En croisant sources écrites et archéologie, Chris Wickham propose un tableau comparé de la Méditerranée du Xe au XIIe siècle, et en termine définitivement avec le mythe des marchands italiens ouvrant au commerce une mer endormie.
En croisant sources écrites et archéologie, Chris Wickham propose un tableau comparé de la Méditerranée du Xe au XIIe siècle, et en termine définitivement avec le mythe des marchands italiens ouvrant au commerce une mer endormie.
Chris Wickham est l’un des médiévistes les plus réputés, entre autres pour avoir transformé notre approche du haut Moyen Âge, cette période qui suit la fin de l’Empire romain d’Occident. Dans Framing the Early Middle Ages [1], il mettait à profit l’archéologie, et notamment la céramique, pour entrer dans la complexité du monde méditerranéen non par la question des continuités culturelles, mais à partir de la forme des États, des échanges et de l’économie au sens large. Pour cet historien marxiste, cette économie médiévale reste en effet trop souvent reléguée à une antichambre du capitalisme [2].
Après deux décennies de publications, ces méthodes sont reprises dans Donkey and the boat, un travail attentif également à la culture matérielle et aux spécificités régionales, mais décalé dans le temps puisqu’on se concentre sur les Xe-XIIe siècle, une époque pour laquelle Wickham emploie le terme de « développement », qu’il n’employait pas pour les siècles qui suivaient la fin de Rome. Loin de l’image d’un monde économiquement bloqué, Wickham souligne la complexité de certaines régions et la diversité des facteurs qui peuvent entraîner un tel développement au Moyen Âge central. Il s’agit d’un ouvrage majeur, qui allie un souci de la précision à des conclusions relativement synthétiques, étant donné l’ampleur du propos.
On croise donc le village égyptien de Busir, où dès le XIe siècle le lin est une culture de rente si marquée qu’il faut peut-être importer de la nourriture vers cette zone rurale ; les ergasteria de Constantinople, des boutiques-ateliers où l’on travaille entre autres le verre à des fins d’exportation, alors même que la capitale byzantine est l’un des premiers centres de consommation ; et les premiers restes de céramique chinoise trouvés sur le sol européen au Moyen Âge, en al-Andalus, vraisemblablement importés depuis l’Égypte. On y verra aussi de nombreux Italiens, mais qui s’insèrent finalement tard dans ces réseaux préexistants. C’est d’ailleurs l’argument majeur du livre : le mythe d’une « révolution commerciale » née en Italie au Moyen Âge central, doit désormais laisser la place à un autre récit.
L’idée d’une révolution commerciale de l’Occident latin est en réalité assez datée, souvent associée à la publication de 1971 de Roberto Lopez [3]. Or comme l’écrit Wickham, au moment où ce livre parait, cette idée était déjà dépassée, puisque Goitein venait alors de publier le premier tome de Mediterranean society, une étude de la genizah du Caire, ce célèbre fonds de milliers de documents qui ouvrent une fenêtre sur la vie de la communauté juive [4]. Depuis plusieurs décennies, nos connaissances sur la diversité des réseaux méditerranéens se sont enrichies [5], et Donkey and the Boat vient le confirmer par une approche comparatiste.
Il en ressort une chronologie nuancée. Après la disparition du cycle commercial romain, la richesse des élites ne tire la production vers le haut que dans certaines zones : l’Égypte, « power-house » (p. 262) de l’économie Méditerranéenne, mais qui se trouve d’abord privée de partenaires. Puis plus localement, par exemple autour de Cordoue, capitale de l’émirat Umayyade au VIIIe siècle, ou encore à Rome, toujours la plus grande ville d’Europe latine au IXe siècle. Une situation qui aurait des équivalents hors de Méditerranée, en Francie du Nord, où dès le VIe siècle la richesse des élites permet le maintien de certaines voies commerciales.
Puis au Moyen Âge central, les échanges passent à l’échelle supérieure. On connait déjà les principaux contre-arguments à l’idée d’une Méditerranée fermée au VIIIe siècle à cause des conquêtes islamiques : d’une part le maintien du commerce de luxe – mieux documenté –, et d’autre part la connectivité continue du petit cabotage [6]. Des liens est-ouest existent également. L’un entre les provinces byzantines, réduites au nord-est de la Méditerranée, et l’autre, postérieur mais plus massif, entre les États islamiques. Au nord de la Méditerranée, géographiquement plus découpée et où se concentrent l’essentiel des îles, les systèmes de commerce régionaux qui s’étaient maintenus permettent aussi de voyager d’un réseau à l’autre, d’est en ouest [7]. Un tableau qui fait donc des voyages nord-sud des routes minoritaires.
