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Essai Société

Dossier : Le pouvoir aux habitants ?

Mobiliser les quartiers populaires
Vertus et ambiguïtés du community organizing vu de France


par Julien Talpin , le 26 novembre 2013


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Les débats français sur l’empowerment suscitent de nombreuses confusions. Julien Talpin revient sur la différence, fine mais indispensable pour concevoir et mettre en œuvre la participation des habitants, entre développement communautaire et community organizing, avant de développer cette dernière dimension à partir d’une enquête de terrain aux États-Unis.

Le community organizing suscite un réel engouement en France depuis quelques années chez tous ceux qui s’intéressent aux quartiers populaires. Des colloques ont été organisés, des rapports lui ont été consacrés, et il fait l’objet d’un intérêt croissant dans les milieux du travail social et de la politique de la ville en quête de renouveau. Les travaux en langue française sur la question sont pourtant rares, à l’exception de la référence à Saul Alinsky, père fondateur de cette mouvance, qui a fait l’objet de plusieurs ouvrages récents. Cet engouement français fait suite au retour en grâce de la pratique aux États-Unis, l’élection de Barack Obama en 2008 ayant contribué à redonner de l’attrait à une pratique jusqu’alors peu visible, voire jugée désuète. Le candidat démocrate a en effet largement valorisé son expérience de community organizer, tant dans la construction de son récit personnel que dans ses techniques de mobilisations électorales.

En France, tous les spécialistes de la politique de la ville soulignent aujourd’hui la nécessité de renforcer les capacités d’action des quartiers populaires. « Empowerment », « pouvoir d’agir », « remettre les gens en mouvement », sont les nouveaux mots d’ordre face au désenchantement à l’égard de la démocratie participative et aux formes plus instituées de concertation. Tous se tournent vers l’Amérique du Nord pour trouver des solutions [1], mais le flou semble régner, tant sur les termes que sur les pratiques à mettre en œuvre. Si le concept d’empowerment a fait l’objet d’un livre salutaire soulignant la plurivocité et les ambiguïtés du terme, la notion de « community organizing » est également employée de façon croissante dans l’hexagone, mais de façon souvent peu précise. Si l’œuvre de Saul Alinsky a fait l’objet d’une littérature importante, la « nébuleuse communautaire » américaine contemporaine ne peut être réduite à la seule œuvre de son père fondateur, celle-ci ayant évolué depuis sa mort au début des années 1970, à la fois avec et contre lui. Sans offrir une synthèse exhaustive, il nous semble que certains éléments sur ce qu’est et n’est pas le community organizing peuvent être utiles à la compréhension de ce phénomène. Cette plongée dans la nébuleuse communautaire américaine est nourrie par une enquête de terrain dans la ville de Los Angeles en 2012-2013. Après avoir distingué le community organizing (CO) du développement communautaire avec lequel il est parfois confondu, en insistant sur leur conception distincte du pouvoir et du changement social, nous défendrons l’idée selon laquelle le CO est avant tout un ensemble de pratiques militantes spécifiques, un répertoire d’action et un style organisationnel, qui le rendent particulièrement efficace pour mobiliser les habitants des quartiers paupérisés [2]. L’observation de la routine de plusieurs organisations indique que l’essentiel de leur travail quotidien se concentre sur le recrutement et la mobilisation des habitants. Si la difficulté de la tache se traduit par une professionnalisation accrue qui pose des questions de démocratie interne et interroge la capacité du CO à renforcer l’autonomie des plus démunis, sa spécificité et sa force se situent dans sa capacité unique de mobilisation [3].

Distinguer le community organizing du développement communautaire : un rapport conflictuel aux institutions

Né dans les années 1930 à Chicago à l’initiative de Saul Alinsky, le community organizing a depuis connu un développement important dans les trente dernières années. Au-delà de la figure d’Obama, son histoire est liée au démantèlement de l’État social américain. À partir des années 1980, nombre de services sociaux sont assurés directement par la « société civile », ce qui se traduit par un afflux de fonds — fédéraux, étatiques et issus de fondations privées — pour financer les organisations communautaires. Le community organizing apparaît dès lors comme une des formes, minoritaire, politisée et critique, du recours à la société civile aux États-Unis. Il incarne la frange radicale de l’empowerment, bien que le terme, largement repris par les institutions, soit peu employé par ces associations. Il est une des formes que peuvent prendre les « community-based organizations » (CBO) qui recouvrent aujourd’hui une part non négligeable de la société civile américaine, la référence à « la communauté » — terme magique sans cesse valorisé — pouvant renvoyer à des pratiques très différentes. De façon idéal-typique, les CBOs peuvent prendre trois formes distinctes : les associations de service, le développement communautaire et le community organizing, toutes visant à remédier à la pauvreté et à la marginalisation sociale dans les grandes villes américaines.

