Par de nombreux aspects, la trajectoire et l’œuvre de Michel Crozier (1922-2013) ne correspondent pas aux canons qui prévalaient à l’époque. Il a rejoint HEC pour échapper à la formation médicale que son père voulait qu’il suive : il n’a ainsi pas fréquenté l’université et encore moins l’École normale supérieure, contrairement à beaucoup de ceux qui, comme lui, ont marqué la sociologie française des années 1960 et 1970 (Pierre Bourdieu, Alain Touraine, Raymond Boudon, Jean-Daniel Reynaud, par exemple). Il n’a pas découvert la sociologie en France, mais à travers le travail d’enquête qu’il a conduit auprès des syndicalistes américains, ce qui l’a conduit à traverser les États-Unis et à poursuivre ultérieurement ses investigations en Grande-Bretagne : il a ainsi, dès le début de sa carrière, appris et maîtrisé l’anglais oral et écrit, rencontré les sociologues, psychosociologues et politologues étatsuniens et été connu et reconnu par eux. Il est rentré au CNRS et, en dehors de deux années à l’Université de Nanterre, il y a fait toute sa carrière, alors que le titre de professeur des universités constituait pour beaucoup le saint Graal à atteindre. Il a continuellement mené des enquêtes de terrain au plus près de l’activité dans les ateliers, dans les services, dans les administrations, tout en entretenant simultanément des relations avec les décideurs administrativo-politiques français, par sa participation à diverses commissions et instances et par son rôle de conseiller auprès de plusieurs ministres, remplissant avant l’heure les missions de valorisation de la recherche aujourd’hui attendues des universitaires et des chercheurs. Enfin, ses publications sont à l’image de cette double implication dans la recherche et dans l’action, avec d’un côté, des productions scientifiques, ouvrages ou articles qui font référence pour tous ceux et celles qui s’intéressent aux organisations, mais de l’autre, des ouvrages qui, au fil du temps, prirent de plus en plus la forme d’essais au sein desquels il a développé sa vision personnelle du monde.
Comprendre l’œuvre de Michel Crozier, c’est donc tout d’abord comprendre la démarche d’un sociologue qui a toujours privilégié les enseignements tirés du terrain et ce que lui apprenaient les personnes qu’il y rencontrait, plutôt qu’il n’a mobilisé les enquêtes pour découvrir, confirmer ou infirmer telle ou telle grande théorie sociale. Il s’est donc toujours inscrit dans une perspective proche de la grounded theory de Barney Glaser et Anselm Strauss [1].
Une ontologie de l’être humain qui privilégie ses marges de liberté
Cette priorité donnée au terrain s’explique, dans la sociologie des organisations qu’a développée Michel Crozier, par sa conviction profonde que les êtres humains parviennent toujours à trouver une marge de liberté au sein des contraintes normatives, matérielles, formelles et relationnelles qui ont pour fonction de restreindre, déterminer, prescrire leur comportement. C’est probablement le postulat le plus central dans son œuvre, celui auquel il n’a jamais renoncé, à contre-courant – pour reprendre le titre du second volume de ses mémoires [2] – des théories qui s’intéressent en priorité à l’influence des superstructures, à l’appartenance à une classe sociale ou aux logiques institutionnelles imposées par l’environnement, et qui en font leur principale grille de lecture du réel. Michel Crozier ne nie pas l’existence de ces forces, mais pour lui, elles ne sont jamais assez puissantes pour dicter totalement aux individus leur manière de se comporter, leurs perceptions du monde, ou leurs valeurs. Il en est d’autant plus persuadé que dès les premières enquêtes qu’il a conduites, il a constaté l’existence de ces marges de liberté : il peut donc les documenter empiriquement, par l’observation, par la passation de questionnaires, et plus encore grâce à ce qui deviendra son outil d’investigation privilégié : l’entretien !
