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« Manon Lescaut », par Maurice Leloir (1892)

Recension Arts

Les classiques révisés par l’éthique

À propos de : Sarah Delale, Élodie Pinel, Marie-Pierre Tachet, Pour en finir avec la passion. L’abus en littérature, Éditions Amsterdam


par Clara de Raigniac , le 30 octobre


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La passion est un thème récurrent de la littérature, mais les histoires d’amour sont souvent en fait des histoires d’abus. Les notions modernes de « harcèlement », d’« emprise », de « consentement » et de « mémoire traumatique » permettent de relire nos classiques de manière éthique.

Inscrit au programme de l’agrégation de Lettres en 2018, « L’Oaristys » de Chénier a donné lieu à une vaste querelle : fallait-il ou non poser le mot viol sur le poème ? [1] Pour les uns, le terme fige le sens du texte et en empêche le partage ; pour les autres, parler de viol est un point de départ fécond pour l’analyse littéraire et un impératif éthique pour reconnaître les violences sexuelles. S. Delale, É. Pinel et M.-P. Tachet enrichissent les réflexions de la seconde position, en interrogeant un thème récurrent dans nos classiques : la passion.

La lecture empathique comme impératif éthique

Contrairement à l’amour, qui repose sur un principe de communion entre les êtres, la passion est un lieu destructeur qui dissimule des abus. Or, c’est cette dernière que nos œuvres littéraires exaltent le plus souvent ; elle est généralement analysée par la critique formaliste et historiciste comme un « amour vache » ou des « baisers volés »… Des euphémismes qui, en réalité, ne sont pas sans conséquence. Car si la réalité peut être une inspiration pour la fiction, la fiction, elle aussi, agit sur le réel.

Selon les autrices, qui se réfèrent à des ouvrages de sciences cognitives, tout euphémisme dans la fiction a un effet sur le cerveau, lequel, ensuite, va à son tour euphémiser des situations à risque réelles. Dans la New romance si prisée des adolescentes, la jalousie d’un amant, son comportement colérique et son intrusion dans l’intimité mènent finalement à une fin heureuse ; ces abus pourraient-ils être alors les signes annonciateurs du bonheur ? Voilà, en tout cas, ce que le cerveau comprend et va appliquer plus tard dans les relations bien réelles de la lectrice.

Comment réagir face au risque que représente la lecture de certaines œuvres ? Leur rejet (cancel culture) ou l’avertissement de leur potentiel traumatique (trigger warning) sont parfois discutés. Les autrices proposent une autre voie : relire les classiques en les situant dans notre système moral, et en utilisant des outils d’analyse empruntée à d’autres disciplines.

Relire nos classiques : de l’histoire d’amour à l’histoire d’abus

Le duc de Nemours, Valmont, Bel-Ami… Tous ces personnages bien connus pour leurs passions sont analysés comme étant des prédateurs. La notion moderne de harcèlement est brillamment appliquée à La Princesse de Clèves. Le duc de Nemours affiche en effet deux traits des troubles du comportement typiques des harceleurs : la dissocialité (le mépris des limites de l’autre et l’absence d’empathie) et la désinhibition (la tendance à agir de manière irréfléchie, sans tenir compte des conséquences négatives potentielles). Avec cette clé, les multiples visites du duc à la Princesse ne témoignent plus de l’attitude d’un amoureux transi… mais de celle d’un harceleur. Le tableau clinique de la Princesse de Clèves est tout aussi convaincant : la jeune femme présente les symptômes d’une victime de harcèlement, jusqu’au syndrome de stress post-traumatique.

L’emprise est un autre outil mis en avant pour relire La duchesse de Langeais de Balzac. Alors qu’Antoinette de Navarreins se refuse à Armand de Montriveau, ce dernier l’enlève. Après cet épisode particulièrement sadique, à la grande surprise du lecteur, la duchesse revient vers son bourreau et quémande son amour ! Le mécanisme de l’emprise tel qu’il est analysé par les psychiatres aide à comprendre son attitude : ce sont le love bombing, les menaces, la dépendance, et la dissociation qui obligent la duchesse, pour supporter la violence de ce qu’elle vit, à voir dans cet enlèvement un acte d’amour. Le narrateur, par l’emploi du verbe croire, se distancie d’ailleurs clairement de la conclusion à laquelle arrive la victime : « la duchesse croyait deviner un amour excessif dans les paroles de Montriveau. D’ailleurs, pour enlever une femme, ne faut-il pas l’adorer ? » (p. 139).