La majorité des CBOs sont des prestataires de services sociaux : accès au logement, accompagnement à la recherche d’emploi ou pour les procédures administratives, soupes populaires ou aide aux devoirs. Ces organisations peuvent être plus ou moins politisées et leur spécificité est d’assurer principalement des services à la population grâce à l’implication de « volontaires » bénévoles, participation vue comme une source d’empowerment individuel [4]. Si les associations de community organizing assurent parfois certains services — soutien scolaire, réinsertion des détenus — ceux-ci ne sont que secondaires (en termes de temps de travail, de personnel affecté, de moyens consacrés) dans l’activité des organisations, qui se concentrent surtout sur un travail de mobilisation des habitants des quartiers pauvres dans le cadre de « campagnes » visant la « justice sociale ». On retrouve ici différentes fédérations comme l’Industrial Areas Foundation (IAF) fondée par Alinsky, People Improving Communities through Organizing (PICO), Gamaliel, DART, feu ACORN issu du mouvement des droits civiques, ainsi que de nombreuses organisations locales, qui se réclament du community organizing. Nos recherches reposent notamment sur l’étude de la branche de PICO à Los Angeles – LA Voice – et de deux organisations non-fédérées, Community Coalition et la Bus Riders Union, parmi les plus puissantes localement. En dépit de leurs différences, ces organisations partagent une définition du CO entendu comme le processus permettant « aux gens de se mobiliser par eux-mêmes pour obtenir des gains substantiels et bénéficiant aux groupes les plus défavorisés » [5].

Les références françaises au community organizing, si elles évoquent toujours Alinsky, semblent parfois assez loin de ce qu’il recouvre en pratique aujourd’hui aux États-Unis. Dans des travaux récents, au nom du community organizing, c’est en réalité le « développement communautaire » qui est mis en avant. Il nous semble pourtant que la distinction s’impose, tant les deux renvoient à des logiques politiques différentes. Ce glissement du community organizing au développement communautaire est très net dans un rapport coordonné récemment par Jacques Donzelot : « cette méthode (le CO) n’a donné tous ses effets que lorsqu’elle s’est inscrite dans la formule du développement communautaire, à la fin des années 1970. [...] Ces corporations de développement communautaire ne sont plus alors seulement des sortes de syndicats de lutte des habitants. » Dès les années 1960 en effet, on assiste, dans la foulée du programme de la « Guerre contre la pauvreté » lancé par l’administration Johnson, à l’essor d’instances de participation locales avec la création de Community Development Corporations (CDC), qui reçoivent des fonds fédéraux pour assurer le développement économique ou la rénovation du patrimoine immobilier des quartiers urbains sinistrés. S’il s’agit d’améliorer le sort des habitants des zones marginalisées, on ne peut pourtant assimiler cette démarche au community organizing, celui-ci continuant à assurer une action autonome. L’autonomie du CO a l’égard des pouvoirs publics tient notamment à ses modes de financement, largement issus de fondations et des cotisations des membres. Ainsi on ne peut pas dire que « l’idée du community organizing est de mettre tout le monde autour de la table pour discuter. » Dans la démarche du community organizing – et en particulier dans les premiers mouvements fondés par Alinsky – les organisations communautaires visent à rassembler tous les acteurs d’un territoire (églises, écoles, syndicats) ... mais de façon autonome des pouvoirs publics. Le rapport à l’État y est dès lors très différent : relais dans un cas, acteur critique dans l’autre. Le modèle défendu par Jacques Donzelot et ses collègues depuis dix ans n’est donc pas du community organizing, mais du community development. L’essentiel du travail des CDC consiste à réhabiliter puis gérer des logements à prix modéré dans les quartiers pauvres, à susciter la création de PME locales voire d’un « capitalisme noir ». Leur activité s’élargit souvent à la gestion de crèches, d’écoles et de services de formation dans le but d’accroître l’employabilité des habitants. Compte-tenu de la professionnalisation requise pour que le modèle fonctionne, la participation de la population est souvent réduite à portion congrue [6]. Si les CDC se sont souvent avérées efficaces dans l’amélioration des conditions de logement de la population, l’empowerment tant recherché semble marginal. Le développement communautaire s’inscrit en outre dans un mouvement de privatisation de l’État social par le recours à la société civile, les CDC opérant dans des zones franches ou empowerment zones, où les taxes sont abaissées pour favoriser le développement économique, et où les organisations communautaires sont subventionnées pour assurer des services de base à la population. Les CDC se sont ainsi peu à peu institutionnalisées, leurs tâches supposant davantage la construction d’une expertise spécifique que d’un contre-pouvoir. Le développement communautaire est dès lors largement critiqué aux États-Unis par les organisations de CO, incarnant le versant néo-libéral de l’empowerment.