On ne peut s’empêcher de retrouver dans ce positionnement des traces de son admiration de jeunesse pour Jean-Paul Sartre, mais aussi une caractéristique personnelle de Michel Crozier, ce qu’il appelle dans le premier tome de ses mémoires [3] son tracassin et son incurable aversion pour les règles absurdes, les limites infondées, les contraintes imposées, qu’il a toujours cherché à bousculer. Ce tracassin le conduira à voler les fiches de l’horloge pointeuse quand il était étudiant à HEC, à mentir à Georges Gurvitch et à Raymond Aron quand il a décidé d’abandonner le premier pour passer sous la supervision du second pour sa thèse d’État, ou à tenter – en vain – d’échapper aux coupes budgétaires que lui a imposées un délégué général à la recherche intérimaire. Car s’il dispose de marges de manœuvre, elles ne suffisent pas toujours pour imposer ses vues à d’autres, comme Michel Crozier l’a lui-même plusieurs fois expérimenté.
Il n’en reste pas moins, qu’au sein des organisations, il reste des marges de liberté qui permettent aux individus de contourner les règles, de s’en arranger, ou de les transformer. En cela, Michel Crozier se démarque de toutes les approches qui donnent la primauté aux structures organisationnelles. Qu’il s’agisse de trouver la meilleure structure possible, par la décomposition des tâches, à l’instar de Taylor et des tenants de l’organisation scientifique du travail ; de rechercher une parfaite adéquation entre les structures et les caractéristiques environnementales, technologiques, et marchandes, comme le firent les analyses de la contingence structurelle à partir des années 1950, ou de considérer que les individus sont prisonniers des structures, scripts, normes que leur impose leur environnement institutionnel comme l’a défendu le néo-institutionnalisme sociologique à partir de la fin des années 1970. Pour lui, quelle que soit l’organisation formelle adoptée, elle sera toujours travaillée, modifiée, remodelée, car les individus qui l’habitent sont actifs : ils disposent d’« agency » et agissent sur les structures. Elles les contraignent, mais ils jouent aussi avec elles et essayent de les retourner à leur avantage. Une reconnaissance de l’agency au-delà du poids des institutions, que Michel Crozier a revendiquée bien avant que le courant néo-institutionnaliste finisse lui aussi par s’en emparer et par en faire un questionnement récurrent dans ses développements les plus récents [4].
L’art de l’enquête : l’entretien pour mettre au jour les stratégies et les relations de pouvoir
Partir de l’agency dont disposent les individus a des conséquences très fortes sur la manière dont Michel Crozier conçoit ses enquêtes. Tout d’abord cela signifie entendre tous les membres d’une organisation, et pas seulement ses dirigeants et dirigeantes, car les marges de manœuvre ne sont pas l’apanage de ces derniers : il faut donc recueillir la parole, le vécu, le ressenti, du plus bas au plus haut de l’échelle. Toutes et tous sont considérés comme également importants pour comprendre le fonctionnement de l’ensemble. Les enquêtes que conduit Michel Crozier reposent de ce fait sur un nombre conséquent d’entretiens [5], de manière à confronter et à comparer les propos tenus à différents niveaux et dans différents services, et à découvrir, derrière les divergences et les convergences, les règles du jeu du système contingent étudié.
Dès ces enquêtes sur les syndicalistes américains, les entretiens ont été le principal outil d’enquête utilisé par Michel Crozier. Leur but est de recueillir la subjectivité des personnes rencontrées, la manière dont elles comprennent les contraintes qui pèsent sur elles et la façon dont elles y répondent. Cette approche repose sur la confiance accordée à la parole des interviewés et sur la capacité d’écoute de l’interviewer, voire sa capacité à se taire et à laisser le silence conduire son interlocuteur à tenir des propos qu’une question si bien ficelée soit-elle n’aurait jamais permis d’obtenir. Michel Crozier excellait dans cet exercice et il a transmis à de nombreux étudiants, doctorants et collègues cet « art de l’enquête ». L’entretien ne sert pas à trouver et à confirmer ce que l’on cherche, mais à appréhender les pratiques concrètes, à découvrir ce qu’on ne savait pas et ainsi à comprendre ce qu’il est pertinent d’observer. Par conséquent, Michel Crozier n’étudie pas les organisations en partant d’hypothèses et en cherchant à les vérifier, mais il laisse « le terrain » parler, surprendre, révéler des modes de fonctionnement que l’enquêteur ne soupçonnait pas et qui lui auraient échappé s’il avait cherché à mettre à l’épreuve un questionnement défini en amont.
