Recensé : Stéphane Madelrieux, William James. L’attitude empiriste, Paris, PUF, 2008. 503 p., 29 €.
Stéphane Madelrieux nous offre une véritable somme sur un auteur qu’on croyait connaître et qu’on découvre enfin. Non que son William James soit le premier livre qui nous révèle la profondeur, la richesse et la cohérence de ce penseur qui, ces dernières années, a fait l’objet d’études remarquables et novatrices (je pense notamment aux deux livres de David Lapoujade), mais le livre de Stéphane Madelrieux, outre l’originalité de ses analyses sur les thèmes déjà traités par la critique, met au jour la logique et le sens de la pensée de James dans son intégralité, en articulant sa psychologie, sa philosophie et sa théorie de la religion. Dans ces trois champs, une même « attitude empiriste » est à l’œuvre : se tenir rigoureusement sur le plan de l’expérience pour rendre compte de l’expérience. L’expérience seulement, mais toute l’expérience, tel est l’unique principe de James. Certes, cette attitude est celle-là même que, depuis Locke, « les vieilles lignes anglaises » de la philosophie avaient revendiquée. James seul s’y tient, tellement que sa fidélité à l’empirisme en infléchit profondément la tradition, jusqu’à la renverser, en montrant qu’elle n’était pas encore suffisamment elle-même. Aussi l’empiriste apprendra-t-il à la lecture de ce livre, comme le rationaliste, que la radicalité de James déplace les lignes de partage trop bien connues : la pensée de James n’est ni un matérialisme ni un déterminisme ni un naturalisme étroit. Au lieu de fermer l’enquête, la radicalité de l’empirisme l’élargit sur tous les plans, et d’abord sur le plan de la psychologie.
La psychologie de James : un empirisme sans associationnisme
Si tout commence par la psychologie, ce n’est pas seulement parce que James fut psychologue de profession, c’est surtout que l’empirisme, comme position philosophique, demande que l’on commence par établir ce qui est donné aux sens. De Hume à Stuart Mill le destin de l’empirisme était lié à l’associationnisme : l’expérience ne donnait que des termes existant séparément, les relations, nécessairement extérieures aux termes, n’appartenant pas elles-mêmes aux données de l’expérience. Or le sensible ne livre nullement une juxtaposition d’atomes perceptifs séparés les uns des autres (la pomme à côté de la poire, dans le panier à fruits sur la table) mais un tout indifférencié, un chaos absolument confus et indistinct, que l’expérience elle-même peu à peu différencie et discrimine, de sorte que les relations sont en réalité senties dans l’expérience même. James libère l’empirisme de l’associationnisme. Le dualisme empiriste des termes et des relations relevait au fond d’un intellectualisme qui n’avait rien à envier à celui des rationalistes et des kantiens. L’expérience enseigne que le travail de l’esprit est essentiellement un travail de sélection, de mise en ordre du chaos originel. Mais puisque toute sélection est choix et exclusion, elle est activité. D’où la question du motif qui pousse l’esprit à sélectionner, c’est-à-dire la question du déterminisme.
Une activité psychique libre
Stéphane Madelrieux nous montre alors le deuxième tour de force de James, déduit du premier, à savoir que l’empirisme n’est en rien lié au déterminisme. L’expérience enseigne non pas la nécessité mais la liberté : l’esprit ne calque pas l’ordre du réel, il ne se limite pas à la reproduction des contiguïtés ; associant par ressemblance, il élabore un réseau, crée un monde autonome par rapport au donné. L’observation de la manière dont se range en nos esprits ce qu’on pourrait appeler des populations de perceptions montre tout le travail de l’imagination, en même temps que l’importance de l’attention. Par l’attention, l’esprit se fixe où il veut, met au centre ce qui était à la marge, présente les choses sous un autre jour. Il n’est donc nullement besoin de faire appel à des facultés mystiques pour fonder la liberté, qui s’observe dans l’expérience même, puisque aussi bien cette liberté est l’ouvrière du monde dans lequel nous vivons.