Ainsi, tout en déplorant l’institutionnalisation de la participation dans le cadre de la Politique de la ville française, on propose de la renouveler en s’inspirant de formes de participation américaines qui sont en partie dévoyées pour avoir coopté les associations et constituer des espaces de gestion partenariale de la précarité. On retrouve le même décalage dans un autre ouvrage récent. Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie y défendent de façon convaincante la repolitisation des quartiers populaires : « Refaire la cité, au double et noble sens du terme, c’est développer des interventions politiques dans les quartiers et s’appuyer sur les acteurs qui tentent de faire entendre la voix des sans-voix. » Community organizing ? Non, CDC ! Alors qu’ils dénoncent « la concertation et ses simulacres » et se tournent vers « la constitution de collectifs s’érigeant comme interlocuteurs incontournables et avisés », ils prônent un modèle dont on pointe la dépolitisation aux États-Unis, celui du développement communautaire.

Il nous semble qu’en dépit d’une très fine connaissance de la sociologie des quartiers populaires français, ces auteurs se tournent vers des formes de participation assez loin de leurs aspirations à « mettre les gens en mouvement ». Répétons-le : le développement communautaire – pour aller vite le modèle des CDC – n’est pas du community organizing [7]. Peut-être les deux sont-ils compatibles [8], mais il convient, au moins analytiquement, de les distinguer. À Los Angeles, les champs du CO et du développement communautaire coexistent de façon relativement parallèle, les interactions entre les deux restants limitées [9]. C’est qu’au-delà des termes, la façon dont les acteurs pensent le changement social est très différente. Une des divergences essentielles tient à leur conception respective de l’action politique : coopération ou rapport de force. D’un côté, il s’agit effectivement de mettre tout le monde autour de la table pour améliorer la gestion d’un quartier dans une perspective de développement économique [10]. On défend alors une logique reposant sur le marché, où associations, pouvoirs publics et entrepreneurs travaillent main dans la main. De l’autre, il s’agit de l’auto-organisation collective et autonome des quartiers populaires visant à créer un rapport de force avec les institutions, pour ne s’asseoir à la table des négociations qu’après avoir fait entendre ses revendications par l’action collective (manifestations, pétitions, sorties médiatiques, etc.). Une phrase constamment répétée dans les organisations étudiées est « eux ils ont l’argent, nous on a le nombre », ce qui est explique l’importance de la mobilisation en masse, sur laquelle nous revenons plus loin. Le community organizing aux États-Unis, quelle qu’en soit la déclinaison, entretient donc toujours un rapport conflictuel aux institutions et aux élus. Ceci ne signifie pas que, dans un second temps, ces organisations ne peuvent entrer dans une dynamique plus coopérative. À cet égard, les organisations communautaires cherchent à se distinguer des mouvements sociaux, à qui elles reprochent leur manque de « pragmatisme » et surtout de revendications concrètes et gagnables [11]. Entre conflit et coopération, elles considèrent que l’institutionnalisation ne peut jouer qu’en leur défaveur, les empêchant de s’appuyer sur le pouvoir du nombre mobilisé [12]. Les instances de participation et de négociation doivent dès lors toujours être temporaires.

Conditions de la mobilisation et représentation symbolique des quartiers marginalisés

On pourrait en déduire que le community organizing incarne toute forme d’action collective contestataire dans les quartiers populaires. Une appréhension plus précise nous semble cependant plus heuristique. Forme d’action collective contestataire, le CO s’appuie sur un répertoire d’action spécifique. La règle d’or du community organizing est « qu’il ne faut pas faire pour les gens ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes ». Dès lors il se distingue des mouvements d’« advocacy » – qui signifie littéralement en anglais « parler au nom de » – pour permettre une prise de parole directe des habitants des quartiers paupérisés. Les organisations communautaires ont néanmoins conscience du fait que la parole des quartiers populaires n’existe pas à l’état brut ou spontané, qu’il faut la faire émerger. Une des spécificités du CO, au regard d’autres formes d’actions collectives, est par conséquent un travail politique considérable de recrutement et de formation des habitants. Les organisations communautaires déploient une énergie importante en porte-à-porte, « house meetings », réunions Tupperware, coups de téléphone et one-on-ones [13], dans l’objectif de créer des « relations » avec les habitants et ainsi les mobiliser durablement.

