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La littérature pour penser le monde

À propos de : Markus Messling, L’universel après l’universalisme : des littératures francophones du contemporain, Puf


par Clémence Faugère , le 7 mars


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La littérature offre une perspective singulière afin d’envisager l’universel à l’époque contemporaine : elle en restitue la complexité par le prisme d’expériences personnelles et sensibles qui éclairent les enjeux collectifs et futurs de l’universel au cœur d’un monde en pleine mutation.

Comment envisager l’universel au sein d’un contexte postcolonial et mondialisé où se forge une « nouvelle conscience du monde » ? C’est à cette vaste et épineuse question que Markus Messling, professeur d’études culturelles à l’Université de la Sarre, apporte des éléments de réponse dans son dernier ouvrage. Si l’auteur aborde un sujet maintes fois traité, il fait le choix d’une approche originale qui met en perspective les enjeux théoriques de l’universel et leur appréhension singulière à travers la plume de neuf écrivains francophones contemporains : Michel Houellebecq, Mathias Énard, Camille de Toledo, Alexis Jenni, Kossi Efoui, Wajdi Mouawad, Édouard Glissant, Shumona Sinha et Léonora Miano. La littérature se présente alors comme une « compréhension du monde formulée en termes esthétiques » offrant au lecteur une nouvelle entrée afin de (re)penser l’universel.

La fin de l’universalisme européen

Le constat que Markus Messling dresse dans la première partie de l’ouvrage est sans appel : l’Europe a perdu sa position hégémonique dans la diffusion d’idéaux universels à l’échelle planétaire. Tout comme l’ensemble des démocraties occidentales, elle peine à proposer « une nouvelle conscience de l’humanité » en raison d’une angoisse profonde tenant à son avenir et qui se traduit par la montée des nationalismes, des replis identitaires et religieux. L’Europe est également hantée et paralysée par son passé qui crée « un sentiment de culpabilité historique latent » né avec la décolonisation et les discours de rejet et de contre-identité qui s’en sont suivis.

La France en particulier, ancienne grande puissance coloniale, se trouve confrontée à son utilisation dévoyée de l’universalisme, conçu depuis la Révolution française comme une « mission politique » au service de l’impérialisme et d’une « mission civilisatrice » tournée vers l’extérieur. Markus Messling souligne, à ce titre, la manière toute particulière dont les locuteurs francophones à travers le monde appréhendent le « délitement de la légitimité européenne ». Ceci tient aux contradictions profondes sur lesquelles s’est développé l’universalisme français depuis les Lumières. Paris fut la « capitale du XIXe siècle » de Walter Benjamin, le topos de l’universalisme européen de Hegel. De cette centralité ancienne en découle au sein de la francophonie une dichotomie brutale entre le centre, la métropole, et la province comprise jusqu’aux anciennes colonies.

Cependant, contrairement aux autres impérialismes, l’universalisme français a toujours été justifié par « l’idée d’humanité », de raison et de progrès qui sous-tend une capacité « à dépasser les prétentions normatives du centre ». Outil de domination, l’universalisme français constitue également et paradoxalement un outil de « solution ». Comme l’indique l’écrivain congolais Alain Mabanckou dans Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui (2017), au sein du contexte post-colonial français apparaît « une nouvelle conscience de soi des francophones non-français » qui ne placent plus au « centre l’Europe », mais « une évolution intellectuelle mondiale ». Cette idée se trouve développée par d’autres auteurs d’origine africaine tels que Mondher Kilani, Chimamanda Ngozi Adichi, Felwine Sarr ou Achille Mbembe.

Loin de céder aux sirènes de la nostalgie et du déclinisme qui se répandent sur le Vieux Continent, la thèse essentielle de l’ouvrage repose ainsi sur l’idée selon laquelle la fin de l’universalisme européen ne serait pas « celle de l’universalité, mais peut-être bien son commencement », comme le souligne le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne dans sa préface. Selon cet auteur, qui plaide notamment en faveur de l’urgence à penser le monde depuis l’Afrique, la fin de l’eurocentrisme serait le point de départ d’un nouveau rapport à l’universel qui dépasserait la « contradiction entre la critique post-coloniale et la pensée universelle » et « à la tourner vers l’avenir ».

