Le 5 juin dernier, Channel 4 proposait à ses téléspectateurs, en « prime time », un objet télévisuel non identifié. Un programme de deux heures, éponyme du dernier ouvrage de Niall Ferguson, The American Colossus. Point de veste en tweed ou de pantalon de velours chez cet historien britannique, honorable professeur d’Oxford, mais des chemises colorées et des vêtements du dernier cri. Niall Ferguson est jeune (la quarantaine à peine). Il est aussi fort séduisant, quelque part entre Bill Clinton et Hugh Grant. Le charme qu’il exerce sur son auditoire est évident. Mais il sait aussi manier avec maestria deux outils de communication essentiels : l’image et le langage. Ferguson ressemble davantage à un acteur d’Hollywood qu’à un rat de bibliothèque et il use de ce charisme pour se faire comprendre : son émission est une mise en scène de lui-même, se déplaçant aux quatre coins du monde afin de démontrer in situ les écueils de la politique « impériale » américaine. Cela donne un Niall Ferguson seul à l’écran, filmé comme un grand reporter de CNN mais sans micro ou intempéries, « racontant » l’histoire contemporaine telle qu’il la voit. On assiste donc au spectacle de Ferguson en sweat shirt siglé « NYU » courant à Central Park ou dans un taxi à Time Square, Ferguson en vespa ou pousse-pousse et chemise bleue ouverte au Vietnam, Ferguson en voiture décapotable et lunettes de soleil de rigueur sur une route du nouveau Mexique, Ferguson en mocassins dans une ville du Liban...
Un professeur très médiatique
Qui est ce nouveau « jeune premier » du monde intellectuel anglo-saxon ? Historien capable de manier les théories et les techniques quantitatives de la science économique, Anglais de nationalité mais écossais de naissance, enseignant heureux à Oxford, NYU et chercheur à Stanford, spécialiste reconnu et vulgarisateur forcené, Niall Ferguson est une contradiction des temps modernes : un universitaire qui gagne autant d’argent qu’une vedette du « show-business », un Commonwealth ambulant qui porte sur les Etats-Unis un regard aigu et souvent acide, un respectable professeur doublé d’un provocateur né. Sur son CV de NYU, il écrit : « je considère ma présence médiatique comme faisant partie de mon rôle d’historien ». Cette phrase résume bien la double vie de Ferguson depuis l’origine de sa carrière universitaire. Dans une interview au Guardian en mars 2001, il réfute cependant l’idée que cette volonté de démocratisation de la pensée savante soit quelque chose de spécifique à notre temps : « l’idée que le savant médiatique serait une invention de la modernité est absurde. De bien des façons, c’est la séparation entre le public et le monde universitaire qui est la vraie nouveauté ».
Niall Ferguson appartient à la fine fleur de l’élite intellectuelle. Il aurait pu se contenter d’être le digne représentant de l’« establishment Oxbridgien ». Pourtant, il n’a jamais renoncé à la popularisation de son œuvre. Dès sa thèse de doctorat, réalisée à Oxford et Cambridge et qui donnera lieu à sa première publication majeure en 1995 : « Called Paper and Iron : Hamburg Business and German Politics in the Era of Inflation, 1897-1927 », il écrit dans la presse grand public, mais sous le pseudonyme de « Campbell Ferguson », de peur que cela ne ruine sa crédibilité universitaire. Après ce qu’il qualifiera lui-même de « coming out », il revendiquera haut et fort un « droit au journalisme ». Devenu professeur associé à Oxford et Cambridge au début des années 90, ce dix-neuvièmiste féru d’économie publie une série d’ouvrages à l’origine d’une notoriété qui traverse rapidement l’atlantique : The World’s Banker : The History of the House of Rothschild (1995), The Pity of War, explaining World War I (1998) puis The Cash Nexus : Money and Power in the Modern World 1700-2000 (2001). Peu d’Anglais ou d’Américains ont accès au fonds documentaire d’Oxford ou de Cambridge, mais nombreux sont ceux qui lisent la presse et qui écoutent la radio. Qu’à cela ne tienne, l’historien vulgarise son propos en utilisant abondamment ces médias généralistes sollicités d’ordinaire avec réticence par le monde académique. A la presse, il ajoute les programmes radiodiffusés et multiplie les conférences. Son livre le plus célèbre The Rise and Demise of the British World Order and the lessons for Global power (2003) fut un « best-seller » tant en Grande-Bretagne qu’aux Etats-Unis, où il enseigne désormais. Cela ne le fait pas, loin s’en faut, renoncer à son ambition de démocratisation de ses recherches. La télévision est désormais sa chaire : il tire de son ouvrage une série documentaire de quatre heures intitulée Empire (diffusé en février 2003 sur « Channel 4 ») qui passionnera l’Angleterre. Son dernier ouvrage, Colossus-The Rise and Fall of the American Empire, paru au printemps 2004 et publié simultanément aux Etats-Unis et en Angleterre, figure déjà parmi les meilleures ventes. L’émission qui en est issue est, ici encore, une réussite : pendant près de deux heures, qui sont structurées en chapitres, on ne perd rien de la force démonstrative du texte. Mais on regarde Ferguson tout autant qu’on l’écoute ou qu’on le lit. A la mise en scène de lui-même en intellectuel aventurier, il ajoute un mode de discours marqué par la volonté de simplifier et de séduire.