Pour autant, les entretiens que mène Michel Crozier ont un objectif bien précis. Ils visent, en adoptant une attitude empathique, à obtenir des informations sur la manière dont les individus conduisent leur activité, sur leur réseau de relations, sur les problèmes qu’ils rencontrent, les solutions qu’ils trouvent, les conflits, mais aussi les alliances dans lesquels ils sont engagés. Ils sont donc l’instrument par lequel s’acquiert la connaissance sur le comportement des personnes rencontrées et, à travers ces comportements, sur les marges de manœuvre dont chacun dispose, les incertitudes contrôlées, ou au contraire non maîtrisées.
Pour Michel Crozier, ces comportements suivent une rationalité, mais une rationalité limitée. Il emprunte cette notion à Herbert Simon [6] qui a observé que lorsque nous prenons des décisions, nous sommes confrontés à nos limites cognitives (capacité à envisager toutes les solutions possibles et toutes les conséquences se rapportant à chacune), et à des contraintes de temps ou de ressources financières : par conséquent, nous arrêtons la quête de solutions dès que nous trouvons une proposition satisfaisante à défaut d’être optimale. Il y a donc bien une rationalité derrière les décisions prises, mais elle est limitée et doit être rapportée aux contraintes et aux ressources dont disposent les acteurs et à leur perception de la situation. Si, comme le suggère Michel Crozier, on considère que chaque comportement est assimilable à une décision (celle de se comporter d’une manière ou d’une autre), alors on peut retrouver une rationalité limitée, un sens, derrière tout comportement. Autrement dit, l’analyste peut reconstituer ce que Michel Crozier appelle une stratégie, c’est-à-dire les « bonnes raisons » aurait dit Raymond Boudon [7], qu’une personne a de se comporter comme elle se comporte. Cette stratégie est rationnelle (limitée), mais comme il s’agit d’une reconstitution faite par l’analyste, elle est rarement consciente chez la personne qui la poursuit. Cette dimension est souvent mal comprise par les critiques de la sociologie des organisations qui reprochent à Michel Crozier de traiter les individus comme de petits calculateurs intéressés. Or s’il arrive que les individus décident en amont du comportement qu’ils adopteront face à une situation donnée (en préparant un entretien d’embauche par exemple), il est bien plus fréquent qu’ils adaptent spontanément leur comportement à la situation dans laquelle ils se trouvent, sans y réfléchir, et qu’ils le réajustent tout aussi spontanément quand cela est nécessaire.
Si la stratégie dépend des ressources et contraintes, formelles et cognitives, qui pèsent sur un individu et lui laissent plus ou moins de marge de manœuvre, elle dépend aussi des personnes avec lesquelles il doit coopérer pour développer une activité. Les contraintes et les ressources ne sont donc pas seulement formelles et cognitives, elles sont aussi relationnelles. Pour intégrer cette dimension, Michel Crozier fait appel à la notion de relation de pouvoir, telle qu’elle a été définie par Robert Dahl [8] : plutôt que de définir le pouvoir comme un attribut détenu par certains et pas par d’autres, il s’agit de le comprendre comme ce qui s’échange dans une relation. Ainsi, on dit qu’Odile exerce du pouvoir sur Jean si elle obtient de Jean qu’il se comporte comme elle le souhaite. La grande majorité des tâches supposent en effet d’obtenir la coopération d’autres personnes et réciproquement qu’elles obtiennent la nôtre. Par conséquent, quand nous n’avons d’autres choix que d’adopter le comportement que d’autres attendent de nous, Michel Crozier conclut qu’ils exercent du pouvoir sur nous ; et quand obtenons d’autres leur coopération, nous exerçons une relation de pouvoir sur eux. Moins on est dépendant, plus on peut rendre son comportement imprévisible, c’est-à-dire mobiliser ses propres marges de manœuvre et ainsi négocier sa bonne volonté. Grâce aux entretiens, il s’agit de découvrir le comportement des différents acteurs, mais aussi de reconstituer leur réseau de relations de pouvoir. C’est ce qui permet de reconstituer les stratégies suivies par les individus et d’identifier les marges de liberté qu’ils peuvent mobiliser dans leurs échanges avec les autres.
