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Recension Philosophie

L’empirisme selon Hegel

À propos de : Olivier Tinland, Le grand principe de l’expérience, Hegel et la philosophie anglaise, Vrin


par Steven Le breton , le 27 janvier


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L’idéalisme hégélien semble étranger à l’approche empiriste. Hegel a pourtant su reconnaître dans l’empirisme britannique un refus essentiel de l’abstraction, tout en critiquant sévèrement les impasses de la compréhension de l’expérience.

Alors que l’étude de la controverse Locke/ Leibniz ou encore le rapport de Kant à l’empirisme ont fait l’objet de maintes études, le rapport de Hegel aux philosophies de l’expérience anglo-écossaises (Bacon, Newton, Locke, Berkeley, Hume) est un « parent pauvre » des études hégéliennes. Absence guère étonnante au vu de la critique de la spéculation métaphysique que semble impliquer l’empirisme, et si l’on se rappelle que les principaux concepts repris dans l’idéalisme hégélien (Être, Devenir, Phénomène, Substance, Idée) s’inscrivent dans une tradition rationaliste. Une telle étude présente pourtant, selon Olivier Tinland, le double intérêt de mettre en lumière la confrontation plus générale de la pensée anglo-américaine contemporaine à celle de Hegel, et de clarifier le « rapport entre idéalisme, expérience et empirisme qui se trouve au cœur de cette philosophie » (p. 14). Olivier Tinland n’entend pas ici remplir un vide, encore moins feindre de chercher chez les empiristes un leg majeur pour la pensée hegelienne. Il s’agit au contraire d’insister sur la netteté avec laquelle Hegel a dénié aux empiristes toute pertinence philosophique, tout en reconnaissant l’importance « du grand principe de l’expérience » (moyennant, reconnaît l’auteur, des injustices herméneutiques flagrantes et un biais qui laisse de côté les implications éthiques, culturelles et politiques des empirismes). Les empiristes auraient, d’après Hegel, su voir la valeur cardinale de ce grand principe, mais en mécomprenant et en appauvrissant le concept d’expérience lui-même, jusqu’à l’inconséquence voire un certain dogmatisme.

Fécondité et limites de la « culture empirique » selon Hegel

L’idéalisme hégélien n’est pourtant pas une régression à une philosophie a priori se voulant séparée de l’expérience, il propose plutôt, explique Olivier Tinland, un dépassement et un enrichissement de l’entente empiriste de l’expérience :

Pour le dire autrement : si l’empirisme a permis d’accorder un authentique statut philosophique (c’est là sa valeur historique), un tel statut ne pourra être élevé à sa vérité spéculative que moyennant une désolidarisation rigoureuse de l’expérience, donc simultanément une critique des présupposés philosophiques de l’empirisme, une redéfinition conceptuelle non empiriste de l’expérience, et l’élaboration féconde entre pensée spéculative et sciences empiriques. (p. 17)

Olivier Tinland reconstitue l’évolution de la pensée hegelienne, en partant des premiers écrits de la période dite « d’Iéna », notamment Manières de traiter philosophiquement du droit naturel (1802-1803), jusqu’à l’Encyclopédie des sciences philosophiques (de 1817 pour la première version, et rééditée en 1827 puis 1830), maturation qui correspond pour l’auteur à une réévaluation de la place de l’expérience au sein de sa pensée spéculative. Avant de viser explicitement les philosophes empiristes, Hegel a d’abord pointé les limites d’une certaine culture empirique caractéristique des sciences positives. Il inscrit l’empirisme anglais dans le contexte moderne de la sécularisation et de la réforme protestante, qui soumettent le savoir au règne de l’immanence : sur le plan scientifique, c’est dans l’entendement du sujet que s’atteste le savoir, qu’une autorité extérieure ne suffit plus à légitimer, et c’est dans le cœur de l’homme que s’éprouve la foi et que se réunissent intériorité et transcendance sur le plan religieux.