C’est donc un professeur pour le moins atypique qui traverse l’atlantique. Les conditions de sa migration ne le sont pas moins, péripétie dans la guerre impitoyable que se livrent depuis quelques années les universités américaines pour recruter des « Trophy Professors », professeurs les plus prestigieux ou les plus prometteurs. Le Professeur Ferguson fut l’un des « transferts » les plus disputés de l’année 2001, finalement acquis par l’université de New York, qui coiffa au poteau sa concurrente d’Harvard et priva en partie l’université britannique d’Oxford d’un de ses plus purs produits. Acharnement rapidement récompensé : après un semestre seulement, la nouvelle recrue sera élue « professeur de l’année ». L’université de Harvard, rancunière, annonce aujourd’hui qu’elle a réussi à « signer » la nouvelle étoile, qui y commencera ses cours au printemps 2005... Ses revenus sont à la hauteur de son ascension fulgurante : l’éditeur Penguin lui a alloué une avance de 1,3 millions de dollars pour la rédaction de trois ouvrages et son salaire d’embauche à la NYU, bien que confidentiel, est chuchoté comme l’un des plus élevé du pays. La presse américaine, de Newsweek jusqu’au New York Times, suit le mouvement et lui ouvre largement ses colonnes. Il donne tort à son collègue Stanley Fish qui, constatant avec bien d’autres le divorce entre l’espace public des idées et le monde universitaire aux Etats-Unis soutenait : « Quelle que soit la réponse à la question de savoir comment on devient un intellectuel public, on sait juste que cela ne sera pas en rejoignant l’université ! ». Le succès inattendu de Ferguson ne peut s’expliquer par son physique avenant ni, bien sûr, par son seul art oratoire. Il faut comprendre ce que cette nouvelle voix du monde intellectuel anglo-américain lui dit de lui-même.
« Ce que l’empire britannique a commencé, l’empire américain est peut-être sur le point de le terminer » écrivait-il le 7 juin 2003 dans le Wall Street Journal. Son regard d’écossais (il est né en 1964 à Glasgow) sur l’Angleterre, son regard d’Anglais sur l’Amérique procèdent d’une même dualité. A ses yeux, ces deux impérialismes sont foncièrement bienveillants et bienfaiteurs, tous deux ayant voulu et permis que le libéralisme et l’ouverture économique se répandent dans le monde, promouvant la démocratie, la paix et le règne du droit. L’une des clés du succès de Ferguson réside ici, dans son goût et son talent pour la provocation intellectuelle. Il affirme en effet qu’aujourd’hui, plus encore qu’hier, le monde a besoin d’un empire libéral hégémonique, c’est-à-dire des Etats-Unis et de la Pax Americana. Niall Ferguson ne serait-il donc que cela, la version britannique et rafraîchie des néo-conservateurs qui n’ont cessé de se réclamer de Churchill ? Un énième penseur de la globalisation et de la puissance, s’appuyant sur ses honneurs académiques pour servir aux Américains et au monde un discours déjà bien familier ? Voilà qui serait tenir en piètre estime les universités américaines qui savent repérer un brillant esprit lorsqu’elles en voient un.
