Depuis 2012, le Brésil connaît un des moments politiques les plus enthousiasmants et les plus stimulants de son histoire récente. Mais cela n’est dû ni à la victoire d’un parti ou d’un homme politique aux élections, ni à une nouvelle série de lois accordant plus ou moins de droits aux citoyens, ni à la mise en place d’un nouveau régime politique ou économique. La vraie politique a désormais lieu hors des institutions, sans dirigeants, et ne s’intéresse guère aux négociations vides généralement conduites par les représentants supposés du peuple. Ce nouveau type de politique injecte de manière radicale un mode de participation informelle dans la sphère publique.
Partout dans le monde, les mécontents se rassemblent autour de revendications communes et créent de nouvelles formes de résistance et de mobilisation, malgré les manœuvres de l’état et des élites pour les en décourager. Il est vrai que les innovations démocratiques comme les procédés participatifs testés dans le pays pendant les deux dernières décennies n’ont pas permis de l’emporter face aux forces politiques et économiques dominantes. Mais la population a de moins en moins peur d’exprimer sa colère face aux conditions sociales dans le pays, et prend de plus en plus conscience de la violence perpétrée par l’état, ainsi que des contradictions du capitalisme. En juin 2013, les images de millions de personnes descendues dans les rues de plus de 350 villes du pays surprirent nombre d’observateurs partout dans le monde, car elles confirmaient que le Brésil faisait bien partie du groupe de pays qui connaissait depuis 2011 des mouvements sociaux de grande envergure. Ces événements étaient pourtant prévisibles, dans un pays où la concentration des richesses et les inégalités sociales sont parmi les plus élevées au monde, et où les services publics sont en très mauvais état. La Coupe du Monde était donc l’occasion idéale pour mettre le feu aux poudres sur le plan politique.
Cet article traite des conflits socio-politiques actuels au Brésil, qui s’expriment par des émeutes de rue, des grèves, une polarisation de la politique, et des tentatives de répression et de dialogue à différents niveaux de l’état. Il analyse les difficultés et les limites que rencontrent les institutions libérales et démocratiques traditionnelles, dirigées par les intérêts économiques dominants, à établir une relation de confiance avec ces nouveaux mouvements sociaux.
Pas de fumée sans feu
Les événements de juin 2013 étaient clairement prévisibles. Depuis 2008, le nombre de grèves au Brésil augmentait déjà de manière constante. En 2012, un an avant les événements, il y eut 873 grèves dans le pays, ce qui n’était pas arrivé depuis 1997 (Dieese, 2013 [1]). Dans le secteur public, la grève des employés techniques et administratifs dans les universités fédérales mobilisa plus de 100000 grévistes pendant 124 jours ; celle des 72000 employés des postes dura quant à elle 9 jours. Dans le secteur privé, la grève des ouvriers de la construction civile, ainsi que la grève du pétrole et de la métallurgie à Fortaleza mobilisèrent chacune plus de 50000 grévistes. Au total, en 2012, le nombre d’heures de grève était 37% plus élevé que l’année précédente. Il faut toutefois mentionner l’absence de leadership de la part d’un acteur politique (collectif ou individuel) donné, comme ce fut d’ailleurs déjà le cas lors des grèves du syndicat des ouvriers de la métallurgie à la fin des années 1970, berceau politique de l’ancien président Lula. Mais ces événements, s’ils témoignent d’une tendance accrue au conflit social au sein de la population brésilienne, sont toujours fortement liés à des groupes organisés comme les syndicats ouvriers traditionnels.
Le nouveau cycle de manifestations qui démarra en juin 2013 semble en revanche plus indépendant des organisations traditionnelles. On citera par exemple le succès de la grève des éboueurs pendant le dernier carnaval de Rio de Janeiro. L’équipe du Maire avait commencé par discréditer la grève : on compara les grévistes à des « délinquants » et on eut recours à la police pour protéger les non-grévistes. Après négociations avec le Conseil Municipal, le syndicat obtint une augmentation de salaire, qui n’en restait pas moins beaucoup plus faible que celle attendue par les grévistes. Ces derniers rejetèrent donc l’accord et refusèrent que le syndicat continue de représenter leurs intérêts. Alors que la population renforçait son soutien pour les grévistes et que les ordures s’accumulaient dans les rues, l’équipe du Maire décida de reprendre les négociations directement avec les éboueurs. Cet événement témoigne bien d’une nouvelle tendance politique, basée sur une confrontation avec les autorités hiérarchiques et une affirmation de l’autonomie des grévistes. Ainsi, le soutien du public aux actions collectives, la solidarité avec les pauvres, le scepticisme envers les partis politiques, la colère suscitée par la corruption et le rejet de la brutalité policière convergèrent vers un but commun lors de ces soulèvements récents.