Un indéterminisme darwinien
Mais pour être libre, cette activité de sélection n’en est pas moins l’expression d’une « mécanique » dont il faut rendre compte en termes radicalement naturalistes. Tel est le troisième paradoxe de la psychologie de James : son ancrage dans la doctrine darwinienne de la sélection naturelle. L’esprit ne sélectionne pas arbitrairement, il sélectionne ce qui l’intéresse, exclut ce qui ne l’intéresse pas : nous concevons pour vouloir, parce qu’il nous faut vouloir. La psychologie de James est téléologique, et rompt ici encore avec l’empirisme classique, fasciné par l’origine. C’est la fin, non l’origine, qui explique le moment central de la conception. Mais n’est-ce pas retirer, par la biologie, ce qu’avait conquis la psychologie, la liberté ? La conception nous libérait de l’immédiat, mais n’est-ce pas parce qu’elle était au service de la survie ? Nous serions de nouveau plongés dans le déterminisme, et même dans le matérialisme évolutionniste. S’il n’en est rien, c’est que James considère, contre Spencer, que loin de réduire sa psychologie à la biologie, il apporte à Darwin la psychologie qui lui manquait. Car la théorie biologique de l’action réflexe fournit la base naturaliste à partir de laquelle comprendre le statut du cerveau, et par suite de la conscience : si l’action réflexe montre que la moelle est l’organe de la nécessité, elle montre aussi que, dans le circuit du stimulus à la réaction, l’organe central (celui où s’enclenche la réaction au stimulus) se développe, que la moelle se prolonge en cerveau, organe des possibilités. Dans le cerveau, la réaction au stimulus se trouve différée, suspendue, de sorte qu’elle peut n’être plus seulement instinctive mais consciente. La conscience n’est donc pas un épiphénomène. L’épiphénoménisme du reste ne saurait être authentiquement darwinien, il n’est que l’expression scientiste d’une métaphysique matérialiste pour laquelle la conscience, création de la vie, ne sert pourtant à rien, ne fait rien, se trouve exister par génération spontanée. Le matérialisme est toujours si proche, par sa métaphysique, du spiritualisme qu’il prétend ruiner. James au contraire pense que la conscience naît de la vie, parce que le cerveau naît de la vie. La conscience est elle-même un organe éminemment sélectif, elle est elle-même « une lutte pour des fins ». La conscience résulte de la dilatation cérébrale du moment intermédiaire, lequel élargit considérablement le spectre des réactions aux problèmes que la vie pose au vivant : en l’homme, c’est l’esprit qui apporte au vivant des connaissances au sujet de l’expérience. Il le fait en mettant de l’ordre dans l’expérience. Il transpose l’expérience concrète en un système de conceptualisation. Le succès de l’espèce humaine, en tant qu’elle est douée de conscience, en est du reste la preuve éclatante. Contre toute attente, il apparaît donc que le darwinisme, socle naturaliste de la psychologie jamesienne, fonde biologiquement l’indéterminisme.
« Est vrai ce qui réussit » à vérifier la théorie et à améliorer le réel
L’ouvrage de Stéphane Madelrieux nous permet de prendre toute la mesure du travail que l’attitude empiriste de James fait sur l’empirisme classique. Face au matérialisme, au déterminisme, au scepticisme, James pense que l’homme est réellement esprit, qu’il est réellement libre, et qu’il peut atteindre une vérité réellement objective.
Si le moment de la conception n’est plus un absolu mais l’intermédiaire entre le senti et le voulu, et si le senti originel est élaboré en vue de l’action, alors on peut et l’on doit interroger nos concepts en fonction de leurs effets. La signification de nos concepts ne réside pas en eux-mêmes mais dans ce qu’ils font. James suit la voie tracée par Peirce : le pragmatisme est d’abord une méthode permettant de critiquer les concepts et les théories. Comme tel, il est une critique de la théorie au nom de l’expérience : une théorie qui ne fait rien dans l’expérience est triviale ; deux théories apparemment différentes sont en réalité identiques si leurs effets pratiques sont les mêmes. Mais le pragmatisme de James n’est pas seulement le nom d’une méthode, c’est aussi une théorie de la vérité. La philosophie pragmatiste permet en effet de résoudre les insuffisances de l’empirisme classique, qui ne pouvait avoir de doctrine satisfaisante de la vérité, parce qu’il était incapable d’expliquer pourquoi nous tenons pour vraies