L’étude de Wickham se concentre sur la période qui suit : celle où de nouvelles régions développent une complexité interne suffisante pour servir de partenaires. D’abord la Sicile et l’Ifriqiya, qui commercent avec l’Égypte à partir de 950, des liens commerciaux qui sont facilités mais non déterminés par la domination fatimide. Puis rapidement, dès le Xe siècle, al-Andalus, dont le rattrapage est extrêmement rapide, et ensuite, fin XIe siècle, le cœur de l’Empire byzantin, qui connaît un renouveau économique. En 1150, écrit Wickham, tous les joueurs sont en place, sauf le nord de l’Italie.
Ce que firent les Italiens à partir du second quart du XIIe siècle, fut d’unifier les routes méditerranéennes du commerce de masse. Ce fut leur vraie réussite. Car cela n’avait été le cas d’aucun système commercial depuis la fin de l’Empire romain, mais par la suite cela devint la norme [8].
Comme les Vikings au IXe siècle en mer du Nord, ou les Portugais au XVIe siècle dans l’océan Indien, les marchands des cités italiennes viennent s’ajouter à ces réseaux antérieurs. Wickham arrête son étude en 1180, alors que la masse documentaire augmente – le niveau de minutie tenu jusqu’à cette date étant déjà un exploit. Mais il suggère que de 1250 à la peste de 1347, l’Égypte et l’Italie restent comparables en termes de richesse – à une période où seules les Flandres en Europe pourraient être mises sur un pied d’égalité, et que peut-être seule la peste mit fin à la prospérité de l’Égypte.
On le voit dans ce récit : le commerce extérieur n’est jamais considéré comme la cause première de décollage économique, tant il reste à cette époque minoritaire par rapport aux échanges internes à une région. De même, l’attention exagérée portée parfois aux biens de luxe masque les échanges de masse qui font vivre l’économie. Il faut donc examiner le grain, le lin, le coton, le cuir, le métal ou encore l’huile et le vin avant de se préoccuper des métaux précieux, des épices ou de la soie. D’où le titre. Il est inutile de se focaliser sur les bateaux, tant qu’on ne sait rien des ânes et autres animaux de trait qui permettant l’existence de marchés internes structurés, d’économies complexes, de relatives spécialisations, ainsi que – éventuellement –, de la redistribution des biens arrivés à fond de cale.
On croise en réalité peu d’ânes dans le livre, mais l’examen des restes de céramique vient indiquer des réseaux qui suggèrent aussi le transfert d’autres biens désormais perdus, comme le textile. En Égypte, l’économie la plus stable et la plus complexe, plusieurs grandes villes structurent la région, et les productions spécialisées concernent aussi les zones rurales, où on retrouve plus de travail salarié qu’ailleurs. Certains boutiquiers et paysans ont accès à des dirhams d’argent et même d’or, et les élites – qui ne sont pas les plus riches en Méditerranée – ne sont donc pas les seuls moteurs de l’économie. L’Ifriqiya et la Sicile constituent le deuxième ensemble régional examiné, où la croissance, signalée par la production céramique peut-être dès la fin du IXe siècle, permet la mise en place d’un triangle économique avec l’Égypte. Et même si les attaques des Banu Hilal limitent la complexification de l’économie en Ifriqiya, la zone reste un centre important au moins jusqu’à la fin du XIIIe siècle.
À Byzance une croissance d’abord agricole et démographique devient visible au Xe siècle, entraînant des échanges accrus au sein des sous-régions qui constituent l’empire, accentuée par le système fiscal qui permet une redistribution des surplus. Même sur le plateau anatolien, les céréales et les pâtures se développent depuis le début du IXe, apprend-on dans une rare mention de palynologie (l’étude des pollens) – au sein d’un ouvrage qui prend peu en considération les questions climatiques et environnementales [9]. La mer Égée et la mer de Marmara, sur lesquelles se concentre Wickham, seraient les routes les plus empruntées de Méditerranée au XIIe siècle (p. 270). Les nouvelles consommations touchent des catégories de la population qui en restent exclues dans l’Occident latin. Mais le travail salarié se développe peu et la croissance urbaine reste limitée.