Ce travail de mobilisation peut prendre deux formes principales. La tradition alinskienne tout d’abord, que l’on retrouve notamment à l’IAF, mais aussi dans la fédération PICO, cherche à rassembler les collectifs (églises, écoles, syndicats, associations, etc.) présents sur un territoire pour mener des campagnes spécifiques (sur le logement, la santé, l’éducation, les transports, etc.). Elle est généralement qualifiée de broad-based, institution-based ou faith-based organizing. Il s’agit notamment de s’appuyer sur les congrégations progressistes, les institutions religieuses étant perçues comme de puissants réservoirs de politisation. Dans ce cas, le travail de mobilisation est facilité par l’organisation interne des églises. La présence de l’imam, du rabbin ou du prêtre sert de support à la mobilisation, qui s’insinue dans tous les espaces ordinaires de participation religieuse (groupes de lecture de la bible ou du coran, chorales, actions sociales, écoles, etc.). Le rôle des organizers [14] est ici de nouer des relations avec les leaders des congrégations. La seconde tradition ensuite, que l’on pourrait qualifier de post-alinskienne [15] vise à mobiliser les « non-organisés » [16]. Ciblant les habitants qui ne participent initialement à rien, aucune association ou église, et qui constituent en général la population la plus défavorisée, cette tradition demande un travail organisationnel plus important que dans le cas du faith-based organizing. Nous avons suivi l’une d’entre elles à Los Angeles, Community Coalition, et avons été frappés par le travail considérable de mobilisation effectué par les organizers. Alors que dans le premier modèle le travail est prémâché par l’organisation interne des églises, des écoles ou des syndicats, ici tout est à faire. Le nombre d’organizers est donc plus important, chacun est associé à un quartier particulier, où il doit conduire une « power analysis » pour repérer les acteurs qui comptent sur un territoire, puis labourer le terrain, rencontrer les gens et repérer les problèmes saillants des habitants afin de les mobiliser.

Dans les deux cas, ce travail porte ses fruits en termes de mobilisation. Ces organisations parviennent en effet à faire participer des habitants pauvres, majoritairement membres de groupes minorisés, démunis en ressources sociales et scolaires, bien qu’il s’agisse en général des fractions les mieux intégrées des quartiers paupérisés [17]. Les chiffres ne sont pas massifs – quelques centaines de personnes par organisation, occasionnellement quelques milliers – mais suffisants pour obtenir des victoires politiques significatives à l’échelle des quartiers et parfois des États [18]. Il conviendrait d’étudier en détail les ressorts sociologiques de cet engagement improbable, d’analyser le type de rétributions [19] qui peuvent expliquer que des centaines d’habitants répondent favorablement à ces sollicitations répétées. Une interrogation importante concerne le rapport des organisations communautaires à la population la plus précarisée des inner-cities. Les quartiers pauvres des villes américaines sont confrontés à une polarisation croissante entre les habitants les plus marginalisés, « l’underclass » marquée par un fort isolement social, et ceux qui tout en flirtant avec le seuil de pauvreté exercent une activité professionnelle (voire plusieurs) et demeurent relativement intégrés socialement. Ce sont principalement ces derniers que l’on retrouve dans les organisations communautaires. Alors que parfois ces working poor prennent pour cible ceux dont ils veulent se distinguer – dealers, membres de gangs, sans abris, et plus largement la population la plus marginalisée socialement et sans emploi – les organisations étudiées ne regardent pas vers le bas, mais vers le haut. Les adversaires ne sont pas intérieurs, mais du côté des pouvoirs publics, des grandes entreprises et des promoteurs immobiliers. Preuve que la frontière est poreuse entre groupes, plusieurs organizers sont d’anciens détenus ou membres de gangs. S’il est difficile de faire participer les plus pauvres, l’interprétation structurale des origines de la marginalité urbaine qui prévaut au sein de ces organisations (qui soulignent surtout le rôle « des transformations du capitalisme » et du « racisme institutionnel ») les incitent à ne pas stigmatiser une population qu’elles voudraient faire participer. Une scène observée lors d’une réunion publique de Community Coalition portant sur la sécurité à South Central est révélatrice de ce style organisationnel. Les habitants sont tout d’abord invités à évoquer les problèmes qu’ils rencontrent au quotidien : prostitution grandissante, jeunes traînant dans les rues et consommant de la drogue à la vue de tous, saleté et voirie défectueuse, etc. Face à cette avalanche de difficultés conduisant à dresser une partie des habitants contre les autres, le directeur de l’organisation, Alberto Retana, prend la parole, dans des termes révélateurs des normes discursives de l’organisation : « Quand je regarde la prostitution, la saleté, le trafic de drogue, je vois des problèmes, mais avant tout des symptômes. Alors, oui, on pourrait emprisonner celles et ceux qui vendent leur corps, de la drogue ou qui sont à l’origine de la saleté, mais ça ne va pas régler le problème. Ce que Community Coalition essaie de faire, c’est de s’attaquer à la racine du mal : le chômage, des écoles à la dérive, un système d’adoption inefficace ... si nos écoles fonctionnaient correctement les jeunes ne traîneraient pas dans les rues. Mais la plupart du temps on aime s’en prendre aux individus, distinguer les bonnes des mauvaises personnes. A Community Coalition on essaie de regarder la structure du système [...] Et la racine c’est la façon dont la ville donne la priorité à certains quartiers sur d’autres. » [20] Ce discours, dont il conviendrait d’analyser plus avant les conditions de réception, est en soit révélateur du fait que les organisations communautaires étudiées cherchent à la fois à construire symboliquement l’unité des quartiers marginalisés en transcendant les clivages de classe et de race qui les traversent, et à promouvoir leurs intérêts en défendant des revendications territoriales qui bénéficieront à tous. Ainsi, la première campagne d’envergure menée par Community Coalition peu après les émeutes de 1992 concernait les liquor stores, débits de boisson surreprésentés dans les quartiers pauvres et hauts lieux de concentration de la criminalité. Plutôt que de cibler les dealers aux alentours des épiceries, les proxénètes ou les alcooliques, l’organisation s’est attaquée à la municipalité, afin qu’elle adopte un arrêté empêchant la reconstruction des liquor stores détruits pendant les émeutes, et obligeant les autres à renforcer leurs dispositifs de sécurité. Plus récemment, l’organisation a mené une campagne pour transformer certaines de ces épiceries en supermarchés proposant des produits frais, afin de permettre l’accès à une alimentation de qualité pour des quartiers souvent qualifiés de « déserts alimentaires ». Adoptant une perspective structurale – la facilité à se procurer de l’alcool et la difficulté d’acheter des fruits et des légumes produisent certains comportements : alcoolisme, obésité et problèmes de santé chez les plus pauvres – ces organisations cherchent à modifier les conditions qui produisent la marginalité urbaine. Ce discours permet en outre d’atténuer les clivages raciaux qui traversent les organisations en mettant en avant des revendications territoriales ou de classe. Ce n’est pas toujours aisé quand il s’agit de la régularisation des sans-papiers (principalement latinos) ou d’une mobilisation faisant suite à l’acquittement (jugé injuste) du meurtrier d’un jeune afro-américain (Trayvon Martin). La possibilité de mener plusieurs campagnes de front offre l’occasion d’une division raciale du travail, certains groupes s’investissant davantage sur certains enjeux que d’autres, bien que les organizers soient particulièrement attentifs à constituer des coalitions interraciales qui paraissent stratégiquement plus porteuses. Au final, si les organisations communautaires ne montent pas les pauvres les uns contre les autres [21], elles se traduisent néanmoins par la prise de parole de certains, qui de fait en viennent à parler au nom des autres, et en particulier de la population la plus précarisée.

