Tolkien est désormais étudié à l’Université ; un recueil d’articles explore les sources et modèles médiévaux de celui qui fut aussi un philologue spécialiste du Moyen Âge. Mais de quel Moyen Âge ?
Tolkien est désormais étudié à l’Université ; un recueil d’articles explore les sources et modèles médiévaux de celui qui fut aussi un philologue spécialiste du Moyen Âge. Mais de quel Moyen Âge ?
Recensé : Tolkien et le Moyen Âge, dir. L. Carruthers (avec la collaboration d’É. Denard et de Cl. Delesalle), Paris, CNRS Éditions, 2007. 19,90 €. ISBN : 978-2-271-06568-1
J. R. R. Tolkien, auteur réputé facile, fait-il encore l’objet d’un ostracisme de la part de la communauté universitaire ? On hésiterait à le croire, au vu des publications qui ne cessent de se multiplier depuis quelques années à son sujet. Point d’orgue de ce mouvement, l’édition par Christopher Tolkien de la plus grande partie des brouillons, rapports d’étape, esquisses et œuvres inachevées de son père, dans un monumental History of Middle Earth en douze volumes, aujourd’hui en cours de publication en français chez Christian Bourgois. En France, le mouvement a été relayé depuis plusieurs années par Vincent Ferré, un jeune universitaire spécialiste de littérature comparée, auteur d’un Tolkien : Sur les rivages de la Terre du milieu (Christian Bourgois, 2001) qui a connu un large succès. Il n’y a plus de raison aujourd’hui de faire passer Tolkien pour un auteur maudit des intellectuels, même si la rhétorique universitaire affiche encore parfois sa pudeur devant le succès commercial de l’œuvre et de ses dérivés, en particulier cinématographiques.
Tolkien et le Moyen Âge est un recueil d’articles rédigés par des étudiants en master et doctorat sous la direction de Leo Carruthers, professeur d’anglais à Paris IV Sorbonne et directeur du Centre d’Etudes Médiévales Anglaises (CEMA). L’unité du recueil est assurée par le thème : l’œuvre de Tolkien dans ses rapports avec le monde médiéval. L’étude est pleinement justifiée par l’activité professionnelle de Tolkien, qui fut un chercheur et un philologue, spécialiste du monde anglo-saxon médiéval. Elle se justifie surtout par l’influence évidente qu’exerça cette spécialité sur la conception de la Terre du Milieu, l’univers créé par Tolkien, et sur l’activité d’écriture qui aboutit à la publication de Bilbo le Hobbit, du Seigneur des Anneaux et du Silmarillion.
L’unité du recueil est garantie également par la relative uniformité des prestations. Treize articles se succèdent, presque tous consacrés à l’étude sinon des sources, du moins des modèles possibles de Tolkien : influences et ressemblances scandent les pages, dans une revue de détail où défilent tour à tour le Kalevala finlandais, Beowulf, le cycle arthurien ou les poèmes héroïques germaniques du Moyen Âge. Les derniers articles tentent une incursion hors du champ littéraire pour s’attaquer à des thématiques culturelles (la féodalité, les armes et armures, la musique et la poétique, l’architecture, la magie et la médecine) spécifiques de la période médiévale. Dans presque tous les cas, le modèle heuristique privilégié est celui de l’influence et de la référence : les textes de Tolkien sont considérés en leur état d’achèvement, comme version unique née sous la plume d’un écrivain qui trouve partie de son inspiration dans des œuvres littéraires ou dans des modèles historiques. Le recueil dessine le portrait d’un auteur aux sources variées, travaillant autant par innutrition que par imitation.
Une fois le recueil refermé, que reste-t-il de tant d’informations ? D’abord l’idée, somme toute attendue, que le Moyen Âge de Tolkien n’est pas celui des historiens contemporains, parce que l’œuvre de Tolkien n’est pas une fresque historique, et aussi parce que le Moyen Âge que connaissait Tolkien est une reconstitution universitaire datée de la fin du XIXe s. ou du début du XXe s. On aurait aimé d’ailleurs que cette idée, si banale, soit posée plus fortement dès l’introduction, et qu’elle n’apparaisse pas seulement en conclusion de tel ou tel article, comme une découverte, mais serve de postulat et de point de départ à l’analyse.
