P. Desan défend une lecture hypercontextuelle de Montaigne, afin de comprendre les Essais à travers la situation, historique et politique, dans laquelle ils ont été écrits. Montaigne devient ainsi un objet pour les sciences sociales.
À propos de : Philippe Desan, Montaigne : penser le social, Odile Jacob
P. Desan défend une lecture hypercontextuelle de Montaigne, afin de comprendre les Essais à travers la situation, historique et politique, dans laquelle ils ont été écrits. Montaigne devient ainsi un objet pour les sciences sociales.
Qui parmi les nombreux passants rue des Écoles à Paris se souvient que la célèbre statue de Montaigne est non seulement un monument à la gloire de l’auteur des Essais, mais également à la mémoire d’un personnage bien plus obscur, trublion des études montaigniennes du premier XXe siècle : Arthur Armaingaud, médecin qui à la fin de sa vie se découvrit une passion pour l’ancien maire de Bordeaux ? Le docteur fut le premier, en même temps que Pierre Villey, à éditer les Essais dans leur histoire mouvementée, en indiquant les couches d’une écriture en devenir. Et l’un des rares, peut-être le seul, à attribuer à Montaigne la paternité du brûlot de son ami La Boétie, alors loin de figurer au programme de l’agrégation, promouvant ainsi le Discours de la servitude volontaire, qu’une majorité des seiziémistes de l’époque considérait comme texte mineur, au rang d’œuvre majeure d’une Renaissance relue à la lumière des révolutions à venir. L’ambition du docteur Armaingaud à l’origine de la statue : dresser devant la Sorbonne un monument à son Montaigne – un Montaigne résolument laïc et républicain, en porte-à-faux avec le sage auteur catholique des érudits ‘sorbonagres’ [1].
Philippe Desan en retrace l’histoire à la fin de Montaigne : penser le social : le cas du docteur Armaingaud lui sert d’exemple pour interroger les usages que les sciences sociales ont pu faire jusqu’à présent de Montaigne et de ses Essais. Or, de figure de proue d’un relativisme radical à une mise en garde contre précisément ce même relativisme en passant par le portrait de Montaigne en avant-coureur du libéralisme, les Essais se sont prêtés à des actualisations souvent en contradiction, selon Desan, avec les leçons de l’histoire sociale et politique du temps de Montaigne. Une histoire que Desan a justement déployée avec minutie dans sa volumineuse biographie de Montaigne publiée chez le même éditeur en 2014 et dont le présent ouvrage se veut le complément théorique. Ce nouveau livre, qui enrichit la bibliographie déjà impressionnante d’un spécialiste internationalement reconnu du XVIe siècle et de Montaigne en particulier, se propose de conceptualiser une lecture qui recontextualiserait l’écriture des Essais du point de vue de la sociologie et de l’histoire politique de leur genèse et de leur première réception. Desan parle à ce sujet d’une approche hypercontextuelle – « accordant une importance prédominante à la conjoncture sociale, politique et économique du processus de création et de publication de l’œuvre » (p. 11-12) – qui s’inscrit en faux contre ce qu’il identifie comme une dérive « belle-lettriste » (p. 149) qui confondrait les Essais avec un divan freudien prémoderne où s’exprimerait l’irréductible singularité d’un Moi se dérobant à l’emprise des sciences sociales. Cette dimension polémique n’est clairement pas la force du livre. Son pari critique – penser, à partir justement des conflits auxquels les Essais donnent forme dans le mouvement même de leur écriture, l’engagement de Montaigne dans son temps – aurait en effet gagné à articuler davantage le travail de recontextualisation au jeu du texte montaignien que Desan analyse avec brio à plusieurs moments de son entreprise. Nous aurions ainsi été amenés à nous interroger non seulement sur ce que peuvent faire les sciences sociales de Montaigne, mais également sur ce que les Essais (et leur lecture) font à ces sciences, sur la menace et la chance que représente l’écriture montaignienne dans la mesure où elle est susceptible d’ouvrir un questionnement sur les partis pris méthodologiques et critiques du savoir moderne.