Pour distinguer ensuite une scène de sexe consenti d’un viol, la notion moderne de consentement est revisitée – de manière un peu complexe peut-être – à travers celle du jeu, tel que le pense Caillois. Comme tout jeu, le sexe est une activité séparée de l’espace-temps normal et soumise à des règles claires ; tout manquement fait basculer le rapport dans le viol, comme c’est le cas lors de première scène de sexe entre Valmont et Cécile de Volanges dans Les Liaisons dangereuses. La jeune fille cède, sous la contrainte physique et psychologique ; l’ensemble de ses stratégies de refus sont finement développées (p. 259-260).

La notion de male gaze est quant à elle utile pour comprendre La Prisonnière de Proust. Dans ce tome de La Recherche, le narrateur-personnage parle à la première personne et confisque tous les autres points de vue, dont celui d’Albertine retenue dans son appartement parisien. Cette technique d’écriture, rattachée au male gaze, transforme une vérité subjective en vérité universelle, jusqu’à créer un texte misogyne, homophobe et queerphobe, aveugle aux abus contre les femmes comme contre les enfants.

Mais peut-on reprocher à un auteur l’immoralité de son œuvre ? Un passage est éclairant sur ce vieux débat. Christine de Pizan, déjà, prenait position au XVe siècle dans la Querelle du Roman de la Rose dont la partie écrite par Jean de Meung fait montre d’une grande misogynie, sous couvert de satire de connivence. Dans son Débat sur le Roman de la Rose, l’autrice rappelait d’une part que le lecteur se souvient bien davantage de ce qui est longuement dépeint comme interdit que de l’interdiction, et d’autre part que compter sur le seul public pour identifier ce qui tient du bien et du mal est dangereux puisque ces notions sont elles-mêmes construites par les livres. En reliant cette réflexion médiévale à La Recherche, les trois autrices concluent que la fameuse ironie proustienne est loin d’être une pratique subversive ; même quand elle est dirigée contre le narrateur, elle ne fournit pas de véritable clé d’interprétation morale de l’œuvre : elle vise plutôt à faire rire et souder un groupe d’élite, quitte à entraîner des comportements problématiques. C’est ce que Benjamin appelait « le culte de la blague » (p. 196).

Rendre justice aux classiques : une histoire de réception

L’ouvrage ne se contente pas de mettre en avant les abus des œuvres classiques ; il montre aussi comment la réception a transformé en histoires d’amour des textes qui étaient initialement bien plus ambigus.

Les premiers exemples sont ceux de Dom Juan de Molière et de Wuthering Heights de Brontë. Dans le second, les autrices relèvent les nombreuses formes de violence entre personnages, complètement ignorées de la réception. Comme beaucoup d’autres, Phoebe dans Friends ne retient du roman que ses 16 premiers chapitres : ce serait une tragique histoire d’amour entre Catherine et Heathcliff. Il en est de même pour Manon Lescaut de l’abbé Prévost : Manon est généralement vue comme une prostituée femme fatale qui dévoie des Grieux, mais l’auteur, lui, entendait montrer le « caractère ambigu » du même des Grieux et donner « un exemple terrible de la force des passions ». C’est pourtant l’image faussée d’une histoire d’amour qui est retenue, notamment pour les éditions scolaires qui préparent au baccalauréat de français. Ces dernières présentent d’ailleurs Le Rouge et le Noir comme « un grand roman d’amour » dans lequel les personnages font « une expérience transgressive de l’amour […] particulièrement perceptible dans le couple que forment Julien et Mme de Rênal jusque dans la prison » (p. 376). Or, le couple de Julien et Madame de Rênal, c’est aussi une tentative de féminicide du premier sur la seconde.

Ainsi, loin de « cancel » Wuthering Heights, Dom Juan ou Manon Lescaut, l’analyse proposée en enrichit le sens et rend justice à des textes plus complexes que le « livre écran » ou « livre intérieur » forgé par la mémoire collective.

Réécrire un classique : les histoires d’Ernaux et de Duras

Deux chapitres du volume analysent des autofictions dans lesquelles c’est la voix narratoriale elle-même qui est victime d’abus. Le mécanisme de la mémoire traumatique est un outil utile pour lire ces textes. Selon la psychiatre M. Salmona, la mémoire traumatique est la conséquence d’un traumatisme, « se traduisant par des réminiscences intrusives qui envahissent totalement la conscience (flash-back, illusions sensorielles, cauchemars) et qui font revivre à l’identique tout ou partie du traumatisme » ; elle est déclenchée par « des sensations, des affects, des situations qui rappellent, consciemment ou non, les violences ou des éléments de leur contexte » (p. 223-224). Une relation abusive peut donc résonner d’autant plus fort chez une victime qu’elle a déjà été abusée auparavant, car elle active sa mémoire traumatique.