Dans la péninsule ibérique islamique, un peu comme à Byzance, la vitalité interne est plus remarquable que les liens avec l’extérieur. Jusqu’au IXe siècle, les céramiques sont locales, puis commencent à voyager vers le centre fiscal à l’époque califale, avant de circuler de manière plus décentralisée à l’époque des Taifas au début du XIe siècle. Fait remarquable, on retrouve des céramiques non locales dans toutes les maisons, y compris paysannes. Au XIIe siècle, la complexité de l’économie est peut-être comparable à celle de l’Égypte, dans cette zone où tous les facteurs de croissance sont combinés : centralisation fiscale jusqu’au Xe siècle, croissance agraire avec une irrigation qui se développe vite, expansion urbaine et aussi pouvoir d’achat des paysans – et ce jusqu’au déclin politique et économique au XIIIe siècle. Cependant son rôle dans l’histoire économique de la Méditerranée serait peut-être moins important qu’on le suggère parfois, à cause de l’absence de voisin proche très développé.
L’Italie, enfin, que Wickham revisite à travers des études rapprochées de Venise, Gênes, Pise, Florence et Lucques, puis Milan, commence à se connecter au XIIe siècle seulement avec ces économies plus complexes. Même au XIIIe, ses marchands privilégieront un modèle de « retour-rapide », s’insérant peu dans les réseaux des régions avec lesquelles ils commercent, dont ils restent donc dépendants. Mais contrairement aux marchands de la Genizah qui adoptent une technique similaire, les Latins voyagent lourdement armés…
Cependant Wickham s’appesantit peu sur les traits proprement méditerranéens de son étude, et par des ouvertures eurasiatiques utilise plutôt son objet comme une entrée vers l’économie médiévale. Un trait revient de manière récurrente : la place des marchés et le pouvoir d’achat de groupes sociaux divers. Des faits qui sont bien connus pour l’Angleterre du XIIIe siècle – et ont parfois été lus comme les prémisses d’une transition menant à terme à la Grande divergence [10]. Rappeler que l’économie anglaise du XIIIe siècle reste loin de la complexité et de la richesse de ce qu’on trouvait en Méditerranée deux siècles avant est donc une manière de remettre en question ce récit économique très centré sur l’Europe et de déconstruire l’histoire linéaire de l’avènement du capitalisme dont on fait parfois plonger les racines jusqu’au Moyen Âge central.
En ce sens, Donkey and the Boat propose un décentrement efficace. Avec tous les risques des ouvrages aussi larges, il pousse néanmoins à contester le récit d’une invention occidentale des outils du capitalisme qui vont suivre dans les siècles suivants, pour nous replonger dans une histoire de l’économie moins linéaire, où les chemins du développement peuvent être divers.
par , le 24 juin
Pauline Guéna, « Le commerce en Méditerranée avant les marchands italiens », La Vie des idées , 24 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-commerce-en-Mediterranee-avant-les-marchands-italiens
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[1] Chris Wickham, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, Oxford University Press, 2005.
[2] Pour une distinction entre l’économie « féodale » et « tributaire » chez les médiévistes : Paolo Tedesco, « Le Moyen Âge vu par les Marxistes », La Pensée, n°417, 2024, p. 84-95.
[3] Roberto S. Lopez, The commercial revolution of the Middle Ages, 950-1350, Prentice-Hall, 1971. Wickham rappelle que le terme est créé en 1942 par Raymond de Roover, historien de la banque au XIIIe siècle.
[4] Shelomoh Dov Goitein, A Mediterranean society : the Jewish communities of the Arab world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, t. 1, University of California Press, 1967.
[5] Parmi les publications récentes : Jessica Goldberg, Trade and institutions in the Medieval Mediterranean : the Geniza merchants, Cambridge University Press, 2012 ; Christophe Picard, La Mer des califes : une histoire de la Méditerranée musulmane, VIIe-XIIe siècle, Seuil, 2015.
[6] Peregrine Horden, Nicholas Purcell, The Corrupting sea : a study of Mediterranean history, Oxford, Blackwell Publishers, 2000.
[7] Michael McCormick Origins of the European economy : communication and commerce, A.D. 300-900, Cambridge University Press, 2002.
[8] p. 644 : « what the Italians did, from the second quarter of the twelfth century onwards, was unify the Mediterranean bulk routes. This was their real achievement. It had not been a feature of any trading system since the end of the Roman Empire, but henceforth it was normal. »
[9] Même choix dans Framing…, mais dont il a récemment été souligné qu’il n’invalidait pas l’approche par l’économie et les institutions. Mark Wittow, "The Environmental turn : roll over Chris Wickham ?" dans Environment and society in the Long Late Antiquity, Brill, 2019, p. 361-364.
[10] Bruce Campbell, The Great Transition : climate, disease and society in the late-medieval world, Cambridge University Press, 2016.