Quels sont les enjeux historiques et critiques de cette lecture « hypercontextuelle » de Montaigne que revendique Desan ? Dans ce qu’ils disent du « rapport problématique entre le privé et le public, l’individuel et le collectif » (p. 12), les Essais seraient à penser comme un cas d’école des tensions qui travaillent les sciences sociales. C’est là que Montaigne retrouverait sa place, qu’il redeviendrait lisible pour les sciences sociales : un Montaigne qui, comme le note Desan, « accepte une forme de déterminisme social qu’il juge incontournable et nécessaire », alors qu’en même temps « jamais un auteur n’a exprimé de façon si ‘évidente’ pour le lecteur le sentiment d’une liberté sans limites » (p. 13). Aux tenants d’un Montaigne chantre d’une individualité radicale, Desan oppose en effet les leçons de la sociologie en se tournant vers Pierre Bourdieu qui aura montré comment « la singularité du ‘moi’ se forge dans et par les rapports sociaux » (p. 17). C’est plus généralement à la sociologie d’Emile Durkheim que Desan emprunte le cadre théorique de cette tentative de ‘resocialiser’ Montaigne. Il retient notamment l’idée d’une « nécessité scientifique de la typologie » (p. 84), ce qui revient à abstraire de l’infinie variété des expériences du monde des formes généralisables permettant de modéliser les comportements sociaux, quitte à sacrifier « ce que les scientifiques appellent le bruit, c’est-à-dire ce qui est extérieur au modèle et doit être écarté lors de l’analyse » (p. 149). « Qu’on se le dise, Montaigne est un homme ‘moyen’ », insiste Desan, et ce n’est donc pas à partir d’une insondable singularité, mais dans cette normalité même que ses Essais parleraient véritablement de leur temps : « Le projet au premier abord étrange de se mettre à nu et de peindre la vie privée – dans son opposition systématique au corps social et à la vie publique – en dit long sur la normalisation […] d’une individualité désormais exemplaire » (p. 151).
C’est dans cette perspective historique et sociologique que Desan revisite au cœur de son livre quatre moments décisifs de l’œuvre montaignienne : son scepticisme, son refus de prendre parti, la crise de la notion même de vérité et, finalement, la relativisation de son propre horizon culturel. Au lieu d’être la vérité dernière, l’axiome d’un positionnement philosophique clairement revendiqué, le doute qui travaille la pensée de Montaigne serait à comprendre comme une réponse aux troubles de son temps. Plutôt que comme « système », Desan l’analyse comme « réaction sociale » (p. 57), comme « posture politique » (p. 74) : « Montaigne actualise la doctrine sceptique comme seul moyen à sa disposition » devant « la violence politique produite par les guerres de religion » (p. 55). Il va de même de la curiosité à l’œuvre dans les Essais et de leur irrésolution qui, à nouveau, ne sont pas à prendre pour des principes universels du travail de la pensée, mais à resituer dans leur conjoncture où elles se donnent à voir comme une tentative de « maintenir un équilibre précaire entre des vues et des conceptions divergentes dans le domaine du social et de la religion » (p. 83) face à la crise que traverse la Renaissance finissante.
