geary explique toujours quels sont les biais possibles d’une approche génétique. Le premier chapitre est ainsi consacré à « L’héritage dangereux de l’histoire racialisée ».

Certains chercheurs se montrent en effet sceptiques à l’idée d’une étude génétique des populations, et à raison. La science raciale du XIXe siècle a développé, notamment chez les historiens allemands, ce que l’on appelle l’archéologie du peuplement ou des établissements (Siedlungsarchäologische Methode) et a associé, dans l’esprit des Lumières, un peuple à une langue, une identité et une « âme de la nation » qui seraient fixes et immuables. Cette approche, portée entre autres par l’archéologue Gustaf Kossinna (1858-1931), suppose la coïncidence entre des cultures matérielles archéologiques et des groupes ethniques : tel ou tel objet serait représentatif d’un peuple, avec une idée de hiérarchie entre ces peuples. Kossinna et d’autres croisent ces données avec des éléments supposément biologiques : l’archéologue établit ainsi une carte de la « culture de Roessen » à partir d’un type de poterie et de crânes supposément spécifiques… Et « il ne s’est pas arrêté là. Il a cherché dans toute l’Europe, dans les crânes de ses contemporains européens, des preuves de l’expansion des peuples germaniques au sein de l’Empire romain » (p. 24). Les nazis ont évidemment été friands de ce genre d’étude.

Ayant tôt suscité des rejets importants, notamment de la part des historiens francophones à l’exemple d’Henri Pirenne, les dérives évidentes issues de cette approche n’ont par ailleurs pas totalement disparu, ne serait-ce que par abus de langage : on utilise par exemple parfois des noms ethniques issus des sources écrites (les Goths, les Lombards…) pour désigner des cultures matérielles. Mais « les pots ne sont pas des peuples » (p. 32), et les peuples eux-mêmes ne sont pas des entités fixes : ce sont des structures dynamiques et hétérogènes. Il convient de noter que le présent livre n’est pas une traduction mais (à l’exception des premiers chapitres, traduits de l’allemand [1]) un ouvrage écrit directement en français et donc à destination d’un public francophone, tenant compte de ses réticences spécifiques à ce genre d’approche.

L’approche de Patrick Geary se présente comme résolument – et heureusement – opposée à ces études anciennes, en prônant le développement d’un langage commun entre spécialistes de différentes périodes. L’ouvrage se présente comme un véritable plaidoyer en faveur d’une histoire génétique profondément transdisciplinaire et renouvelée, d’où son ton enlevé (en particulier au début) et ses phrases courtes et percutantes. Il cherche à faire des données génétiques des sources historiques comme les autres, supposant donc les mêmes précautions d’approche qu’un texte ou un artefact, et un croisement constant entre ces différentes données.

L’ADN pour les nuls

Mais pour cela, il est nécessaire de bien comprendre ce qu’est et ce que peut la génétique. À ce jour surtout utilisée pour des problématiques remontant à une préhistoire très ancienne (l’étude des différentes lignées humaines) ou bien pour des éléments assez anecdotiques à l’échelle de l’histoire, la génétique a par exemple permis de déterminer que le squelette découvert en 2012 sous un parking de Leicester était bien celui de Richard III. Mais sans doute peut-elle « être appliquée à des questions historiques plus vastes et plus importantes » (p. 44) que l’histoire d’un squelette ou la détermination des enfants biologiques d’une célébrité.

Ossements de Richard III
Photo : PC/AP Photo/University of Leicester

Patrick Geary se lance donc, dans deux chapitres assez techniques, dans une explication des principes essentiels de la recherche génétique. Si l’on se gardera ici de les résumer, l’un des intérêts majeurs de ces pages – outre qu’elles montrent que l’auteur a assimilé les codes de disciplines éloignées de l’histoire – est de souligner les biais et les difficultés de l’exploitation de l’ADN, en particulier de l’ADN ancien. Un exemple parmi d’autres : l’ADN d’une personne du haut Moyen Âge peut être contaminé par l’ADN de nombreuses autres personnes, aussi bien celles qui l’ont enterrée il y a des siècles que les archéologues, puis les généticiens, voire les fabricants de gants des laborantins à l’autre bout du monde ! Certes, ces difficultés sont de mieux en mieux surmontées et l’on sait par ailleurs que certaines parties du squelette, comme l’os pétreux (partie de l’os temporal), sont particulièrement propices à l’extraction de l’ADN. En outre, certaines données anciennes sont comparées à des bases de données contemporaines, ce qui pose de gros problèmes d’interprétation. Patrick Geary montre bien que ces outils sont imparfaits, comme l’est chacune des sources qu’utilisent les historiens.