En fait, l’amateur de Tolkien que je suis est resté sur sa faim, et ce en particulier pour un problème de méthode. En général, les différents auteurs aboutissent à des résultats convaincants, mais d’une portée limitée. Un article échappe à la règle, celui de Claire Jardillier, (“Les échos arthuriens dans Le Seigneur des Anneaux”, p. 143-169) qui renonce au thème controuvé de l’influence et de l’inspiration pour parler en termes d’écriture et d’écho, de « rapport de familiarité », de « réminiscence », de « communauté d’intérêts » : bref, cette auteure montre en quelques pages, parmi les plus engageantes et les mieux écrites du volume, comment Tolkien “tisse une diffuse ressemblance de motif arthurien dans un schéma plus vaste et tout à fait original” (p. 161), comment son usage de la symbolique l’apparente aux écrivains du Moyen Âge, comment le lecteur ne peut prendre, sous peine de contresens, « l’œuvre pour une simple réécriture, quoique savante, d’une quelconque mythologie passée » (p. 169). On se prend à souhaiter que l’ensemble des participants au volume aient pris acte de cette phrase, et en aient appliqué les conséquences à leur étude.
De façon générale, on peut difficilement aborder Tolkien sans prendre en compte le statut si particulier de son écriture : la plupart de ses œuvres, à l’exception notable de Bilbo le Hobbit et du Seigneur des anneaux, sont restées inachevées, à l’état de projet, et ont été éditées comme telles, soit dans le Silmarillion, soit dans les Contes et légendes inachevés, soit dans le monumental ensemble de brouillons (History of Middle Earth) qui comporte des esquisses inattendues et attachantes, comme les Notion Club Papers, une réflexion à la fois sur l’île de Númenor et le statut de l’écrivain (t. IX), ou comme The New Shadow, une suite au Seigneur des Anneaux, interrompue aussitôt que commencée (t. XII). Il est dommage que les auteurs n’aient pas davantage utilisé les brouillons de Tolkien pour étudier la genèse des textes où ils décèlent des ressemblances et des influences, et que, malgré leur connaissance de la littérature médiévale et leur habitude des théories de P. Zumthor et de B. Cerquiglini, ils n’aient pas traité l’œuvre de Tolkien comme un tissu de variations, au lieu de la considérer comme un ensemble figé.
La nature romanesque du Seigneur des anneaux occulte également le fait qu’une grande part de l’œuvre de Tolkien se présente sous la forme d’essais, historiques ou linguistiques, qui visent à la fois à livrer au lecteur des informations sur l’univers créé et à redéfinir les rapports que ce lecteur entretient avec cette œuvre. On sait que Tolkien avait pour ambition non d’écrire des romans, mais de constituer un légendaire susceptible de concurrencer à la fois les mythologies gréco-romaine et celto-germanique. Or c’est dans l’entrelacement de la trame romanesque à des documents présentés en annexe, à l’intérieur même des œuvres, que s’opère ce travail de redélimitation de la fiction. La prise en compte de cette spécificité de l’écriture tolkienienne aurait enrichi sans nul doute et considérablement modifié la portée des analyses.
Par ailleurs, les auteurs des articles connaissent manifestement sur le bout des doigts la littérature médiévale, mais se contentent trop souvent de références banales ou dépassées pour des domaines qui ne sont pas les leurs. Peut-on encore citer sans plus de précautions Mircea Eliade comme une référence valide pour la définition du mythe ? Son nom revient pourtant, comme source d’autorité, dans plusieurs pages (p. 194 ; n. 33 p. 277 ; p. 292-295 ; p. 301). Il serait temps que les spécialistes de littérature sachent que M. Eliade n’est pas une autorité absolue auprès des anthropologues et mythologues, et que ses analyses sont plus que discutables, voire discutées. Il serait temps surtout qu’ils connaissent des définitions du mythe et de la mythologie plus intéressantes que celles qui se réfèrent à une tradition orale venue du fond des âges, d’autant que ces définitions ont investi le champ de la littérature comparée et de la mythopétique littéraire.
par , le 28 février 2008
– Sommaire du recueil :
– Orientations bibliographiques :
Charles Delattre, « Tolkien médiéval », La Vie des idées , 28 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Tolkien-medieval
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