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Recension Histoire

La force des féminismes

À propos de : B. Pavard, F. Rochefort et M. Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, La Découverte


par Johanna Lenne-Cornuez , le 7 décembre 2020


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Cet ouvrage collectif, qui étudie les féminismes au prisme de l’intersectionnalité et du genre, rappelle le dynamisme de luttes depuis la Révolution jusqu’aux débats actuels, par exemple autour de la non-mixité et des moyens d’action.

Interroger les luttes féministes à partir de notre présent est l’ambition de l’histoire écrite par Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini Fournel. Ce bel ouvrage, dans lequel s’insèrent des fac similés en couleur et de nombreuses transcriptions de textes importants, scande le récit en quatre moments : l’émergence de combats féministes (1789-1871) ; la conquête des droits civils et politiques (1871-1944) ; le renouveau féministe centré sur la question du corps (1945-1981) ; les féminismes contemporains (1981-2020). La surprise de ce découpage vient de la volonté des auteures de poursuivre le récit jusque dans ses développements les plus récents.

Le pluriel du féminisme

Le féminisme est pluriel par ses courants (radical, modéré, laïc, chrétien, réformiste, universaliste, différentialiste, décolonial, etc.). Il l’est aussi grâce au décentrement du regard opéré par les auteures : les féminismes hors de la scène parisienne, dans les territoires d’outre-mer et les anciennes colonies. Il l’est surtout par la diversité des femmes qui ont porté ces combats.

Tout le livre peut se lire comme un hommage, dans la mesure où il égrène les portraits de celles qui sont les sujets de cette histoire, les icônes incontournables, mais aussi les figures oubliées dont il faut recouvrer la mémoire. Car l’histoire elle-même, en ne prêtant l’oreille qu’à certaines luttes au détriment d’autres, a pu participer au recouvrement des multiples dominations subies par les femmes : politique et civile, mais aussi géographique, sociale, sexuelle et raciale.

Pourtant, par-delà le pluriel revendiqué par son sous-titre, l’ouvrage est loin de creuser les divergences ou de reconduire les oppositions outrées qui servent le plus souvent à discréditer les mouvements de révolte. L’unité se fait d’abord par la négative : tous ces combats se heurtent à des réactions hostiles. Le retour de bâton antiféministe ne se fait jamais attendre : le féminisme se construit et se déconstruit face aux réactions qu’il suscite.

Mais l’unité ne doit pas être comprise de façon seulement réactive. Sans subsumer les féminismes sous une catégorie trop générale, l’unité du combat lui est conférée par celles qui s’en emparent, refusant de laisser les hommes penser et agir à leur place, prenant en charge le discours et la lutte, dans une dynamique qui est celle de l’émancipation. Jusqu’au bout, « le sujet féministe "femmes" résiste, y compris à ses propres clivages » (p. 485).

Le prisme de l’intersectionnalité

La sociohistoire a pour principe, selon les auteures, de « se placer dans une problématique inspirée des enjeux du présent en vue d’en restituer la généalogie » (p. 6). Le fil conducteur principal de l’ouvrage est celui de l’intersectionnalité. C’est la charge contre tout rapport de domination qui est mise en avant, dès l’origine des combats féministes. Le mise en relation des différents types de domination dénoncés prend d’abord la forme d’une analogie : l’esclavage des Noirs est comparé à la soumission des femmes (p. 23).

On voit ensuite apparaître une convergence des luttes, telle, à titre d’exemples parmi beaucoup d’autres, un « féminisme prolétaire » (p. 45), la lutte « intersectionnelle » avant l’heure de Jeanne Deroin en 1848 (p. 66), une presse féministe aux Antilles dans l’entre-deux guerres (p. 169), l’engagement beauvoirien dans les luttes anticoloniales (p. 246), la coordination des femmes noires à partir de 1976 contribuant à la « naissance d’un féminisme intersectionnel croisant genre, race et classe » (p. 333) ou encore l’afro-féminisme au tournant du XXIe siècle (p. 438). In fine, on assiste à une théorisation du concept d’intersectionnalité qui intègre race, classe, genre et sexualités, et appelle à un « nouveau récit historique » (p. 444).

Si les auteures tiennent toujours à souligner les convergences et refusent de s’enfermer dans une « lutte de classe » ou une « lutte de race » qui diviserait les femmes – par exemple à propos de la place de « bourgeoise » de Jane Misme en 1914 –, elles n’esquivent jamais les tensions qui traversent l’histoire de la convergence des luttes. La question de l’égalité fut pendant longtemps, au mieux différée, le plus souvent disqualifiée, au sein même de mouvements insurrectionnels ou progressistes – comme le montrent l’héritage proudhonien et les divisions du syndicalisme.

Non seulement le croisement des luttes rencontre de nombreuses hostilités, mais il comprend le risque de dissoudre l’« implication différentielle des femmes » au sein d’un mouvement qui les englobe (p. 79). Les tensions sont en outre internes aux combats féministes eux mêmes. La figure de Hubertine Auclert en est représentative. Celle-ci lie sans détours le combat contre les « privilèges de sexe » à celui contre les « privilèges de classe » (p. 109) ; mais, face aux divisions politiques, elle se désolidarise des luttes révolutionnaires, « la lutte des sexes prévalant pour elle sur la lutte des classes ». De plus, les auteures restituent avec subtilité les ambivalences de son « féminisme colonial » (p. 115).