Si Markus Messling met en exergue les capacités de l’universel à être repensé, il synthétise avec justesse le difficile équilibre à trouver dans cette entreprise :

Nous nous trouvons aujourd’hui dans un dilemme : d’une part, les arguments universalistes humanistes en faveur de la liberté, de l’égalité et de solidarité sont les plus puissants que nous ayons à opposer à la montée des politiques nationales-populistes et racistes, et à employer pour la défense des droits humains. D’autre part, nous ne pouvons plus mobiliser ces arguments sans restriction, compte tenu de la dialectique de leur revendication universelle. (p. 36)

Il se joint ainsi au philosophe et sinologue François Jullien (Il n’y a pas d’identité culturelle, 2017) en avançant qu’il s’agit de trouver un juste milieu entre « l’uniformisation et l’identitaire ». Le temps est à inaugurer « un commun intensif », « en s’appuyant sur la puissance intensive de l’écart ».

Afin d’envisager l’émergence de cette nouvelle appréhension de l’universel, Markus Messling se concentre sur la « création narrative » du monde au sein de l’espace francophone. Ce choix se trouve justifié par la proposition, au sein de cet espace littéraire, d’une « autre universalité » qui se rapprocherait selon les termes de l’historien et politologue camerounais Achille Mbembe dans Politique de l’inimitié (2016), d’un « en commun », une nouvelle forme d’universel qui supposerait « un rapport de coappartenance et de partage » participant à la restauration des relations humaines entre anciennes métropoles et colonies. La voix des peuples dominés, exprimée à travers la littérature, posséderait ainsi un effet performatif libérateur, expression d’une forme de « compensation psychique » et symbolique.
Selon Markus Messling, la littérature francophone au sein de laquelle se retrouve en particulier le roman, se détourne de « l’introspection de la postmodernité ». Elle propose un néo-réalisme compris comme « une attitude spécifique face au monde » et dont les formes narratives sont celles de la « réalité globale », décrites par Erich Auerbach et Jacques Rancière.

Une devise universaliste révisée : égalité, liberté, fraternité

Le plan de l’ouvrage de Markus Messling fait écho tant à l’universalisme des Lumières qu’à l’héritage de la IIIe République. À rebours de l’ordonnancement classique de la devise de la République française sont ainsi abordées en trois parties successives l’égalité, la liberté puis la fraternité. Ce choix est justifié par la prédominance historique donnée à la liberté, mais aussi par les dévoiements du principe. Originellement émancipatrice, la liberté a été mobilisée comme justification à la domination européenne sur les territoires colonisés. En outre, sa promotion se serait concentrée dans les démocraties européennes vers des représentations essentiellement individuelles. Couplé à un abandon du principe d’égalité favorisant la paupérisation des populations, ce recul des idéaux mène à une « tristesse européenne » qui hante la littérature contemporaine dans un sentiment de « perte du monde » et de mélancolie née d’un rapport désenchanté à la position nouvelle qu’occupe « la modernité européenne dans le monde ».

S’observe ainsi la montée en puissance d’une « littérature de compensation », œuvre des « hommes blancs de plus de quarante ans », très représentés dans les dernières sélections de prix littéraires et mélancoliques que Markus Messling aborde dans une première partie. À la position pessimiste et « documentariste » de l’œuvre de Michel Houellebecq est opposée celles plus nuancées et porteuses d’espoir de Mathias Énard et de Camille de Toledo. Si ces trois auteurs, de nationalité française, partagent une forme de scepticisme à l’égard de la réalité, ils portent un « savoir politiquement pertinent sur les potentiels de narration du monde à notre époque de transition ». Ils permettent d’éclairer cette « esthétique du vertige », ce « brouhaha » issu de la « déconstruction du récit moderne » et identifié par le critique Lionel Ruffel.

Liberté !

Dans un second temps consacré à la liberté, Markus Messling revient sur la domination que les langues coloniales ont exercée sur le monde ainsi que sur leur charge idéologique. Tel est ainsi le cas de la langue française. Longtemps instrument de domination, la langue française est historiquement et idéologiquement associée à la raison et la liberté afin de s’imposer et de supplanter les langues locales. On se souvient à ce titre de L’Universalité de la langue française publié en 1783 par Antoine de Rivarol. Sur le plan national, la promotion du français sert la fédération de la population autour de l’idée de Nation à partir de 1789. De ces rapports de force est née une littérature francophone qui s’empare de cette « arrogance linguistique » liée à l’universalisme français et qui se prolonge par des préjugés et du racisme. Les anciennes colonies se trouvent subordonnées à la « langue des anciens maîtres impériaux » tel un « butin de guerre », selon les mots de l’écrivain algérien Kateb Yacine.