Une crise de la représentation
Les manifestants et les grévistes dans de nombreuses villes du Brésil ne se laissèrent dicter que peu de choses par ceux qui voulaient se poser en représentants de leurs revendications et de leurs exigences. Cela souligne d’une part l’incapacité des institutions plus anciennes, comme les syndicats et les partis politiques, à représenter le peuple. D’autre part, on voit là un lien clair avec ce que l’on pourrait appeler une crise mondiale de la représentation politique. Si c’est l’augmentation du prix des transports publics (tant au niveau municipal qu’au niveau national) qui déclencha les révoltes de São Paulo et de Rio de Janeiro en juin 2013, il ne faut pas oublier que sur les dix dernières années, il n’est pas une capitale régionale du Brésil qui n’ait au moins une fois connu des manifestations dues aux problèmes de transports publics (Ortellado et al., 2013). En juin, après que la police anti-émeute eût fait preuve à plusieurs reprises d’une violence extrême, les manifestations prirent rapidement le devant de la scène politique, gagnant en ampleur pendant les jours suivants sans grande coordination, jusqu’à toucher le pays tout entier. Même si ces actions n’étaient pas toujours le fait des branches locales du Movimiento Passe Libre (MPL), elles jouèrent un rôle important dans la critique de la politique de transport actuelle, marquée par la corruption et principalement axée sur les profits. Une revendication très concrète, c’est-à-dire l’annulation de l’augmentation de 20% du prix des billets, allait clairement contre les diktats du marché. Le mouvement parvint à donner plus de visibilité à leur revendication en faveur de la mise en place d’un système de bus gratuits.
Zizek avance un argument similaire dans son analyse du mouvement Occupy Wall Street (OWS) : « Une stratégie forte en politique est d’insister sur une revendication spécifique qui, bien que réaliste, faisable et légitime, vient ébranler le cœur de l’idéologie dominante ». À ses divers niveaux, l’état eut également beaucoup de difficultés à négocier avec le MPL, qui est organisé de manière horizontale, fédérale, et dont les décisions sont prises sur la base du consensus, sans action d’un leader traditionnel. A mesure que les manifestations se faisaient plus nombreuses et s’étendaient dans tout le pays, de nouvelles revendications vinrent peu à peu s’ajouter à celle de départ, qui demandait la gratuité des transports et une amélioration de leur qualité. C’est pour cela que la dynamique politique en jeu rappelait une critique fréquemment adressée à OWS, à propos du caractère trop vague de leur liste de revendications. En effet, lorsque le mouvement commença à prendre de l’ampleur aux États-Unis, on reprocha souvent aux manifestants de ne pas énoncer clairement ce qu’ils voulaient. Les mouvements brésiliens, quant à eux, réclamaient principalement un meilleur système de santé et d’éducation, tout en dénonçant la corruption, les bas salaires et les dépenses publiques engagées pour la Coupe du Monde.
Depuis juin dernier, les sondages montrent que le soutien aux manifestants a évolué de manière significative. En juin 2013, 81% de la population soutenait la Coupe du Monde ; en 2014 ils ne sont plus que 52%. Mais le pourcentage d’opposants au mouvement est lui aussi passé de 15% en juin 2013 à 42% à l’heure actuelle. La propagation des soulèvements sociaux dans le pays vit également l’émergence d’un discours établissant une distinction de « pureté » entre deux types de manifestants : le bon citoyen, qui est en droit d’exprimer son opinion, mais toujours de manière pacifique puisque « nous sommes en démocratie », et les « vandales », dont le seul but est de détruire la propriété publique et de provoquer le chaos par la violence. L’émergence de la tactique du « Black Bloc » dans les rues brésiliennes [2] amena de l’eau au moulin de ce discours de pureté, utilisés par les conservateurs et le gouvernement pour criminaliser les mouvements sociaux. Selon la ligne officielle, d’ailleurs adoptée par une partie de la gauche, les Black Blocs se composent de criminels violents, dénués d’engagement politique. Comme ces critiques ne reconnaissent pas le caractère politique des actions directes, ils finissent donc par légitimer la brutalité policière. Mais ce sont également les images de la violence de la répression policière lors des premières manifestations de juin 2013 qui suscitèrent un élan de solidarité de la part du public, et servirent de catalyseur au développement de cette mobilisation sociale.