Loin de prétendre à l’absolu, la vérité même obéit chez Montaigne à « une définition plus fonctionnelle et plus sociale » (p. 87). Ne pas trancher s’avère ainsi être un choix stratégique pour contrer le danger que peuvent représenter les formes que prennent la curiosité et ses répercussions politiques dans une France en guerre avec elle-même. La science, dans le contexte social et politique où elle évolue, est à son tour sujette à des « négociations » devant les menaces bien réelles d’une contradiction dont les effets ne se limitent plus guère au ciel des idées. C’est désormais, argumente Desan, « lors de l’échange – acte qui, par définition, est de nature sociale – que la valeur des arguments peut s’affirmer » (p. 107) dans un monde où le « chaos semble l’avoir emporté, sur terre comme dans le cosmos » (p. 95). Le relativisme culturel moderne, dont Montaigne marquerait les débuts notamment dans son célèbre essai sur « Les Cannibales », n’en sort pas indemne. En s’intéressant de près à l’essai « De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe », Desan réussit en effet à montrer comment Montaigne « développe une position qui à la fois condamne la coutume comme une force qui enchaîne l’homme, mais aussi défend la coutume comme une nécessité politique dans des temps corrompus où règne le chaos social et religieux » (p. 120).
À partir de là, Desan offre, selon le titre de l’un des chapitres de son livre, des « éléments d’une sociologie de Montaigne » en problématisant trois motifs-clés des Essais : le corps, l’opposition entre vie publique et privée ainsi que le conflit entre l’utile et l’honnête.
Situé à un moment charnière, entre « le corps incontrôlable de Rabelais » et sa « nouvelle fixité épistémologique » (p. 150) à l’époque de Descartes, le corps est une instance tout aussi centrale que précaire dans les Essais. Contre l’idée d’un corps résistant à l’universalisation d’une condition humaine dans l’irréductible singularité d’une expérience intime, Desan mobilise à nouveau la sociologie bourdieusienne et, en particulier, la notion d’habitus qui permet de penser la dialectique dont le corps est le théâtre : « le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans le corps » (p. 148). D’après Desan, la sociologie peut alors « récupérer » le corps de Montaigne, mais à condition de saisir sa « transformation en corps social » (p. 164) dans son exposition à l’autre qu’opère Montaigne par la publication de son corpus. Des Essais qui justement font émerger, au IIIe livre notamment, la figure d’un Moi dont la posture serait de nouveau à penser comme une réponse au contexte social et politique qui la voit naître. La séparation progressive entre le privé et le public relèverait ainsi de ce que Desan appelle un « discours social » donnant à lire une idéologie au sens qu’a donné à ce terme Louis Althusser, c’est-à-dire une représentation du « rapport qu’entretiennent les hommes avec leurs conditions d’existence » (p. 204). Une autre opposition, entre les principes d’utilité et d’honnêteté, permet à Desan de montrer comment les Essais se constituent en un tel « discours social ». C’est à partir de 1585 et du constat d’échec de sa carrière politique que le conflit entre l’utile et l’honnête passe au-devant de la scène d’écriture des Essais. Or, ce qui caractérise précisément l’époque de Montaigne, c’est « le sentiment que ces deux termes sont devenus irréconciliables » (p. 242). L’usage sociologique qu’on peut faire de Montaigne, selon Desan, tient alors à ce que celui-ci « symbolise et exprime mieux que quiconque cette confrontation de deux systèmes au niveau de la langue », notamment en développant un « discours hybride » où « se mêlent en fait deux horizons sémantiques, deux discours (noble et marchand) qui fusionneront dans une même forme de discours social » et où s’expriment les « contradictions idéologiques d’une époque » (p. 196).
S’arrêtant, à la fin de son ouvrage, sur quelques exemples de récupération de Montaigne en sciences sociales, Desan a beau jeu de montrer les limites d’approches qui, souvent, se bornent à convoquer quelques mots des Essais pour illustrer une thèse sans tenir compte du mouvement du texte montaignien dans son ensemble. Et c’est à juste titre qu’il rappelle, en guise de conclusion, qu’une lecture des Essais susceptible de rendre compte de la capacité de Montaigne de « concevoir et de produire une œuvre à la fois dans et contre son temps » (p. 306) reste à réaliser.