Stratégies et relations de pouvoir sont donc fondamentales dans l’approche sociologique des organisations, comme Michel Crozier l’a écrit dans Le phénomène bureaucratique [9] puis l’a repris de manière plus théorique avec Erhard Friedberg, dans L’acteur et le système [10]. Ce sont deux outils heuristiques qui permettent d’exploiter les entretiens et de découvrir les modes de fonctionnement, chaque fois contingents, qui prévalent entre des individus engagés dans une même activité collective. Et deux outils au fondement de l’art de l’enquête propre à l’analyse stratégique des organisations.
Du phénomène bureaucratique au phénomène organisationnel
Cet art de l’enquête, Michel Crozier l’a tout d’abord déployé pour étudier des bureaucraties. Pour autant, il serait erroné de penser que la lecture de Robert Merton, de Alvin Gouldner ou de Philip Selznick ait été à l’origine de son intérêt pour les dysfonctionnements de l’idéal-type wébérien de la domination rationnelle-légale. Parmi les premiers contacts de Michel Crozier avec des universitaires américains, on compte plutôt des psychologues ou des psychosociologues. C’est bien plutôt son insatiable curiosité, sa soif de comprendre, son goût et son intérêt illimités pour ce que les personnes qu’il rencontre lui confient [11] qui l’ont conduit à s’intéresser aux organisations syndicales étatsuniennes puis britanniques, à ensuite explorer le monde des employés de bureau – tandis que ses collègues du CNRS de l’époque étudiaient les paysans (Henri Mendras), les ouvriers (Alain Touraine), les relations syndicales (Jean-Daniel Reynaud) – et à construire à cette fin une recherche sur les centres des Chèques postaux en 1954 [12], puis à mener une enquête au sein de la manufacture des tabacs à partir de 1956 et parallèlement à conduire une comparaison portant sur six compagnies d’assurance [13]. Ce n’est qu’après avoir amassé tous ces matériaux et avoir passé une année (1959-1960) au Center for the Advanced Study of the Behavioral Sciences à Stanford pour commencer à y rédiger sa thèse d’État [14], qu’il a véritablement entrepris de lire ses données d’enquête à l’aune des travaux sur la bureaucratie. Cette étape fut cruciale dans sa trajectoire intellectuelle et dans la rédaction de l’ouvrage qui le rendit célèbre des deux côtés de l’Atlantique puisqu’il fut presque simultanément publié en anglais par les Presses de l’Université de Chicago [15] et en français au Seuil, sous le titre : Le phénomène bureaucratique.