Le 14 juin 2013, un assistant maçon nommé Amarildo disparut après avoir été arrêté par la police militaire sous prétexte de l’interroger au quartier général de l’Unité de Police Pacificatrice lors de l’opération « Paix Armée » à Rocinha, la plus grande favela de Rio de Janeiro. Suite à une pression publique sans précédent, on apprit finalement qu’il avait été torturé et tué par la police. Ce qui est arrivé à Amarildo est emblématique de la manière dont les droits de l’homme sont actuellement bafoués au Brésil, où la brutalité policière avait paradoxalement fini par faire descendre les gens dans les rues. Depuis les événements de juin, la police qui, sous le commandement du Gouverneur de l’Etat de São Paulo, bénéficie également du soutien du gouvernement fédéral, s’entraîne à développer et à recycler des tactiques violentes. De plus, à la fin 2013, le Ministère de la Défense, c’est-à-dire le ministère public chargé de gérer l’armée au Brésil, publia des directives à l’attention des Forces Armées, dans le but du « maintien de l’ordre public ». À propos du mécontentement croissant concernant la Coupe du Monde, les organisations et les mouvements sociaux y étaient décrits comme des « forces opposées aux opérations militaires », qui devaient donc être traités en conséquence.
Nouvelles formes de participation sur la scène mondiale
L’ampleur prise par le mouvement de protestations dans le pays illustre la dichotomie traditionnelle entre mouvements sociaux organisés et mouvements sociaux spontanés. Sans leader, sans représentant, sans porte-parole officiel, un grand nombre de gens se mobilisèrent grâce à des groupes formés sur Internet pour exprimer leur mécontentement politique ; certains dénonçaient la corruption ou les dépenses publiques engagées pour la Coupe du monde, tandis que d’autres exigeaient une amélioration des services publiques, ou se révoltaient contre le système politique et économique. Sans reposer sur des institutions formelles destinées à guider les manifestants, le mouvement permit à une large variété de militants politiques aux idéologies variées d’exprimer leur opinion. Hommes politiques, universitaires, journalistes et policiers se sentirent soudain perdus, tentant chacun d’interpréter les émeutes à travers leur propre prisme.
Si l’on suppose que les événements du Brésil font partie d’un mouvement mondial, ils semblent trouver leur origine dans un profond manque de confiance dans la représentation et les institutions politiques traditionnelles. Ce qui est actuellement connu sous le nom de démocratie est en quelque sorte réduit à un groupe d’institutions et de pratiques dont le but est d’atténuer la dissidence au sein de certaines parties de la société. La recherche du consensus, l’accord de la majorité et la participation des minorités dans les institutions publiques sont considérés comme les moyens les plus efficaces d’améliorer les politiques publiques et de redonner une légitimité aux décisions de l’État.
Durant ces vingt dernières années, le Brésil s’est imposé en bon exemple de mise en place d’une démocratie participative. Le Budget Participatif (PB) fut probablement la création la plus célèbre du pays dans ce domaine (point de convergence de nombreuses tentatives de la gauche, qui s’essaya à divers types de conseils et de comités publics). Mais l’enthousiasme généré par celui-ci auprès de certains universitaires et de mouvements sociaux dans les années 1990 et 2000 est clairement retombé depuis. Même au sein du Parti des Travailleurs, qui soutint et diffusa le projet pendant cette période, le PB ne suscite plus le même enthousiasme qu’auparavant, notamment parce que le parti est à présent allié avec l’élite économique et les partis conservateurs. Ce fut en effet évident après la victoire du parti aux élections municipales de São Paulo en 2012, puisque la proposition de participation faite par le maire Fernando Haddad était clairement en-deçà du projet porté par le même parti dans la même ville dix ans auparavant. Bien évidemment, cette « vague participative » qui déferla sur le pays portait dès le départ ses contradictions et ses limites. Une grande part des écrits théoriques sur le sujet s’intéressèrent finalement plutôt à l’efficacité supposée de ces cadres institutionnels participatifs. Mais le monde universitaire ne fut pas le seul à dévier des enjeux ces dernières années. Les partis politiques et les organisations internationales échouèrent à diverses reprises dans leurs tentatives de mettre en place des processus dont la dimension participative se limitait à la légitimation de décisions déjà prises en fonction d’intérêts qui n’étaient pas ceux du peuple. Même si certaines de ces tentatives cherchaient sincèrement à ouvrir le processus décisionnaire, leur efficacité dépendait finalement du bon vouloir des dirigeants élus. Si la participation risquait d’avoir un effet négatif sur des élections, ou sur des alliances politiques ou sociales, elle finissait par être soit vidée de son pouvoir soit tout bonnement inexistante. Au Brésil, c’est d’ailleurs d’autant plus le cas que le système politique nécessite la mise en place de grandes coalitions au nom d’une soi-disant gouvernabilité. En conséquence, les alliés conservateurs restent encore et toujours au pouvoir. Or, si l’on ne peut rien faire contre cette incapacité des institutions représentatives à gérer les besoins et les préférences de la population, les institutions participatives sont condamnées à l’échec, sous la domination habituelle des intérêts du pouvoir en place.