Plaidoyer pour l’« Empire »
L’analyse de Ferguson est en effet bien plus fine. Tout d’abord, il met l’accent sur les divergences de nature entre l’empire britannique et les Etats-Unis d’aujourd’hui : le premier était exportateur d’hommes et de capitaux alors que le second importe les uns comme les autres. Alors que 15 millions de Britanniques peuplaient les colonies et que Londres était la « banque du monde », à peine 4 millions d’Américains sont expatriés et le pays est aujourd’hui une puissance à crédit, vivant des placement des banques asiatiques. Mais la différence principale entre l’Angleterre du 19e siècle et les E-U d’aujourd’hui est plus fondamentale : elle est de nature morale. Pour l’historien, alors que la première s’assumait fièrement comme empire et se donnait par conséquent les moyens de la puissance, les Etats-Unis eux sont un « empire in denial », un empire qui refuse de s’accepter tel et donc de « faire l’empire ». Pour Ferguson, les Etats-Unis n’ont pourtant jamais cessé, depuis leur naissance, de n’être que cela, s’édifiant même sciemment sur les principes d’une idéologie d’expansion impériale. Il invoque pour cela la « destinée manifeste » de Franklin et l’« empire de la liberté » de Jefferson, ce dernier créant l’école militaire de West Point dans le seul but de conquérir le grand Ouest. Seule l’absence réelle de résistance des « colonisés » aurait différencié l’empire américain de celui de Rome en permettant dès lors à l’Empire de se faire passer pour Nation.
Alors que l’on ne cesse à travers le monde de décliner le thème de « l’empire américain », de ses métamorphoses et de ses méfaits, Ferguson renverse le paradigme moral : il faut, pour lui, que les Etats-Unis soient un empire mais un véritable empire qui n’a pas peur de dire son nom et qui ne recule pas devant l’expression absolue de la puissance. Fidèle à sa volonté de frapper les esprits, il n’hésite pas à comparer les Etats-Unis à « Terminator 3 », seuls dotés de la capacité d’infliger de terribles destructions tout en se préservant, mais souffrant de la corruption de leur système de programmation interne. Pour Ferguson, le dérèglement du Terminator américain procède essentiellement de la réticence profonde de la population américaine à supporter l’action militaire de long terme et la pression ainsi exercée sur le pouvoir politique. Ils contraignent les gouvernants à un Imperium interruptus dans l’espoir que les « Boys » rentrent le plus vite possible au pays, quelles que soient les nécessités stratégiques. Il rappelle que s’il a fallu trois ans de conflit et 300 000 morts au Vietnam pour que l’opinion américaine devienne majoritairement hostile à la guerre, six mois en Irak et 300 victimes ont suffi en 2003. Comme Terminator, les Etats-Unis peuvent se reconstruire eux-mêmes mais sont incapables de reconstruire qui que ce soit d’autre.
Ferguson est donc très sévère à l’endroit des néo-conservateurs et de l’administration Bush, qui, prétextant la présence d’armes hypothétiques, se sont enferrés dans leurs mensonges straussiens. Ils ont fait preuve selon lui d’« ineptie » et de « stupidité », se privant de la crédibilité et de la légitimité internationale. Il moque le « parler texan » du président, qui prétend que ceux qui ne sont pas « avec l’Amérique » sont contre elle, mais qui tente en réalité de se concilier les bonnes grâces des Nations Unies. Ferguson reproche pour tout dire à G. Bush son « impérialisme light », ses ellipses permanentes sur la nature de la puissance américaine qui rendent sa politique « anémique » et maintiennent son peuple dans un état de « myopie de masse ». La réponse d’un R. Kagan piqué au vif à ces critiques sera sèche : « l’Amérique ne porte pas de casque à pointe ! ».