En 1992, Ernaux raconte dans Passion simple une relation adultère qu’elle a vécue avec un homme marié ; l’attente permanente de la narratrice, quoique douloureuse, est magnifiée. Publié en 2001, Se perdre donne à lire le journal qu’Ernaux tenait à l’époque : la maîtresse y vit beaucoup plus difficilement l’attente aliénante que son amant lui fait subir. La violence de la relation adultère inégale réactive, par le mécanisme de la mémoire traumatique, des traumas fondateurs : l’autrice se souvient de son premier rapport sexuel abusif, de sa première grossesse non désirée et de son avortement ; elle rêve de la tentative de féminicide de son père sur sa mère (p. 224-225). Ainsi, selon Ernaux, Se perdre restitue, « quelque chose de cru et de noir » dans la « pureté » et la « beauté » de la passion ; selon nos trois autrices, ce « quelque chose de cru et de noir » est une situation d’abus.

Deux autofictions de Duras gagneraient à être mises plus clairement en lien avec celles d’Ernaux. L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991) rendent compte d’une relation entre un riche homme chinois de vingt-sept ans, et une adolescente pauvre et maltraitée par sa famille. Duras, certes, ne dit jamais clairement que cette relation, avec une telle différence d’âge, est abusive ; le texte reste ambigu sur ce qui a causé le vieillissement brutal du visage de la jeune fille des livres…

Pourtant, plusieurs arguments permettent de corroborer le fait qu’il s’agit bien d’une relation pédocriminelle problématique. Dans le texte d’abord, le fonctionnement de la mémoire traumatique aide à comprendre pourquoi l’attitude provocante de l’adolescente – décrite comme une « petite vicieuse » qui se vante de ses rapports sexuels avec l’amant et du plaisir qu’elle en tire – n’est pas le signe d’un consentement. Souvent observées chez les victimes d’abus, de telles conduites à risque leur permettent « de se détacher et de se retrouver dans un état d’indifférence affective ou tout au moins d’être pour un temps ailleurs dans un autre monde ». La jeune fille n’est pas une lolita, mais une victime qui tente de réguler les émotions traumatiques liées aux violences familiales. L’amant, lui, est un adulte qui abuse de ce besoin de dissociation. Le métadiscours de Duras, quand elle parle de ses livres, mène à la même conclusion : dans Apostrophes, l’autrice dit explicitement, par deux fois, que le visage ravagé de la jeune fille l’a été par « la vie avec l’amant, aussi ». Selon les autrices de l’essai, l’ambiguïté inhérente au texte n’est pas une preuve qu’il n’y a pas de relation abusive : elle peut relever de la difficulté à se considérer comme victime, ou encore d’une stratégie pour s’affirmer dans un monde littéraire masculin.

Ainsi le but du livre est-il atteint : il ne s’agit en aucun cas de pratiquer une forme de cancel culture, mais de proposer des outils pour lire et enseigner les classiques littéraires de manière éthique. D’autres pistes, tout aussi stimulantes, sont apportées dans des ouvrages français récents, parmi lesquels Au NON des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin de J. Tamas (2023), La fiction face au viol de V. Lochert, Z. Schweitzer et E. Zanin (2024) et Libertés sexuelles au XVIIIe siècle de F. Salaün (2024).

Sarah Delale, Élodie Pinel, Marie-Pierre Tachet, Pour en finir avec la passion. L’abus en littérature, Paris, Éditions Amsterdam, 2023, 390 p., 23 €.

par Clara de Raigniac, le 30 octobre

Pour citer cet article :

Clara de Raigniac, « Les classiques révisés par l’éthique », La Vie des idées , 30 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Delale-Pinel-Tachet-Pour-en-finir-avec-la-passion

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Notes

[1Un sommaire des textes de cette controverse est proposé sur le carnet Hypothèses Malaises dans la lecture : «  La controverse Chénier. Sommaire  », Malaises dans la lecture, publié le 7 juillet 2019, consulté le 3 août 2024, DOI : https://doi.org/10.58079/r7ng.

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