Travailler à l’auto-organisation : tensions au cœur du community organizing

Compte tenu des efforts requis, les organisations ont besoin – en particulier dans le second modèle – de ressources humaines importantes. Si dans le modèle alinskien deux ou trois organizers peuvent suffire, dans le second, ce n’est pas moins de quinze organizers (dans le cas de Community Coalition) qui labourent un terrain plus restreint, South Central [22]. Les difficultés de la mobilisation impliquent donc une professionnalisation accrue, ce qui suppose de lever davantage de fonds, et risque de renforcer la bureaucratisation des organisations. Roberto Michels et la « loi d’airain de l’oligarchie » ne sont jamais très loin ... À ce titre la formation des participants – via des séances d’éducation populaire mais aussi par l’action – apparaît essentielle, les organisations cherchant à accroître le « leadership » de leurs membres, entendu notamment comme la capacité à parler en public au nom du groupe et à maitriser des dossiers techniques et politiques. Le risque est alors que les leaders accroissent leurs capacités d’action de façon telle qu’ils se détachent à leur tour de la base. Au-delà de ces questions, essentielles, de démocratie interne, c’est celle du rapport entre organizers et habitants qui apparaît centrale.

Dans la mesure où l’objectif du community organizing est de permettre aux gens de se mobiliser et de parler par eux-mêmes, le risque de domination de l’organizer doit en permanence être combattu. Une solution pour contrer ce problème, établie dès le départ par Alinsky, est la rotation des organizers : tous les cinq ou six ans un organizer doit quitter la ville dans laquelle il travaille pour éviter d’accumuler trop de pouvoir. Cette règle peine parfois à être appliquée du fait de contraintes pratiques – arrivés un certain âge les organizers ne veulent plus forcément refaire leur vie, ils ont une famille qu’ils ne peuvent entraîner dans une mobilité géographique permanente –, et ne recouvre pas l’ensemble des dimensions de la relation organizer/habitants. Une question très présente dans les discussions informelles, mais peu théorisée, est de savoir si un bon organizer doit être « à l’image » de la population qu’il cherche à organiser. C’est ainsi la question de la représentation au sein du community organizing qui est en jeu. Celle-ci n’a jamais véritablement été soulevée par Alinsky, homme blanc, juif, issu d’un milieu modeste qui est parvenu à organiser toutes sortes de communautés. Aujourd’hui elle est traitée plus directement au sein des organisations. Un élément essentiel de la sociologie des ghettos de Los Angeles est leur caractère multiracial, avec la domination numérique des latinos (principalement d’origine mexicaine et centraméricaine) et une population afro-américaine historiquement forte mais en déclin. Le directeur de LA Voice est blanc, diplômé d’Harvard en théologie, mais deux de ses organizers sont hispaniques, et un troisième, afro-américain et protestant, a récemment été embauché afin de renforcer la présence des églises noires dans l’organisation. Afin d’accroître la participation des jeunes, le directeur s’interroge également sur la pertinence d’embaucher un organizer plus jeune (les autres ont tous plus de 40 ans), ratifiant implicitement l’hypothèse selon laquelle la capacité de mobilisation des organizers est fonction de l’identification dont ils font l’objet de la part des habitants. À LA Voice, les organizers sont issus des classes moyennes et ne vivent pas dans les quartiers qu’ils organisent. Si cela limite leur capacité de mobilisation, la possibilité de s’appuyer sur les leaders de l’église – y compris le clergé – facilite leur tâche.