Toutefois, dès la constitution de sa première équipe, ce sont bien les organisations, plutôt que les seules bureaucraties ou une catégorie professionnelle particulière, qu’il prend comme objet d’étude et comme porte d’entrée principale pour comprendre le monde social, pour décrypter la société. Ainsi, dans la quatrième partie du Phénomène bureaucratique (intitulée « Le phénomène bureaucratique comme phénomène culturel français »), il propose une analyse de la société française à l’aune de ce qu’il a observé à la manufacture des tabacs et aux Chèques postaux. Son ambition ne se limite pas à appréhender ce qui se passe dans ces organisations, mais vise à inférer ce qu’elles nous apprennent sur la société. Plusieurs des ouvrages qui suivirent, La société bloquée [16] en 1970, On ne change pas la société par décret en 1979 [17], Le mal américain [18] en 1980, La crise de l’intelligence [19] en 1995 témoigne de cette appétence de Michel Crozier à s’appuyer sur les organisations, pour développer une réflexion sur la société dans son ensemble. De ce point de vue, il est très proche de la démarche intellectuelle de Robert Merton qui ne s’est pas intéressé à la bureaucratie pour la bureaucratie, mais pour étudier l’influence des structures sociales sur la personnalité [20]. Toutefois, Michel Crozier se distingue doublement de Robert Merton. Premièrement par des analyses qui reposent sur des enquêtes empiriques approfondies, au plus près du terrain, plutôt que sur une réflexion essentiellement théorique. Deuxièmement parce qu’il ne voit pas seulement dans les organisations un moyen d’étudier les structures sociales : il considère qu’elles sont devenues centrales dans le développement des sociétés contemporaines. Très tôt, il est clair pour Michel Crozier, et comme l’écrira par la suite Charles Perrow [21], que nous vivons dans « une société d’organisations » : les organisations doivent être étudiées parce que le phénomène organisationnel produit la société.
Les recherches inaugurées par Michel Crozier vont ainsi connaître une évolution et passer de l’étude des organisations à celle du phénomène organisationnel. Cela est perceptible dans les travaux conduits au sein de son équipe, le Centre de Sociologie des Organisations (CSO), devenue unité propre du CNRS au milieu des années 1960. Les enquêtes sur le système politico-administratif local ne se satisfont pas d’explorer le fonctionnement interne des collectivités locales, des administrations territoriales (et notamment des préfectures) et des conseils régionaux ou départementaux, mais elles portent sur les relations entre eux et sur le système qu’ils constituent ce qui permettra de mettre au jour le modèle de la régulation croisée qui caractérise ce système. Par ailleurs, avec de premiers travaux sur les entreprises (en commençant par EDF avec Renaud Sainsaulieu dans les années 1970), le CSO s’ouvre au secteur économique et commence à investir l’analyse de marchés grâce à la thèse de Michel Moullet [22] sur le marché au cadran, puis aux travaux de François Dupuy et Jean-Claude Thoenig [23] sur le marché de l’électroménager. L’école française de sociologie des organisations s’écarte ainsi d’une définition strictement structurelle de l’organisation pour adopter une acception plus large qui fait fi des frontières formelles, légales ou statutaires et qui considère qu’il y a organisation (ou situation organisée) chaque fois que des individus sont collectivement engagés dans la réalisation d’un projet commun et qu’ils forment ce que Michel Crozier et Erhard Friedberg ont appelé « un système d’action concret » dans l’ouvrage qu’ils cosignent en 1977 [24]. Ainsi, une commission, la conception ou la mise en œuvre d’une politique publique, un réseau de sous-traitants, sont autant de situations organisées à explorer comme des systèmes d’action concrets contingents dont le sociologue des organisations doit découvrir les ressorts. Quelques années plus tard, ce positionnement sera encore plus clairement exprimé par Erhard Friedberg dans Le Pouvoir et la règle [25], quand il affirme que l’intérêt de l’approche organisationnelle tient à ce que « au lieu de séparer artificiellement marchés du travail, systèmes professionnels, marché économique et organisation, elle part d’un continuum de systèmes d’acteurs interdépendants et concurrentiels ». Michel Crozier et les membres du CSO sont ainsi passés de l’étude des organisations à l’étude de du phénomène organisationnel.
Un sociologue multi-engagé
La contribution intellectuelle de Michel Crozier, à travers des travaux destinés en premier à ses pairs, a par ailleurs toujours été adossée à son engagement dans la transformation de la société. Cela a pu prendre la forme (plutôt distante) d’appartenances partisanes, comme « intellectuel de gauche » au cours des trente premières années de sa vie, puis, beaucoup plus tard, comme soutien à la candidature de Raymond Barre à la présidence de la République, en 1988, ce qui a renforcé son image de sociologue de droite.