Les sciences positives empiriques et les philosophies de l’expérience, contemporaines de cette promotion des facultés psychologiques du sujet, ne pourront selon Hegel s’élever à une authentique science spéculative totalisante, dialectique, systématique et nécessaire, car limitées par la singularité, la finitude, et la contingence de ce qui se donne dans l’expérience. S’esquisse alors, dès les premiers écrits hégéliens, la future critique des empirismes (très explicite dans le sixième tome des Leçons sur l’histoire de la philosophie). Les méthodes empiristes s’inspirent en effet du succès des sciences expérimentales, et ne prétendent effectivement pas à un savoir d’une nature et d’une portée supérieure à celles-ci. Aux yeux de Hegel, cette « culture empirique » qui n’est qu’un moment du déploiement de ce qu’il nomme « l’Esprit » à travers l’histoire de la pensée, limite la portée et le statut de la raison, réduite à une simple faculté psychique du sujet, cantonnée à décrire, combiner, classifier, expliquer, alors qu’elle est selon l’idéaliste, la logique présidant au déploiement objectif et dialectique de la réalité. Toutefois, dans la seconde édition de l’Encyclopédie, Hegel réhabilite nettement la notion d’expérience, à la fois comme amorce sensitive du savoir, mais aussi, comme nécessaire présence de l’esprit à ce qu’il doit admettre dans son savoir, contre l’excès d’abstraction.

L’inconséquence empiriste selon Hegel

Le « récit hégélien de l’Histoire de la philosophie anglaise moderne », que retrace l’auteur, va « du réalisme de l’expérience (Bacon, Locke, Newton) à l’idéalisme sceptique (Hume via Berkeley) ». Reconstitution très critique de la part de Hegel, menée essentiellement dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie.

Hegel, relève Olivier Tinland, adopte la compréhension kantienne de l’empirisme qu’Antoine Grandjean définit dans Métaphysique de l’expérience, comme « une thèse génétique qui identifie dans l’expérience la source véritable de nos représentations ; et qui récuse en ce sens toute possibilité d’une connaissance pure, c’est-à-dire absolument « a priori » (p. 45). Ce qui mena Hegel, comme l’auteur de la Critique de la raison pure, à distinguer un empirisme naïf et inconséquent d’un empirisme conséquent mais devant assumer la stérilité théorique des postulats empiristes. L’empirisme naïf contredit sa propre thèse génétique en affirmant l’existence d’une réalité suprasensible, à l’instar de Locke qui propose une démonstration rationaliste de l’existence de Dieu. L’empirisme conséquent, incarné par Hume, assume de façon déceptive les conséquences matérialistes, naturalistes et finalement sceptiques de l’empirisme. Malgré cette lecture largement kantienne, Hegel n’a pas pour autant souscrit au cadre théorique kantien : en faisant de l’expérience le principal sol des connaissances, en appréhendant la conscience essentiellement comme perception, et considérant les concepts selon leur seule application à l’expérience sensible, Kant relèverait lui aussi de l’empirisme inconséquent, incapable de rendre compte des conditions du discours critique lui-même.

La première inconséquence de l’empirisme, que Hegel pense trouver chez Francis Bacon, consiste en un aveuglement sur ses propres prémisses a priori. Bacon avait raison de fustiger les « toiles d’araignée » syllogistiques de la scolastique médiévale, qui déduisait les phénomènes de définitions et de simples présuppositions. Mais les procédés typiquement empiristes de l’induction et de l’analogie, en inférant de l’énumération de qualités semblables, des propriétés universelles des choses et en passant de la répétition de phénomènes particuliers à des lois universelles, présupposent a priori l’uniformité de la nature, et la nécessité à l’œuvre en son sein. La réflexion sur le particulier sensible serait donc déjà imprégnée d’universel, et l’inférence inductive serait en réalité un syllogisme inconscient de lui-même, ayant pour majeure l’uniformité nécessaire de la nature. Il en va de même des catégories telles que l’unité, le multiple, la force, l’infini, l’universel, imperceptibles en elles-mêmes, mais présupposées dans la démarche empiriste. Bacon et ses disciples manient ces outils conceptuels sans voir qu’ils ne peuvent nullement procéder du seul accueil de ce qui se donne dans l’expérience, se livrant alors à une « métaphysique refoulée » (p. 80) donc incontrôlée.

En affirmant que l’expérience est l’origine, le fondement et la limite de toute connaissance, Locke aurait quant à lui indûment absolutisé le donné sensible, confondant une question chronologique du commencement, sur laquelle il se focalise exclusivement, avec celle, logique, du fondement, c’est-à-dire de la structure conceptuelle impensée du contenu empirique qu’il décrit. En supposant à tort que les idées innées, pour être admises, devraient nécessairement prendre la forme de représentations immédiatement conscientes, ce qui n’est bien sûr pas le cas, Locke s’interdit la reconstruction proprement rationnelle des conditions par lesquelles l’esprit organise et unifie son contenu, ce que résume Olivier Tinland (p. 90) :

Englué dans la diversité empirique, il ne peut procéder qu’à un « plate énumération » (Leçons sur la philosophie de l’Histoire Mondiale, 6) des idées (couleur, lumière, croyance, doute, jugement), sans parvenir à organiser ce catalogue d’idées en une conception unifiée et hiérarchisée de l’esprit humain.