Ainsi, la littérature francophone contemporaine envisage les rapports avec l’ancienne métropole par le prisme de la langue et Markus Messling fait le choix de mettre en lumière trois auteurs qui traitent de la violence de l’impérialisme français. Il analyse l’œuvre d’Alexis Jenni qui, au sein de l’Art français de la guerre (2011), expose la brutalité de l’usage de la langue française dans un contexte de guerre. Ceux qui ont été envoyés au front par la métropole lors des guerres mondiales, comme ceux qui ont subi la répression des troupes françaises au cours de la guerre d’Algérie et du Vietnam, doivent s’exprimer dans une langue commune qui « a le goût du sang », et de cette violence symbolique sont nées des tensions sociales encore palpables. L’écrivain togolais Kossi Effoui, dans l’Ombre des choses à venir (2011) envisage quant à lui la « perte du langage dans des systèmes de domination totale » : celle d’un père qui se mure dans le silence au retour d’une déportation dans un camp d’Afrique de l’Ouest. Kossi Effoui avance alors l’idée selon laquelle dans ce contexte de domination, l’écrivain doit « créer une langue offrant un accès à une autre manière d’écouter le monde ». Enfin, le dramaturge libanais Wadji Mouawad envisage la vertu du récit qui « anticipe sur l’histoire une réparation symbolique qui, seule, rend supportable l’histoire cruelle de l’humanité », le besoin « existentiel de reconquérir le langage », une langue qui porte « la blessure en elle », mais qui amène à la libération.

Fraternité ?

Dans une ultime partie sensiblement plus courte que les deux précédentes, Markus Messling aborde la question de la fraternité. Cette dernière passe en premier lieu par le thème de la migration et de l’exil, via l’attention portée aux écrits de l’écrivaine franco-indienne Shumona Sinha. Dans L’apatride (2017) et Assommons les pauvres (2011), l’auteure prône le « droit aux récits singuliers sans abandonner une mise en perspective universelle du monde » qui mène à s’interroger sur le rapport de l’Europe à l’autre, au droit et à la justice. L’écrivain et philosophe martiniquais Édouard Glissant offre quant à lui une « téléologie d’ouverture pour en créer une nouvelle conscience de l’universel ». La littérature contemporaine doit servir à créer une nouvelle conscience du monde, non pas universaliste, mais qui soit capable de « déployer en plusieurs langues une complexité infinie sans devoir hiérarchiser cette complexité des relations et des références, des attitudes et des modes de vie ». Enfin, pour la femme de lettre camerounaise Léonora Miano, ce n’est pas qu’il « n’existe pas d’idéaux universels. Seulement nous devons aller les rencontrer dans des contextes concrets et réinventer leur force ».

Ainsi, à travers cet ouvrage qui mêle entrées par thèmes et par auteurs, Markus Messling réussit son pari de proposer un panorama pertinent et varié des littératures contemporaines de l’universel. Stimulant par la multitude d’œuvres envisagées, on remarque tout de même l’absence d’une véritable présentation biographique de chaque auteur qui permettrait au lecteur de replacer les écrits au sein du champ littéraire et de comprendre les choix opérés par Markus Messling dans la composition de son corpus. En effet, l’on peine à envisager, en dehors de la francophonie et du capital symbolique, les critères retenus afin de privilégier ces neuf écrivains. On regrette à ce titre que l’attention n’ait pas été portée sur des auteurs peut-être moins connus et reconnus au sein du lectorat français. Si l’avenir est à un universel multilatéral, la prédominance donnée aux auteurs francophones français (et masculins) dessert la démonstration pourtant convaincante développée au sein de la première partie essentiellement théorique de l’ouvrage. Dans le même esprit, on déplorera que la partie relative à la fraternité soit quantitativement moins importante que les deux autres parties. Dans cet ouvrage qui aborde, de manière salutaire, la fin de l’universalisme impérialiste, la fraternité entendue comme un lien de solidarité et d’entraide aurait gagné à être davantage développée. Ne serait-elle pas en effet la voie nécessaire à l’émergence d’une universalité nouvelle au sein d’un monde multilatéral, une universalité tolérante, faite par le collectif et pour le collectif ?

Markus Messling, L’universel après l’universalisme : des littératures francophones du contemporain, Puf, 2023, 277 p, 23€.

par Clémence Faugère, le 7 mars

Pour citer cet article :

Clémence Faugère, « La littérature pour penser le monde », La Vie des idées , 7 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Messling-universel-apres-universalisme

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