Mais il a témoigné d’un engagement bien plus profond et ininterrompu dans la diffusion et la valorisation de ses travaux. Il est ainsi très attaché au partage de ses résultats d’enquête auprès des personnes qui y ont participé et à leur utilisation afin d’initier des changements au sein des organisations étudiées. Le public auquel s’adresse Michel Crozier n’est ainsi jamais limité à la communauté des sociologues de métier, ses publications ne sont pas destinées uniquement au monde académique : il a très tôt le souci de s’appuyer sur la connaissance qu’il produit pour faire bouger les lignes, penser la réforme, voire la mettre en œuvre.
Ainsi, dès ses premières enquêtes de terrain au Centre des chèques postaux, il cherche à restituer les résultats par la publication d’un rapport où il met en évidence un ressort fondamental de la bureaucratie française : ceux qui doivent prendre des décisions n’ont pas accès aux informations nécessaires, détenues par d’autres qu’eux, qui n’ont pas intérêt à les transmettre. Il va plus loin lors de la recherche sur la manufacture des tabacs puisqu’il organise des restitutions de résultats intermédiaires au fur et à mesure qu’il déploie son dispositif d’enquête. Il adresse un rapport final à la direction générale, qui le reçut très froidement. L’accueil de ses conclusions devant la direction générale puis le conseil de direction de la BNCI, une banque qu’il étudia à la même époque, accueil dont il fait le récit dans le premier tome de ses mémoires, fut tout aussi compliqué et contesté, au moins dans un premier temps. En effet, renvoyer à celles et ceux que l’on a interviewés une photographie de leur fonctionnement n’est pas un geste anodin et indolore, même quand – comme le fit Michel Crozier dès ses premières « restitutions » – on montre les dysfonctionnements d’un système, et qu’on ne cherche pas de responsabilités individuelles. Car c’est bien là la base des interventions dans lesquelles s’engage Michel Crozier : le système d’action et ses règles du jeu, non les individus à l’intérieur de celui-ci, sont au fondement des tensions et difficultés observées et doivent faire l’objet de transformations. Ainsi, la peur du face-à-face et son évitement sont systémiques : ils ne sont pas imputables à la structure psychologique des agents.
Cet engagement dans la diffusion du raisonnement organisationnel est aussi visible dans sa participation récurrente à des sessions de formation professionnelle que Michel Crozier assure auprès de personnels de l’encadrement et pendant lesquelles les ateliers de la manufacture des tabacs et les conclusions tirées de l’étude des chèques postaux sont mobilisés pour travailler sur des cas concrets, avant que d’autres recherches viennent nourrir la bibliothèque des cas qui seront utilisés aussi bien en formation initiale que continue.
Michel Crozier est ainsi intimement convaincu que le sociologue a un rôle à jouer dans la cité et que pour être utile et efficace, ce rôle ne doit pas être de dénoncer ou de susciter de l’opposition, mais de produire de la connaissance et de participer, sur la base de la connaissance produite, à la conduite d’actions de changements. Autant dire que dans les années 1960 et 1970, alors que les mouvements de contestation sont fréquents, en 1968, mais aussi dans les années qui suivent, et que l’analyse des classes sociales et de la reproduction domine la sociologie française, cette position est souvent critiquée. Participer dans les années 1960 aux réunions du Groupe Esprit et à celles du Club Jean Moulin, où il fréquente les jeunes acteurs de la fonction publique qui prennent part aux décisions politico-administratives, puis au cours des années 1970, être membre d’une commission sur l’enseignement du second degré, faire partie des conseillers d’Alain Peyrefitte quand il fut ministre des Réformes administratives, rejoindre les travaux de la Commission trilatérale [26], prendre part à des rencontres autour de Raymond Barre (alors Premier ministre) et à la Mission à l’innovation souhaitée par Valéry Giscard d’Estaing, puis enfin, dans les années 1980, mener des enquêtes pour l’Institut de l’entreprise [27], relève pleinement pour Michel Crozier de son activité de sociologue. Il considère que l’on est plus utile en agissant au sein de ce type d’instances ou de ces lieux de pouvoir qu’en s’y opposant ou en refusant d’y participer. Mais pour nombre de ses collègues contemporains, cela n’est pas vu comme une forme d’engagement, mais comme une compromission, voire une collusion avec les gouvernants. Michel Crozier n’a cependant jamais regretté la forme d’engagement qu’il a privilégiée, même s’il a parfois déploré qu’elle n’ait pas toujours abouti. Ainsi, le rapport rédigé par Antoine Prost à l’issue de la commission des sages sur l’enseignement du second degré ne déboucha sur rien ; la publication du livre issu de la Commission trilatérale passa inaperçue ; il ne parvint pas à convaincre, sous la présidence Giscard d’Estaing, que l’innovation se trouvait du côté de la qualité et des activités de service. Bref, il ne suffit pas de participer pour être entendu.