À l’inverse, Community Coalition fait le choix d’embaucher principalement des organizers issus de South Central et membres de minorités ethniques. Les organizers doivent en un sens être le reflet des quartiers qu’ils organisent : pour entraîner les habitants derrière eux il faut que ces derniers s’identifient, ce qui est plus facile quand l’organizer montre qu’il connaît de première main les réalités du quartier. Savoir d’usage, identité territoriale, sociale et raciale marchent main dans la main pour faciliter la fusion de l’organisation et du quartier. Miroirs, ils sont aussi modèles : en effet, sont recrutés en priorité les jeunes issus du quartier ayant obtenu un diplôme universitaire, ce qui est rare à South Central. Les organizers apparaissent ici comme l’avant-garde, la partie la plus politisée et éduquée du quartier qu’ils veulent mobiliser. Si cela pose parfois des questions quant à l’autonomie réelle des participants dans l’organisation – les organizers mènent le jeu –, c’est ainsi qu’est perçu et mis en pratique le principe selon lequel on ne doit pas faire à la place des gens ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes.

Une importation française ?

Si les termes font peur – le community organizing serait la porte ouverte au « communautarisme » –, l’étude attentive des dynamiques américaines indique que l’appui sur la communauté ne se fait en général que pour la dépasser. Les organisations interfaith rassemblent plusieurs communautés religieuses pour mener à bien des campagnes à visées sociales ou territoriales, et non des revendications particularistes. De la même façon, les organisations qui ciblent les inorganisés cherchent à créer des relations et faire participer ensemble les minorités ethniques, luttant alors pour des revendications territoriales – en particulier le manque de ressources attribuées à South Central.

Alors que ces expériences américaines peuvent sembler très éloignées de la tradition française, on perçoit des tensions comparables à l’œuvre dans les formes de participation hexagonale depuis les années 1970. Le développement communautaire, s’il est allé plus loin dans l’autonomie dévolue aux organisations locales, incarne une forme institutionnalisée de participation qui n’est pas sans rappeler les premiers moments de la politique de la ville ou certains dispositifs participatifs contemporains. Le community organizing quant à lui rappelle les luttes urbaines des années 1970, où rapport conflictuel aux pouvoirs publics et travail actif de mobilisation des habitants étaient centraux. Autre élément comparable, ces luttes étaient financièrement et politiquement autonomes, et c’est leur progressive cooptation qui les a annihilées [23].

Des initiatives se revendiquant explicitement du community organizing ont d’ailleurs vu le jour en France ces dernières années. Il nous semble cependant que l’engouement hexagonal pour le community organizing et l’empowerment masque en partie certaines ambiguïtés et rassemble sous une même bannière des acteurs aux pratiques relativement différentes. Certains groupes et initiatives locales s’inspirent directement du modèle du community organizing, reprenant notamment sa conception du pouvoir, s’inscrivant dans une démarche conflictuelle et autonome des pouvoirs publics. D’autres, cherchant à renouveler la politique de la ville, défendent une conception plus proche du développement communautaire. Une troisième tendance s’inscrit dans une démarche libérale mettant en avant l’entreprenariat de leaders de quartiers. S’il est trop tôt pour déterminer la direction que prendront ces différentes initiatives, il nous semble que leur alliance derrière des termes communs est instable tant conceptuellement que politiquement. L’expérience américaine indique (au moins) deux voix possibles et difficilement conciliables. Au-delà de la fascination pour l’Amérique, la piste du community organizing est riche d’enseignements. Si les banlieues françaises ne sont pas des déserts politiques, certaines pratiques éprouvées pourraient contribuer à cet empowerment tant recherché face à la fragmentation et aux difficultés de l’action collective qu’elles connaissent. Difficile cependant d’imaginer qu’une telle démarche puisse être impulsée d’en haut par des élus qui ont peu à y gagner. Les initiatives existent localement, mais paraissent souvent impuissantes, peinant à mobiliser en nombre pour exercer un rapport de force. C’est pourquoi nous avons insisté sur l’efficacité du répertoire d’action du community organizing à cet égard, qui va chercher les gens où ils sont et n’attend pas que la population participe spontanément. Il faut pour cela partir des problèmes soulevés par les habitants, tels le logement l’emploi ou la discrimination – qui se trouve aujourd’hui au cœur de « l’économie morale des banlieues françaises » mais est peu prise en charge collectivement. L’alliance et la politisation des espaces d’agrégation existants dans les quartiers populaires – centres sociaux, lieux de cultes, clubs de sport, associations, etc. –, de façon autonome des pouvoirs publics, pourraient contribuer à enrayer une spirale de marginalisation qui paraît sans issue.

par Julien Talpin, le 26 novembre 2013

Aller plus loin

L’intégralité des notes de l’auteur sont présentes sur le PDF.