La mémoire historiographique du Britannique est certes sélective : avec une belle détermination, il semble ne pas se soucier de tous les faits qui ne participent pas de sa thèse : son déni des aspects les plus sombres de l’impérialisme anglais est d’un irénisme un peu forcé : aux oubliettes de l’histoire la violence de l’occupation en Afrique du Sud ou en Inde, l’inéquité foncière du système de la préférence impériale qui en déséquilibrant les termes de l’échange maintient sciemment les colonies dans un état de dépendance économique préjudiciable à tout développement ultérieur ou bien encore, last but not least, l’incapacité de la couronne à établir la démocratie - mais l’a-t-elle jamais souhaité ? - dans les pays occupés, y compris plus d’un quart de siècle comme en Irak... A la différence de son futur confrère d’Harvard, M. Ignatieff, qui s’était lui aussi inquiété de la demi-mesure de l’engagement impérial américain, Ferguson élude toute réflexion sur un usage « juste » de la puis-sance impériale. Son réalisme politique a donc parfois des accents un peu cyniques. Il ne s’interroge pas non plus sur la capacité de la démocratie américaine à résister face à ce qui serait une « quadrature du cercle fergusonien » : une Amérique des généraux en état de guerre perpétuelle et une population attachée plus que tout à la concorde civile. Son argumentaire est donc loin d’être inattaquable mais nul ne lui en demande tant.
Ce qu’enseigne l’historien britannique aux étudiants new-yorkais, ce qu’il affirme dans ses ouvrages, ses émissions, colloques et conférences données à travers tous les Etats-Unis a donc quelque chose d’un peu apocalyptique. L’empire américain serait décadent, comme la Rome du Ve siècle. S’il est profondément européen dans cette condamnation des errances de la politique de la présidence et cette dénonciation de la mauvaise foi américaine, Ferguson est néanmoins plus américain que nombre de ses collègues universitaires de la Ivy League en donnant un sens à l’histoire du pays, rappelant ses réussites passées. Pourquoi, se demande t-il, alors qu’elle agissait au nom de l’anti-impérialisme, l’Amérique impériale de la guerre froide a-t-elle connu des succès qu’elle est incapable de répéter aujourd’hui ? Est-ce beaucoup plus compliqué de reconstruire l’Irak que l’Allemagne ou le Japon ?
Une voix au milieu de nulle part
On le voit, si Ferguson est devenu l’un des historiens les plus prisés du monde anglophone, ce n’est pas seulement à cause de la tournure très politique de son travail. Il propose à son auditoire une forme de dissidence : dissidence de l’Amérique mais aussi de l’Angleterre, dissidence vis-à-vis du savoir établi et des conventions de sa discipline, de son âge et de son statut social. Son audace est ultra-conservatrice, son absence de scrupules idéologiques fait de lui un champion de la pensée « anti-alter », son goût de la provocation l’érige en une sorte d’intellectuel « punk ».
Vivement critiqué pour son soutien à la politique de Margaret Thatcher, qu’il assume aujourd’hui et justifie par la nécessité de moderniser l’économie britannique et de remporter la guerre froide, il se distingue en effet par une démarche intellectuelle singulière dans le champ qui est le sien, en mêlant histoire contre-factuelle et ce qu’il appelle lui-même « révisionnisme » destiné à faire vaciller les croyances établies. L’Angleterre est encore sonnée du propos de l’historien, qui soutient en 1998 dans The Pity of War que l’entrée en guerre du pays aux cotés de la France en 1914 fut plus qu’une erreur d’analyse, la « plus grande de son histoire moderne ». La volonté d’affirmer leur splendeur impériale aurait fourvoyé les Anglais, coupables d’avoir surestimé le danger que constituaient l’Allemagne pour l’empire britannique et provoqué indirectement la révolution russe et la montée du nazisme !
Son rapport à l’Angleterre est, on le voit, aussi ambivalent que son rapport aux Etats-Unis, entre condamnation sans appel et réhabilitation impériale à revers de la pensée dominante. Il ne semble être d’aucun camp idéologique et, d’une certaine façon, d’aucune patrie clairement définie. Il est quelque part au milieu de l’atlantique, un peu au milieu de nulle part.