L’engagement dans la cité privilégié par Michel Crozier a très certainement été influencé par ses expériences aux États-Unis. Ses nombreux séjours dans les universités étatsuniennes (ceux déjà mentionnés, puis en 1970 une année à Harvard avant qu’il ne refuse le poste permanent qui lui était proposé, et à nouveau à Harvard dix ans plus tard, puis régulièrement à Irvine dans les années 1980) lui ont permis de nouer des liens avec les grands intellectuels américains de l’époque (Marty Lipset, Stanley Hoffman, Albert Hirschmann, James March, pour n’en citer que quelques-uns), mais aussi avec des doctorants de ces institutions qui devinrent des décideurs politiques importants, comme Henry Kissinger ou Zbigniew Brzeziński, ou avec des universitaires ayant exercé des activités à un haut niveau de l’État fédéral, comme Richard Neustadt, doyen adjoint de la Littauer school à Harvard après avoir été conseiller de Truman, ou McGeorge Bundy doyen à Harvard avant d’être conseiller à la sécurité nationale des États-Unis. Nul doute que la perméabilité entre les carrières universitaires et les fonctions de décideurs au plus haut niveau aux États-Unis a nourri les conceptions de l’engagement de Michel Crozier.
Un entrepreneur scientifique et pédagogique
Ces engagements tournés vers l’action ne doivent cependant pas minorer l’inlassable implication de Michel Crozier comme entrepreneur scientifique et pédagogique.
Et il l’est à plusieurs titres. Tout d’abord, comme co-fondateur en 1958 avec Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine et Jean-René Tréanton de la revue Sociologie du travail qui fêtera bientôt ses soixante-dix ans. Puis comme co-fondateur des Archives européennes de sociologie avec Raymond Aron, Thomas Bottomore, Ralf Dahrendorf, et Éric de Dampierre en 1960. Une revue qui, elle aussi, est toujours très active.
Il l’est ensuite, comme infatigable bâtisseur de groupes de travail, cherchant, dès le début de sa carrière, à constituer autour de lui un collectif d’associés avec lesquels développer ses enquêtes. Il ne se départit certes pas d’une conception assez mandarinale de la gestion de ce collectif, notamment dans les années 1960 et 1970 quand l’ensemble des personnes qui travaillaient avec lui œuvraient à explorer le système politico-administratif local ce qui – parce qu’il a su réunir autour de lui des chercheurs de grande envergure intellectuelle [28] – a conduit à des tensions quant à la paternité individuelle des conclusions auxquelles ils avaient collectivement abouti. Dans les années 1980, alors qu’il doit partir à la retraite et céder la direction du CSO, Michel Crozier était moins impliqué dans ce rôle de « patron », mais il restait la figure tutélaire du laboratoire. Sa principale préoccupation était alors que le CSO et l’école française de sociologie des organisations ne disparaissent pas avec lui. Il a donc veillé à assurer la pérennité du CSO et la poursuite de l’entreprise collective qu’il avait contribué à édifier. Ce qui explique certainement que le CSO n’ait pas éclaté une fois Michel Crozier retiré et que ce centre de recherche continue sa route presque quarante ans plus tard.