C’est particulièrement sur la période contemporaine que les auteures excellent à restituer les tensions entre un féminisme institutionnalisé et un féminisme radical, ou encore les positions contrastées des féministes sur la laïcité, laissant cependant entrevoir leurs affinités avec la dénonciation des « mythologies de l’universalisme républicain » par l’historienne étasunienne Joan Scott, et congédiant le féminisme sans « contextualisation ni nuances » d’Élisabeth Badinter.

Le prisme du genre

Le second fil conducteur de cette sociohistoire est celui de la critique des normes de genre. Là aussi, il s’agit de révéler les préjugés dominants, y compris au sein de mouvements progressistes que les revendications féministes tentent de bousculer – l’« idéologie de genre de la République triomphante » ou encore la « réaffirmation de l’ordre du genre » après la Seconde Guerre mondiale.

« Les féminismes sont toujours pionniers lorsqu’il s’agit de penser et proposer une société plus égalitaire dans le domaine du genre » (p. 130), dont Madeleine Pelletier serait une des premières penseuses. Les auteures soutiennent l’utilité de la distinction entre « un féminisme modéré », qui défend l’égalité tout en prolongeant une conception traditionnelle de la famille et de la féminité, et un « féminisme radical », qui place au centre de sa réflexion « une position critique sur le genre » (p. 131). Cette ligne de partage leur permet de mettre en contraste le « féminisme en dentelles » conciliant engagement et codes de séduction féminine avec le refus de toute marque de féminité prôné par certaines figures de la Belle Époque, l’opposition du courant matérialiste au courant différentialiste et écoféministe, ou encore celle du féminisme prônant l’abolition de la prostitution face au féminisme « prosexe » incarné par Virginie Despentes.

L’ouvrage accorde une place de choix aux pionnières de la déconstruction de l’essence féminine (Beauvoir, p. 243), des « évolutions queer  » du mouvement (Wittig, p. 330) ou de l’introduction de la queer theory en France (Bourcier, p. 399). Tout en reconduisant à sa source le débat récurrent entre celles qui soutiennent que seules les opprimées peuvent théoriser leur oppression et celles qui sont favorables à l’ouverture des institutions universitaires à ces questions – débat présent dès le numéro de Partisans de 1970 –, les auteures défendent la consolidation de l’institutionnalisation des études féministes (p. 377).

Non-mixité et moyens d’expression

L’ambition de renouveler l’histoire des féminismes en la réinterrogeant à partir de questions actuelles se révèle particulièrement féconde sur deux points. La question de la non-mixité qui a donné lieu aux positions les plus outrancières, notamment lors des ateliers réservés aux femmes noires à l’université Paris VIII, est éclairée par la généalogie dont cette revendication fait l’objet.

Des journaux des saint-simoniennes permettant d’affirmer l’unité d’un « nous, femmes » (p. 45) à la non-mixité de l’Union des femmes socialistes créée en 1880 (p. 110), du journal de Marguerite Durant La Fronde au début du XXe siècle à la non-mixité devenue un « trait d’identification » du Mouvement de libération des femmes après Mai 68, c’est toujours la nécessité de libérer la parole qui est en jeu. Alors que, dans les années 1990, la non-mixité est jugée dépassée, l’utilité de celle-ci est réaffirmée par des collectifs comme Mwasi, ce qui n’empêche pas les aspirations au rassemblement, comme dans les manifestations organisées par #NousToutes.

Parce que les réseaux sociaux et le moment #MeToo renouvellent la question du rapport entre féminisme et communication, l’attention portée aux moyens d’expression et à l’évolution terminologique intéresse particulièrement. Du qualificatif rétrospectif des féministes de 1789 au changement de sens des « tricoteuses », de la verve de figures féministes mal connue comme Léonie Rouzade au néologisme « féministe » inventé par le misogyne Dumas fils, des romancières annonciatrices du mouvement littéraire de la négritude comme Suzanne Lacascade et Paulette Nardal aux écrivaines militantes algériennes en situation coloniale, des difficultés d’introduire la notion de queer ou le concept de genre à la transformation du terme « intersectionnalité » en adjectif et à l’émergence du terme « racisé », jusqu’au travail de redéfinition actuelle des notions de harcèlement et de féminicide, la langue et l’expression font partie intégrante cette histoire.

« L’histoire est un terrain de lutte en soi », écrivait Christine Delphy en 1980 (citée p. 352). Elle craignait l’oubli de l’histoire du mouvement féministe, ainsi que la remise en cause de certains de ses principes, en raison de leur incompréhension. L’effort généalogique poursuivi par cet ouvrage lutte de façon salutaire contre une amnésie qui a pour effet d’exacerber les tensions et d’affaiblir les mouvements d’émancipation.

On regrettera cependant le manque de théorisation de la généalogie promise. Si l’on comprend la volonté de « ne pas conclure » une histoire encore à venir (p. 484), l’introduction très courte ne suffit pas à donner au lecteur une conceptualisation des prismes choisis, ni une vision assez précise d’une sociohistoire qui annonce préférer « éviter la métaphore des vagues » (p. 9), pourtant réaffirmée comme un « marqueur temporel » et « identitaire » (p. 470). Nul doute cependant que l’ouvrage sera utile et stimulant pour les étudiantes et étudiants auxquels il s’adresse.

Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, La Découverte, 2020. 750 p., 25 €.

par Johanna Lenne-Cornuez, le 7 décembre 2020

Pour citer cet article :

Johanna Lenne-Cornuez, « La force des féminismes », La Vie des idées , 7 décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ne-nous-liberez-pas-on-s-en-charge

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