Dans l’émission « Colossus », sa mise en scène de lui-même reflète bien cette identité déchirée. Il semble qu’il cherche à apparaître comme un touriste étranger lorsqu’il est aux Etats-Unis, portant un regard d’entomologiste sur cette étrange civilisation et, dans le même temps, il cherche à toute force à ressembler aux icônes masculines américaines. On imagine que son modèle inconscient pourrait être le personnage d’Indiana Jones, dont le nom même porte la trace de l’ambivalence : il est « Indiana » comme l’aventurier américain et il est « Jones », comme le docte professeur britannique incarné dans « La dernière Croisade » par le personnage du père d’Indiana, universitaire d’Oxford (interprété par son compatriote Sean Connery). Son atout est, en effet, de parvenir à associer, comme le héros de Spielberg, savoir encyclopédique et énonciation séductrice. A Cambridge, il était réputé pour son art de la narration historique et la pertinence de ses néologismes (le plus célèbre étant sans doute « Anglobalization »). A l’écran, anecdotes et jeux de mots font partie intégrante de sa rhétorique : le Moyen Orient est caractérisé par son « holiness and oiliness », l’opinion américaine serait soumise à des « mass distractions ». Son didactisme le mène par ailleurs à utiliser des symboles de la culture populaire américaine pour illustrer sa démonstration.
On peut ainsi évoquer l’analyse qu’il propose du « Hummer », énorme 4 X 4 proche du tank, en vogue chez certains Américains fortunés. Ce véhicule, conçu par et pour l’armée symbolise pour lui le paradoxe de l’économie américaine, qui ne sait pas quelle priorité choisir entre l’investissement militaire et la consommation personnelle. Incapable de trancher le dilemme « to conquer or to consume », la population américaine accroît de la sorte la « colossale dette » du pays.
Ferguson tente un grand écart entre une carrière académique, une réflexion érudite très élitiste et une démocratisation formelle de ses théories auprès du plus grand nombre. Ce faisant, il ne parvient néanmoins pas à éviter l’écueil du simplisme : son « docu-drama » ne nous épargne ni les plans convenus sur les restaurants « Mac Donald’s » ou les cow-boys du Texas qu’il regarde agiter leurs lassos l’air goguenard, ni les affirmations sensationnalistes et péremptoires : « si l’on avait suivi Mc Carthy, il n’y aurait sans doute pas de totalitarisme en Corée du Nord aujourd’hui » ou bien, sur le ton du slogan : « la guerre du Vietnam : la guerre que les Américains pouvaient et devaient gagner ». Le plus désagréable est sans doute le coté un peu douteux de ses rapprochements car sa propension à l’analogie ne semble pas connaître de limites : racontant l’épopée du nationaliste mexicain Pancho Villa, il le qualifie de « Ben Laden de son époque », Fort Alamo étant pour lui le premier « Ground zero ». L’historien aime depuis toujours à pratiquer l’histoire virtuelle, que l’on peut simplifier par l’interrogation « Que se serait-il passé si ? ». Mais il est ici autant à la limite de la bienséance qu’à celle de la fiction. On est franchement mal à l’aise lorsqu’il affirme que l’idéologie impériale de la « conquête de l’Ouest » fut de même nature que celle de l’« espace vital » des Nazis et d’ailleurs, insiste t-il lourdement, ces derniers n’avaient-ils pas le modèle américain en tête lorsqu’ils conçurent la l’invasion de l’est européen ?
Ferguson veut tant faire admettre à l’Amérique qu’elle est un empire qu’il martèle son raisonnement avec un manque de nuance et de subtilité parfaitement désarçonnant chez un universitaire aussi accompli. La grande force de l’historien anglais, mais c’est peut être là sa limite, est de n’être finalement jamais vraiment à sa place. Intellectuel « rock star » dans l’univers académique le plus compassé qui soit, aventurier « American style » à la pointe d’accent écossais qui préfère New York à Cambridge, plus conservateur que l’équipe Bush elle-même et pourtant plus critique à l’endroit du destin américain que les libéraux de la côte est, Ferguson est un étrange hybride. C’est en tout cas un inclassable donneur de leçons.
Cet article a été publié en septembre 2004 dans la version papier de La vie des idées, éditée par La République des idées.