La Coupe du Monde offre un bon exemple des limites de telles tentatives. Durant ces dernières années, ce tournoi est devenu le symbole du mécontentement populaire quant aux dépenses publiques indûment engagées dans le projet, qui n’allaient finalement profiter qu’à un petit groupe d’hommes d’affaires brésiliens, dans un pays souffrant de sérieux problèmes d’infrastructure et d’une mauvaise qualité des services publics. Certains leaders de l’opinion avaient en fait à l’origine envisagé cet événement comme un moyen de renforcer le sentiment d’appartenance nationale grâce à la construction d’un imaginaire commun, au sein duquel la place du Brésil en tant que pouvoir émergent sur la scène internationale jouait un rôle important. Au bout du compte, si la Coupe du Monde joua bel et bien le rôle de catalyseur dans un processus de convergence sociale, ce fut par la dissidence. Compte tenu des relations obscures entretenues avec la FIFA, on n’envisagea même pas d’améliorer la qualité et la légitimité de la prise de décision grâce à des outils participatifs, comme en témoigne l’absence de dialogue entre l’État et la population à propos des rénovations à faire dans les villes. Il est dommage de ne pas avoir fait participer la population brésilienne aux décisions concernant la Coupe du Monde ; cela aurait prouvé qu’il était possible d’affirmer la souveraineté populaire dans le pays.
Ce mécontentement mondial envers la démocratie contemporaine montre que la participation ne peut être contrôlée par un État qui chercherait à limiter la dissidence sociale tout en légitimant ses décisions. Outre leur revendication de dignité, les occupants des places publiques partout dans le monde réclamaient une « vraie démocratie ». Si les militants dénonçaient tous cet écart entre l’idée de participation politique et son application dans la réalité, c’est bien que le concept lui-même finit par s’épuiser pendant la dernière décennie. À l’heure du « tout participatif » (même certains postes de police portent ce qualificatif au Brésil), le mot même perd beaucoup de sa force ; la démocratie perd donc également son sens, puisqu’elle ne fait finalement plus référence à la capacité des peuples à se gouverner eux-mêmes. On se concentre en fait davantage sur la légitimité des gouvernants que sur une véritable prise de décision collective sur le bien commun, qui donnerait vraiment le pouvoir au peuple.
Cette lutte des électeurs pour être reconnus en tant que citoyens souverains pourrait bien mener à la transformation du pouvoir en place. Mais leur force ne réside vraiment qu’à l’extérieur de la machine d’État. Ce dernier, à tous ses niveaux, fit montre d’une absence claire de volonté de donner un pouvoir quelconque aux assemblées populaires formées avant les événements de juin. En ce sens, il est possible que cette revendication de « vraie démocratie » permette non seulement de critiquer la tradition représentative, mais aussi d’affirmer le besoin de radicaliser la création d’un pouvoir populaire. D’ailleurs, de nombreuses revendications issues de la rue pourraient être satisfaites grâce à des mécanismes donnant à la population plus de pouvoir sur la gestion des comptes publics, pour une transparence accrue dans ce domaine.