Entrepreneur scientifique, Michel Crozier est aussi un entrepreneur pédagogique par son implication dans la formation de ce qu’on appellerait en Suisse la relève, avec le souci de disséminer son approche, son « savoir enquêter », et ses analyses, dans le monde académique (par la formation d’étudiants et de doctorants) et en dehors de celui-ci (par la formation de personnes susceptibles de mettre en application ses enseignements dans l’administration, dans les entreprises, les associations, les ONG ou les partis politiques).
Il ne s’agit pas seulement de transmettre, mais aussi de porter une conception différente de la formation à la sociologie. Le DEA [29] ne visait donc pas uniquement à former de futurs doctorants, mais il s’adressait aussi à des étudiants que la formation par la recherche et la sociologie allait préparer à des fonctions d’encadrement dans des organisations ou à des métiers tournés vers la transformation des organisations. Cette multiplicité des débouchés à l’issue d’une formation fondée sur la recherche allait de pair avec une multiplicité des origines de celles et ceux qui la suivaient. Le DEA n’était pas ouvert aux seuls étudiants qui avaient choisi la sociologie à l’université ou à l’École normale supérieure : nombre d’entre eux venaient d’autres disciplines, mais aussi d’écoles d’ingénieurs ou d’écoles de commerce et d’Instituts d’Études Politiques, ou bien étaient en reprise d’études après une expérience professionnelle. Le contenu et le format des cours étaient de surcroît inhabituels. Un emploi du temps alternant semaines d’enseignement et semaines de travail collectif d’enquête ou de rédaction ; peu de cours dédiés aux théories sociologiques, mais beaucoup de mises en pratique, d’acquisition d’expérience en matière d’enquête de terrain, d’investissement de la littérature à partir des résultats empiriques obtenus, de travail collectif. Bref, une année très atypique dans le paysage universitaire. Être étudiant au DEA, c’était bénéficier d’une pédagogie qui était tout sauf magistrale, mais basée sur des enseignements très interactifs, sur la maîtrise de la collecte des données et la production de résultats plutôt que sur l’art de la dissertation.
Tout aussi atypique au sein des sciences sociales françaises était la conception de la formation doctorale qu’a développée Michel Crozier au CSO et qui reste toujours aussi vivante aujourd’hui. Dans les années 1980, ce centre de recherche faisait figure d’ovni au sein des laboratoires de SHS français : seuls étaient acceptés en thèse des doctorants et doctorantes dont le financement était assuré par ce qui s’appelait alors des allocations de recherche ou par tout autre financement pérenne sur trois ans, leur permettant de dédier l’intégralité de leur temps à leur thèse. Chacun des deux ou trois nouveaux venus qui rejoignaient chaque année le CSO bénéficiait d’une table de travail attitrée, et tous étaient encouragés à venir travailler chaque jour au sein du centre, où ils étaient reconnus comme des membres à part entière, pouvaient quotidiennement interagir avec l’ensemble de l’équipe, assistaient au séminaire hebdomadaire où étaient discutés les recherches en cours ou les travaux des doctorants, mais où intervenaient aussi des universitaires invités, de René Girard à Eliot Freidson, en passant par Bruno Latour.
Sociologue du phénomène organisationnel et de ses effets sur des sociétés de plus en plus produites par les organisations, acteur engagé dans les réformes et persuadé que la connaissance produite par la sociologie des organisations pouvait et devait être un levier au service de l’amélioration des relations sociales et de la coopération, entrepreneur scientifique et innovateur pédagogique, Michel Crozier fait indéniablement partie de ces intellectuels qui, tout en appartenant au système d’enseignement supérieur et de recherche français, ont toujours refusé d’en respecter strictement les règles et les rites, ou d’y rester enfermés. Pour lui, la place du sociologue est dans la société, et pas en surplomb, il doit partir de la société et celles et ceux qui la composent pour l’étudier et la comprendre, et la maîtrise de l’enquête, la capacité à tirer des enseignements du terrain sont les compétences indispensables pour produire de nouvelles connaissances et des contributions théoriques empiriquement fondées.