certaines idées, à l’exclusion des autres. Il était donc enfermé dans cette triste alternative : ou bien la vérité reflète l’ordre du réel (auquel cas il suppose a priori que l’expérience est ordonnée, et passe subrepticement dans le camp rationaliste – Locke), ou bien la vérité n’est que le sceau des idées qui me frappent avec le plus de force (auquel cas il reste fidèle à l’expérience, mais se voit contraint de s’avouer sceptique – Hume). La psychologie téléologique permet pour sa part de comprendre qu’un concept n’a de réalité que par ses résultats. Est vrai ce qui réussit. La pensée abstraite ne s’est développée qu’en raison de la différence pratique qu’elle faisait. Du coup, une pensée est vraie quand elle est bonne, c’est-à-dire quand elle produit une meilleure adaptation à l’environnement. Certes, le critère du succès ou de la réussite doit être spécifié, car énoncé tel quel, il est grossièrement faux, contrefactuel même : une religion délirante qui réussit n’en est pas moins fausse. Faire de la réussite le critère de la vérité, ce serait alors ouvrir la porte au relativisme intégral. Mais James ne pense nullement que la réussite d’une idée, d’une doctrine, d’un système signifie que cette idée, doctrine ou système dominent. Est vrai non pas ce qui domine mais ce qui améliore, ce qui satisfait. Or une idée ou une théorie qui n’est pas vérifiée ne satisfait pas. Il y a là du naturalisme : la satisfaction est la conséquence d’une bonne adaptation de la pensée à l’environnement. C’est pourquoi aussi une idée est vraie si elle se vérifie. D’un point de vue des opérations techniques, le critère de la vérification est détaché du critère de la satisfaction : on vérifie dans un laboratoire, on teste une hypothèse, conformément aux protocoles scientifiques. Mais d’un point de vue philosophique, la vérification et la satisfaction forment un tout. Ne satisfait vraiment que ce qui est efficace, ce qui agit sur le réel, c’est-à-dire encore ce qui a un référent réel. C’est pourquoi une superstition n’est que faussement efficace : le grigri de fait ne guérit pas, il apaise ; au mieux il soigne par diversion et soulage par suggestion. L’antibiotique guérit, critère que la pharmacie qui l’a inventé est fondée objectivement. Et s’il s’avère que ses effets néfastes sont plus importants que ses effets bénéfiques, ce sera la preuve que la pharmacie reposait sur une médecine qui ne connaissait pas encore assez objectivement les conditions réelles de la santé. Il sera apparu, au futur antérieur (le pragmatisme est une théorie de la vérité au futur antérieur), que cette pharmacie était fausse. L’adaptation est a posteriori une validation rétroactive de l’idée.
La vieille question de l’accord entre l’idée et son objet trouve ainsi sa solution nouvelle : la pensée ne copie pas la réalité, elle la fabrique pour la changer et l’améliorer. On peut dire indifféremment que l’idée est une fonction du réel ou que le réel est une élaboration de l’idée. Ce n’est pas en effet parce qu’on connaît l’objet comme il est en soi qu’on peut se diriger vers lui, c’est au contraire parce qu’on peut se diriger vers l’objet qu’on le connaît. La vérité est un élément du réel.
On comprend alors pourquoi l’empirisme radical, en même temps qu’il est un pragmatisme, est un pluralisme, dernier terme de la philosophie jamesienne. Le pluralisme affirme qu’il y a dans l’univers des parties extérieures les unes aux autres, et par suite qu’il s’y effectue de réelles nouveautés. Le sujet découvre dans le monde de nouveaux plans de réalités mais surtout le réel lui-même croît, se transforme, change. Du point de vue du sujet, de toute façon, toute expérience est essentiellement nouveauté. Dans l’expérience, le même ne revient jamais que pour apporter du différent. James s’oppose à l’atomisme autant qu’au monisme. Pas plus que les relations ne sont toutes intérieures, elles ne sont toutes extérieures. Stéphane Madelrieux réfute ici la lecture deleuzienne de l’empirisme, où toutes les relations seraient extérieures aux termes reliés. La ressemblance en effet – relation reine – est une relation interne. Le pluralisme requiert seulement qu’on reconnaisse que certaines relations sont extérieures. L’univers n’est ni une poussière ni un bloc ; c’est une pluralité qui peut être unifiée, de sorte que l’unité de l’univers est une tâche à accomplir, non un principe d’où partir, un salut à conquérir, non un Éden à retrouver.