L’empirisme lockéen est en outre encore empreint de réalisme selon Hegel. Ce dont témoigne sa reprise de la distinction des qualités premières (telles que l’étendue) qu’il suppose appartenir à l’essence réelle des choses et des qualités secondaires (telles que l’odeur ou la couleur) qui ne seraient que des effets des choses extérieures sur l’esprit. L’abolition de cette distinction chez Berkeley, l’éviction de la notion de matière et le basculement de tout être dans « l’être perçu », sont en fait selon Hegel purement formels puisque l’expérience sera décrite de la même façon, qu’on la considère comme l’effet d’une réalité matérielle extérieure ou comme purement spirituelle. Berkeley ne parviendrait qu’à faire glisser l’empirisme vers un mauvais idéalisme, consistant selon Hegel en « la conscience de soi ou la certitude de soi-même comme étant toute réalité ». Quoiqu’il échappe au réalisme naïf de Locke, l’immatérialisme religieux de Berkeley n’en reconduit pas moins les lacunes et le point aveugle de l’empirisme : son incapacité à penser les conditions conceptuelles de l’expérience :

« L’empirisme réfléchissant » se mue chez Berkeley en un empirisme irréfléchi, simple accueil psychologique de l’empirique paré des atours purement formels d’un idéalisme lui-même neutralisé par la convocation intempestive de la « rigole » divine, dans laquelle viennent « confluer les contradictions » de ce spiritualisme sans concept, donc sans esprit » (p. 109-110).

L’empirisme phénoméniste et sceptique de Hume évite quant à lui selon Hegel les contradictions de ses prédécesseurs, mais équivaut à un renoncement à la nécessité, l’objectivité et à l’universalité qui caractérisent la pensée spéculative, le sensible étant défini comme « vide d’universalité ». Cette absence se retrouvera dans sa conception de la moralité et du droit, ramenés à des « sentiments moraux subjectifs ». Sa critique irréligieuse des preuves de l’existence de Dieu, de la substantialité et de l’immortalité de l’âme est également l’effet de la radicalité de son empirisme épuré de l’a priori. Mais Hume, certes plus conséquent que ses prédécesseurs, ne fait aux yeux d’Hegel qu’assumer les implications d’un dogme qui n’en reste pas moins ininterrogé : l’expérience se réduit à la perception.

L’interprétation hégélienne de l’empirisme anglais peut alors être synthétisée selon ses principaux axes critiques. Se voulant antimétaphysique, il s’inscrit inconsciemment dans la métaphysique. Il se focalise excessivement sur l’origine des idées, aveugle à leurs présupposés logiques et proprement conceptuels. Partant, il réduit l’expérience à ce qui est perçu par une conscience et se condamne à la décrire sans la penser. En psychologisant la connaissance, les empiristes s’interdisent l’accès à sa dimension dialectique et spéculative. Le recours à l’analyse donc à la décomposition de l’expérience en impressions sensibles et en idées, donne lieu à une description abstraite donc finalement infidèle à ce qui est donné. Enfin, l’instabilité théorique de l’empirisme culmine dans la tension entre sa prétention dogmatique à faire du sensible le fondement la connaissance, et le scepticisme auquel cette entreprise finit par aboutir, notamment chez Hume.

Conclusion

Le prisme de la lecture hégélienne des empiristes, ici reconstituée par Olivier Tinland, ne saurait bien sûr rendre justice à ses derniers. La critique idéaliste a toutefois ceci de fécond qu’elle met l’empiriste au défi de rendre compte de manière génétique des concepts qui structurent l’expérience sans présupposer une dimension transcendantale et radicalement inconditionnée de l’expérience (ce qu’entreprend par exemple l’empirisme « radical » de William James). Compte tenu de l’influence de l’hégélianisme en France au siècle dernier, la critique hégélienne ici mise en lumière, explique enfin sans doute en partie, le moindre intérêt jadis accordé en France à la tradition empiriste britannique, trop souvent perçue comme un simple moment dont la philosophie transcendantale de Kant et l’idéalisme allemand auraient su dépasser les insuffisances.

Olivier Tinland, Le grand principe de l’expérience, Hegel et la philosophie anglaise, Paris, Vrin, 2024, 171 pages, 18 euros.

par Steven Le breton, le 27 janvier

Pour citer cet article :

Steven Le breton, « L’empirisme selon Hegel », La Vie des idées , 27 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Olivier-Tinland-grand-principe-experience

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