Bibliographie indicative

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 W. J. Wilson, Les oubliés de l’Amérique, Paris, Desclée de Brouwer, 1994 [1987].

 S. Chauvin, « Sur la route de Washington. Le déchirement d’un pèlerinage politique de travailleurs journaliers », in M. Berger, D. Céfaï, C. Gayet-Viaud (dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre ensemble, Bruxelles, Peter Lang, 2011.

 R. Sampson, Great American City. Chicago and the Enduring Neighborhood Effect, Chicago, the University of Chicago Press, 2012.

 R. Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, ULB Press, 2009 [1914].

 H. Balazard, « Mobiliser et mettre en scène les leaders. Les coulisses des campagnes démocratiques de London Citizens », Participations, 2 (4), 2012, p. 129-153.

 V. Terriquez, H. Kwon, « The Political Socialization of Youth from Immigrant Families and the Role of Community-Based Organizations”, Papier présenté au congrès de l’Association Américaine de Sociologie, Denver, 2012.

 C. Ghorra-Gobin, Los Angeles : le mythe américain inachevé, Paris, CNRS Edition, 2002.

 E.W. Soja, Seeking Spacial Justice, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010.

 P. Cossart, J. Talpin, Participation piège à cons ? Quand l’Alma-Gare prouve le contraire, 2014 (à paraître).

Pour citer cet article :

Julien Talpin, « Mobiliser les quartiers populaires. Vertus et ambiguïtés du community organizing vu de France », La Vie des idées , 26 novembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Mobiliser-les-quartiers-populaires

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Sur les références explicites et implicites aux États-Unis du rapport récent sur la politique de la ville, cf. T. Kirszbaum, « Un empowerment à la française ? À propos du rapport Bacqué/Mechmache », La vie des idées, 2013. http://www.laviedesidees.fr/Vers-un-empowerment-a-la-francaise.html

[2Il va de soi que nous n’établissons pas d’équivalence entre les quartiers populaires français et les ghettos américains, compte tenu de la structuration sociale et raciale très différente dont ils font l’objet. Néanmoins, comme le souligne Loic Wacquant : « Bien qu’elles soient situées au pôle opposé du système spatial urbain, les banlieues populaires de France sont bien l’équivalent structural de l’inner city aux États-Unis », in Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, Paris, La Découverte, 2008, p. 207. Cette équivalence structurale permet d’interroger de concert, mais avec précaution, les conditions de mobilisation des populations marginalisées dans les deux cas.

[3Ces spécificités du community organizing nous ont incité à ne pas traduire le terme, aucun équivalent n’existant en français. Nous employons cependant le terme d’ « organisation » ou « organisation communautaire » pour qualifier les groupes qui composent cette mouvance, qui ont tous un statut de d’association à but non lucratif — « non-profit » —, juridiquement qualifié comme 501(C)3 aux États-Unis.

[4On peut à ce titre avancer qu’il existe une injonction ou un impératif participatif venu d’en bas aux États-Unis. L’offre de participation, à la différence de la France, n’est pas principalement issue de l’État ou des collectivités locales, mais de la société civile.

[5Définition donnée lors d’une formation sur le « community organizing », suivie par les salariés du groupe Community Coalition.

[6On a notamment reproché au mouvement du développement communautaire américain son approche très centrée sur le logement et le développement économique – le « hard », on parle de « brick and mortar approach » – au détriment d’approches plus « soft », centrées sur le social et le lien civique, à l’image des critiques aujourd’hui adressées à l’ANRU en France. Dans les années 1990, on a cherché à mettre davantage l’accent sur le « community building », le soft, avec un succès limité.

[7On retrouve le même glissement au Royaume-Uni, où le gouvernement Cameron tente de récupérer la popularité du community organizing, en qualifiant ainsi son initiative de développement communautaire, ce qui a conduit la branche locale de l’IAF, Citizen UK, à réaffirmer la nature très différente des deux démarches.

[8De nombreuses CDC ont ainsi vu le jour via l’institutionnalisation progressive d’organisations communautaires. Plus récemment, une des formes de collaboration entre community organizing et développement communautaire est le modèle des Community Benefits Agreements. Il s’agit d’espaces de participation et de négociation temporaires, où tous les acteurs, publics, privés et associatifs, sont réunis autour de la négociation d’un projet d’aménagement d’envergure, qui se traduit par la signature d’un contrat gravant dans le marbre les acquis de la négociation. Ainsi, une des premières expériences de ce type a eu lieu à Los Angeles pour la construction de salles de sport et de spectacle dans le cadre de la revitalisation du centre ville. Craignant la gentrification du quartier, les organisations communautaires ont ici obtenu (par la négociation mais aussi le rapport de force) la construction de logements sociaux, de crèches et d’écoles pour les classes populaires du quartier, tout comme l’embauche prioritaire des habitants sur le chantier.