Le pluralisme, enveloppé dans l’empirisme radical, permet enfin de comprendre que la morale ne se trouve pas, elle non plus, ailleurs que dans l’expérience. Certes, les empiristes avaient su expliquer la moralité, mais James intègre parfaitement l’ordre moral dans celui de la connaissance. Le pluralisme est en effet par soi un « méliorisme » puisque, dans la connaissance, l’homme et le monde entrent dans un processus immanent de construction mutuelle. Connaître le monde c’est l’améliorer ; s’améliorer soi-même c’est construire le monde, faire advenir du nouveau. La connaissance étant elle-même volonté, la volonté n’est pas une instance autonome, cachée dans les profondeurs de l’esprit ni fondée dans un quelconque arrière-monde. Elle est la forme supérieure de la pensée, tout entière tendue vers la vérité, c’est-à-dire vers la transformation du monde. La morale se définit alors par l’héroïsme, c’est-à-dire par cette volonté de résister à la pente la plus naturelle, à l’inertie, pour faire advenir un monde meilleur.
L’expérience religieuse : une énergie venue d’ailleurs
L’une des plus grandes forces du livre de S. Madelrieux est d’intégrer à son chemin dans James sa théorie de la religion, parce qu’elle appartient de plein droit à l’investigation scientifique : il y a des hommes religieux, des hommes de foi, des enthousiastes, des mystiques, des fous de Dieu, des saints. Rien là de bien original dans la tradition. L’originalité de James est qu’à partir de sa psychologie naturaliste du fait religieux, il bâtit une théorie qui sera plus qu’une philosophie : une philosophie qui cherche à fonder expérimentalement le surnaturalisme. Tel est sans doute le paradoxe ultime de cette pensée, où l’empirisme radical s’élargit à l’extrême, par fidélité à l’expérience. Au travers de ses investigations scientifiques sur l’âme religieuse, James veut donner de nouvelles preuves de l’existence de Dieu. Ce qui fait l’essence de la religion, psychologiquement, c’est un itinéraire : celui de l’âme malade qui, du plus profond de sa souffrance, éprouve quelque chose comme une révélation, par quoi elle abandonne son vouloir à la puissance supérieure venue la visiter, s’y convertit, et renaît. La religion, c’est d’abord le don d’une vie nouvelle venue d’ailleurs que de soi. Rien, dans l’expérience, ne justifie qu’on réduise l’invasion du moi par un autre moi à une illusion, symptôme de la faillite de la synthèse du Moi, comme le pensait Janet. Il est au moins possible de considérer que le Moi, par ses profondeurs, est en relation avec un océan psychique, qu’une énergie spirituelle existe à laquelle nous sommes aveugles tant nous nous épuisons à maîtriser le terrain de l’action, mais que certaines âmes privilégiées connaissent, parce qu’elles sont plus attentives à ce qui se passe dans les profondeurs du subconscient. La conversion religieuse se caractérise par le fait capital que le sujet se sent n’être pas à l’origine de sa conversion. Le converti sent un influx d’énergie provenant d’une source extérieure. D’où vient cet influx d’énergie ? James accorde évidemment qu’on puisse en rester à l’interprétation naturaliste, mais l’empirisme interdit qu’on exclue a priori la réponse surnaturaliste à la question de l’origine de ce sentiment d’une énergie supplémentaire (le « plus ») venue d’ailleurs. Il faut laisser ouverte l’hypothèse que le subconscient soit une porte, médium d’une énergie venue de plus haut. Cette interprétation, compatible avec la science, laisse libre cours à la foi.
On avait tendance à penser naguère que le pragmatisme était une philosophie de gagnants, une philosophie faite par et pour les maîtres. Le pragmatisme n’était rien d’autre que l’expression culturelle d’une société américaine se dévouant à la domination du monde. David Lapoujade nous avait déjà démontré qu’il n’en est rien, et que l’homme jamesien est un Hobo qui sillonne les pays plutôt qu’un banquier assis à Wall Street. Le parcours intégral de Stéphane Madelrieux, en distinguant et en articulant empirisme, pragmatisme et pluralisme, nous en donne la raison profonde et enseigne que, décidément, l’homme accompli, ou plus exactement l’homme actif, cet homme qui se libère en se construisant de manière réellement efficace, n’est pas le guerrier, moins encore le banquier mais, du côté de la religion, le saint, et du côté de la morale, le pauvre volontaire. Si le darwinisme social fut bien cette philosophie impérialiste des forts, James ne fut jamais darwinien. Mais le William James de Madelrieux nous indique que c’est ce soi-disant darwinisme social qui n’est en rien darwinien. James, empiriste, pragmatiste et naturaliste, développe une morale pour laquelle le grand idéal viril est la pauvreté volontaire, la fraternité universelle, l’amour pour les faibles.