Perspectives d’avenir
La situation politique actuelle au Brésil a pour l’instant été analysée dans la perspective des différentes révoltes qui ont récemment eu lieu partout dans le monde, et qui refusent toutes de reconnaître aux institutions politiques traditionnelles la légitimité dont bénéficiaient les générations politiques précédentes. Cela va évidemment de pair avec une critique de l’idée de leadership. Cette crise semble également liée à une dynamique générationnelle, puisqu’elle affecte davantage les jeunes, qui souffrent d’une plus grande instabilité économique. En ce sens, les révoltes des années passées ont engagé un intense processus d’apprentissage collaboratif. L’occupation des places, des rues et des espaces publics en général offre de nouvelles possibilités d’expérimentation politique. D’un point de vue cognitif, l’ouverture aux nouvelles expériences et la quête d’outils adéquats semblent également être des caractéristiques de cette nouvelle génération de militants. C’est pourquoi rien ne sert d’attendre que ces nouvelles forces sociales finissent par s’institutionnaliser pour commencer à mesurer leur impact. Il s’agit au contraire de reprendre possession de l’espace et du budget public en tant que bien commun, comme le suggère Negri :
Qu’est-ce donc que le bien commun ? Un bien commun, d’un point de vue juridique, a une définition simple : il s’agit d’un bien public qui, au lieu d’avoir des propriétaires ou des employeurs publics, appartient aux sujets qui sont actifs dans ce secteur ou dans cette réalité ; ce sont eux qui le gèrent. Le bien commun est cet acte par lequel les sujets gèrent, par exemple, le réseau de transports urbains parce qu’il leur appartient, parce que ce qui est commun est devenu ou a été reconnu comme une condition de vie, comme une condition biopolitique. Car une métropole ne serait rien sans système de transport. […] Le bien commun ne se définit pas seulement par l’État, il se définit aussi et surtout par ce qui rend cet espace commun singulier, et par la manière dont il est utilisé […] (Negri, 2005).
Les citoyens de la société brésilienne et ceux de la ville de São Paulo participent donc à la construction d’expériences démocratiques à chaque fois qu’ils prennent part à un mouvement de rue. Il est donc impossible d’ignorer ces expressions subversives de la culture populaire. Les rencontres poétiques dans la périphérie de São Paulo, le mouvement hip-hop à New York, les groupes de reggae tunisiens et les graffitis sur les murs du Caire témoignent en effet d’une prolifération de manifestations esthétiques, qui nourrissent l’imaginaire commun d’autant de récits des tentatives quotidiennes de gagner un peu de dignité dans la ville. Ce sont des tentatives qui touchent ainsi directement au pouvoir, à la résistance et à l’espoir.
On pourrait dire qu’une politique de résistance suit le pouvoir car elle fonctionne également par capillarité, et s’étend dans diverses directions à la fois. Elle ne prend pas seulement les chemins classiques de la résistance physique, mais suit également ceux de l’imagination, où la résistance au pouvoir n’est pas seulement racontée mais où elle prend de la valeur, car elle participe des récits de la vie de tous les jours qui donnent son sens à la rencontre avec le pouvoir. (Tripp, 2013 : 6)
Remarquons enfin que les signaux que l’on perçoit depuis quelques mois indiquent une polarisation sociale de plus en plus grande au Brésil. D’un côté, les manifestations et les grèves se poursuivent, et les processus de mobilisation populaire s’intensifient, de même que la résistance des groupes qui s’organisent autour de différentes questions sociales, comme la démilitarisation de la police, la légalisation des drogues, le droit à l’avortement, les droits sexuels et la qualité des services publics. De l’autre, la répression se fait elle aussi plus intense, tant sur le plan institutionnel qu’informel. On parle de plus en plus de cas de personnes battues, parfois à mort, par des miliciens autoproclamés [3].
La démocratie telle qu’on la connaît ne se montre plus capable de contrôler les conflits politique ou même de s’occuper des revendications et des choix de la population. Si la volonté politique parvient à se lier à la mobilisation sur le terrain et au soutien populaire, c’est un vaste espace d’innovation politique qui pourra alors s’ouvrir. Si les partis politiques et les dirigeants veulent réellement de transformer les institutions politiques en entités plus démocratiques et plus légitimes, ils vont devoir prendre en compte conflits et diversité, pour ancrer leur pouvoir au niveau de la rue et accepter l’existence légitime de pratiques politiques hors du cadre légal de la machine d’état. La créativité politique doit rester libre. C’est ce qui qu’une société peut rester en vie.