Ce qui ne manque alors pas d’étonner, c’est le rejet souvent brutal d’approches d’inspiration plus ‘littéraire’ de Montaigne. On sait en effet ce que la sociologie naissante au XIXe siècle doit au roman et à ses stratégies narratives pour donner forme – et sens – au monde postrévolutionnaire. Anne Barrère et Danilo Martuccelli ont souligné ce que la littérature contemporaine, de par ses remises en question du récit du roman de type balzacien, peut apporter à une pensée sociologique confrontée à nouveau à une fragmentation des expériences d’un quotidien qui ne se vit et ne se raconte plus de la même façon. Pour dire le monde, la sociologie doit aujourd’hui à nouveau réinventer ses modes d’écriture et, par là, de conceptualisation [2]. Au lieu alors de projeter sur Montaigne une configuration épistémologique et narrative – celle de la sociologie d’obédience durkheimienne – qui n’est pas de son temps, pourquoi ne pas voir dans ses résistances l’occasion de penser d’autres formes d’intervention dans le monde social ? La réflexion de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman sur l’implication politique des images suggère une piste. Dans Quand les images prennent position, il oppose en effet à la logique du prendre parti – qui suppose le choix d’un camp, d’une vision du monde contre l’autre – le geste moins affirmatif, mais peut-être plus puissant de la prise de position qui, sans être neutre, fait travailler les multiplicités, le jeu des sens et contre-sens dans un montage du pour et du contre. Pour nous rapprocher des Essais, on peut penser ici à l’imaginaire d’un Jérôme Bosch, dont les troublantes figures grotesques ne cessent de miner la machine allégorique de l’art prémoderne dans des paysages délirants où se perd et notre regard et la signification d’ensemble d’une représentation qui se refuse à la fixation des formes et du sens.
Or, Montaigne ne se réclame-t-il pas justement d’une poétique du grotesque lorsqu’au seuil de l’essai « De l’Amitié » il se penche sur son propre texte : « Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ? » [3] Si l’image-montage selon Didi-Huberman est la projection d’un point de vue, d’une vision du monde, c’est justement sous cette forme « incertaine », instable, problématisée par Montaigne. Le montage crée une co-présence de temporalités, de figures et d’espaces montés les uns avec (et contre) les autres. Une co-présence qui, au lieu de résoudre des contradictions, les met en scène, à l’image de l’écriture des Essais se déployant dans une superposition de couches textuelles qui ne s’annulent pas dans une forme et une signification d’ensemble, mais au contraire ouvrent, parfois dramatisent même, des interprétations conflictuelles. Plutôt que de chercher à surmonter ces conflits dans une modélisation qui écarte les moments troubles – le « bruit » de l’écriture « sans certaine figure » – des Essais, il serait intéressant de prendre ces tensions comme point de départ d’une pensée prémoderne du social et du politique. A propos de l’autre monstre sacré des lettres françaises de la Renaissance, François Rabelais, Frédéric Tinguely fait en effet observer qu’il « s’engage non pas en dépit de mais bien par la dimension poétique de son œuvre ». Ce défi est aussi, dirions-nous, celui de l’engagement des Essais de Montaigne.
par , le 10 janvier 2019
• Philippe Desan, Montaigne. Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014.
• Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’Œil de l’histoire, 1, Paris, Minuit, 2009.
• Frédéric Tinguely, « Polémique et polyphonie dans le discours humaniste », Modern Language Notes, vol. 120, no 1, 2005, p. 15-27.
Peter Frei, « Montaigne en ses contextes », La Vie des idées , 10 janvier 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Montaigne-en-ses-contextes
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[1] Plusieurs contributions d’Arthur Armaingaud aux études montaigniennes sont aujourd’hui librement accessibles sur le site Gallica de la BNF. On consultera notamment son Montaigne pamphlétaire : l’énigme du « Contr’Un », Paris, Hachette, 1910.
[2] Anne Barrère et Danilo Martuccelli, « La sociologie à l’école du roman français contemporain »), SociologieS [En ligne], janvier 2008.
[3] Je cite les Essais d’après l’édition en ligne du « Montaigne Project ».