Brassages génétiques dans les Carpates

Consacré à un essai d’histoire génomique du bassin des Carpates, le cœur de l’ouvrage et de la démonstration cherche à retracer l’histoire de la région entre la fin de l’Empire romain et le début de l’époque carolingienne en intégrant les études génomiques comme une source parmi d’autres, ce qui s’avère particulièrement concluant. Le bassin des Carpates connaît en effet plusieurs dominations successives, attestées par les textes, mais qui ne se manifestent pas toutes de la même manière du point de vue des populations.

Dès l’époque romaine, la population des Carpates est diverse. Comme dans la ville de Rome elle-même, bon nombre de personnes ont des ascendances méditerranéennes, proche-orientales ou nord-africaines, et sont parfaitement intégrées : on ne peut pas les distinguer du point de vue de la culture matérielle. Par ailleurs, il n’y a pas de différence fondamentale entre les deux côtés du limes (nom que l’on donne à la « frontière » militarisée de l’empire). Après la période romaine, c’est l’ascendance européenne qui domine, mais sans homogénéité. Au Ve siècle ensuite, les Huns s’emparent de la zone, mais cela ne se traduit pas par d’importants mouvements de population depuis les steppes : « il existe des preuves de certaines pratiques culturelles associées aux sociétés steppiques, ainsi que d’une certaine continuité génétique avec les populations d’Asie centrale, mais ces deux éléments sont diffus et limités » (p. 95). Ce qui domine, c’est bien l’hétérogénéité génomique et, par ailleurs, il n’y a pas forcément de lien entre une ascendance asiatique et la pratique de la déformation volontaire du crâne, typique des Huns. Les gènes ne font pas la culture.

Pendant la période lombarde, on trouve la trace d’un plus grand nombre de personnes d’origine nordique qu’auparavant, mais aussi d’une consolidation politique – preuve que les mouvements de population ne sont pas des facteurs de déstabilisation. Dans cette zone comme au nord de l’Italie, il semble aussi que des communautés nouvelles soient créées, avec des traces de migration à l’âge adulte. En Italie, les élites italiennes locales se sont vraisemblablement rapidement acculturées aux coutumes lombardes et ont rapidement rejoint le sommet de la hiérarchie sociale. La peste dite de Justinien frappe la région dès les années 540 et, si elle est bien à l’origine d’une surmortalité, elle ne perturbe pas les normes funéraires.

Enfin, les Avars s’emparent de la région dans la seconde moitié du VIe siècle. Cette fois, le changement est plus visible : les tombes de l’élite de cette époque montrent toutes des ascendances d’Asie du nord-est, ce qui suggère un mouvement assez rapide d’est en ouest. Quelques pratiques culturelles typiquement asiatiques sont par ailleurs visibles, notamment dans les pratiques de parenté. Pour autant, la génétique invite à se déprendre d’une vision trop schématique ou trop biologique du phénomène, comme le montre l’étude des cimetières de Mödling et Leobersdorf. Situés à 20 km l’un de l’autre, ils portent des traits culturels communs (mêmes objets dans les tombes), toutefois leurs populations sont génétiquement différentes : ascendance européenne à Mödling, asiatique à Leobersdorf.

Finalement, même en s’intéressant aux données génétiques, Patrick Geary en vient à souligner le rôle central, dans les sociétés du haut Moyen Âge, « de la culture, des choix humains et de la résilience au cours de ces siècles tumultueux. » C’est bien là l’apport majeur de cette approche : rien n’est écrit dans les gènes. En ce sens, l’histoire génétique telle qu’elle est prônée par Patrick Geary et l’équipe d’HistoGenes ne constitue pas un bouleversement majeur de ce que l’on sait sur les populations du haut Moyen Âge. Il ne faut voir là nul problème, bien au contraire : les méthodes génétiques permettent d’affiner ce que nous savons des sociétés anciennes. Utilisées avec précaution, elles sont un atout de plus dans la boîte à outils de l’historien des populations, de la parenté ou du genre. Enfin, loin de l’image d’un Moyen Âge ethniquement homogène tel qu’il reste fantasmé par les tenants d’une vision racialisée de l’histoire, les données génétiques montrent au contraire la diversité des sociétés du passé comme du présent.

Patrick Geary, Comment la génétique réécrit l’histoire du Moyen Âge, Paris, CNRS éditions, 2025, 176 p., 23€., ISBN 9782271155375

par , le 8 décembre

Pour citer cet article :

Justine Audebrand, « L’ADN du Moyen-Âge », La Vie des idées , 8 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Patrick-Geary-genetique-Moyen-Age

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Notes

[1Patrick Geary, Herausforderungen und Gefahren der Integration von Genomdaten in die Erforschung der frühmittelalterlichen Geschichte, Berlin, Walltersten Verlag, 2021.

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