[9Ceci est notamment lié à l’histoire du champ organisationnel à Los Angeles où de nombreuses organisations communautaires sont apparues à la suite des émeutes de 1992, en se démarquant de l’initiative de développement communautaire Rebuilt LA qui visait à encourager l’investissement privé dans les quartiers sinistrés à la suite des émeutes. En dépit des millions de dollars investis l’initiative est un échec, ce qui finit de convaincre les organisations communautaires de la nécessité d’une approche plus autonome.

[10On parle aussi parfois « d’organizing consensuel », qui rejette l’approche « eux contre nous » du community organizing.

[11Les acteurs distinguent aussi « organizing » et « mobilizing », le premier se voulant pérenne alors que le second est temporaire. Nous n’avons cependant pas repris cette distinction dans le titre de cet article, le verbe « organiser » ne renvoyant à aucune pratique précise en français.

[12On retrouve évidemment des réflexions très classiques pour le mouvement syndical.

[13Entretiens en tête-à-tête entre un organizer et un leader potentiel qui visent à cerner les sources d’indignations et les intérêts de futurs membres et de présenter les objectifs de l’association. Ces one-on-ones permettent surtout de créer des relations entre les organizers et les leaders.

[14Les organizers sont des membres salariés des organisations, dont l’essentiel du travail consiste à recruter et mobiliser les habitants, et à mettre sur pied des « actions ».

[15Certaines organisations rejettent même l’héritage d’Alinsky, jugé trop hostile aux mouvements sociaux et aux approches idéologiques des années 1960. Elles critiquent également son absence de projet politique, les mobilisations se faisant souvent de façon réactive dans la tradition alinskienne.

[16Cette tradition était notamment représentée par ACORN, qui a disparu en 2010 à la suite d’un scandale.

[17Le peu de chiffres disponibles sur la composition sociale des organisations communautaires concernent essentiellement celles qui s’inscrivent dans la tradition alinskienne du broad-based organizing, et ne portent que sur leurs conseils d’administration. En 2011, 23% des membres de CA n’avaient pas de diplôme universitaire et disposaient d’un revenu annuel de moins de 25 000$, 35% disposant d’un revenu annuel compris entre 25 000 et 50 0000$. 32% étaient afro-américains, et 14% hispaniques. Notre enquête indique que les simples membres de ces organisations sont issus de fractions plus modestes de la population. Dans tous les cas, ils sont d’origine bien plus populaire que le public des dispositifs participatifs français.

[18Une des campagnes que nous avons suivies à l’automne 2012, la Proposition de Référendum n°30, concernait le financement de l’éducation publique en Californie par une augmentation de l’impôt sur le revenu des contribuables les plus fortunés. Une coalition d’organisations communautaires et de syndicats dans tout l’État s’y est activement investie, effectuant un travail de porte-à-porte considérable. Si les 55,4% remportés par le « Oui » ne peuvent être attribués à cette seule mobilisation électorale, la coalition considère néanmoins ce résultat comme une « victoire » (les quelques centaines de milliers d’électeurs qu’elle a mobilisés ont pu faire pencher la balance du bon côté à leurs yeux), qui se traduira par l’octroi de 6 milliards de dollars supplémentaires pour financer en priorité les écoles publiques des quartiers pauvres. Le rôle de telles coalitions ou fédérations est essentiel car il permet aux organisations de dépasser le stade des seules luttes locales pour la survie dans le ghetto. Leur efficacité demeure néanmoins très variable.

[19Le modèle Alinskien insiste notamment sur la nécessité de partir de « l’intérêt particulier » des catégories populaires.

[20Notes d’observation, Community Coalition, 27 mars 2013.

[21Loïc Wacquant souligne à juste titre les tensions intra-communautaires au sein de « l’hyperghetto » – que nous avons évoquées plus haut dans la bouche des habitants participant à la réunion publique –, mais dans le champ de bataille qu’il décrit il oublie les organisations communautaires politisées, qui s’essaient à cet « immense travail proprement symbolique d’agrégation et de représentation » afin de « faire accéder ce conglomérat à l’existence et donc à l’action collective ».

[22Espace de relégation, fortement stigmatisé symboliquement, il s’agit d’un des quartiers les plus paupérisés de la ville, composé quasi-exclusivement de minorités ethniques, où ont débuté les émeutes en 1992.

[23Voir à ce sujet les propositions du rapport Bacqué/Mechmache sur la réforme du financement des associations en France.

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