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Ordonnances littéraires

À propos de : V. Feuillebois et A. Mangeon, dir., Fictions pansantes. Bibliothérapies d’hier, d’aujourd’hui et d’ailleurs, Hermann


par Matilde Manara , le 7 mars


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La lecture de certaines œuvres peut-elle nous aider à faire face aux difficultés de la vie ? La bibliothérapie, savoir ancien remis à l’honneur par l’essor des pratiques de développement personnel, nous invite à mettre en question le rôle que nos sociétés attribuent la littérature.

Dans Paranoid Reading and Reparative Reading, l’un des premiers ouvrages à avoir souligné l’importance d’étudier les affects positifs suscités par la lecture, la critique nord-américaine Eve Kosofsky Sedgwick invite à dépasser les approches herméneutiques traditionnelles pour tourner notre attention vers les liens affectifs que nous entretenons avec les textes. Sedgwick revendique la présence, au long de l’histoire, d’un « pouvoir réparateur » propre à la lecture, qui la rendrait à même « d’assembler et de remplir de sens un objet qui aurait alors des ressources à offrir [1] ». C’est à partir de l’étude de ce pouvoir dans ses différentes manifestations que l’on pourra comprendre comment des individus, des groupes ou des communautés parviennent « à extraire la subsistance des objets d’une culture – même d’une culture dont le désir avoué a souvent été de ne pas les aider [2] ».

Le volume collectif Fictions pansantes. Bibliothérapies d’hier, d’aujourd’hui et d’ailleurs (Hermann, 2023), publié sous la direction de Victoire Feuillebois et Anthony Mangeon, se donne la double tâche de faire l’état des lieux et de nourrir le débat sur les effets réparateurs de la littérature qui s’est développé au cours des dernières années en France et dans les pays anglophones. Ce sont tout particulièrement les pratiques de « bibliothérapie » qu’explorent les autrices et auteurs des quatorze chapitres du livre. Ce terme, désigne, d’une part, « le pouvoir qu’on accorde à la lecture de traiter des affections physiques ou psychologiques, ou encore de résoudre des questions morales ou existentielles » (p. 5) et d’autre part, un ensemble de techniques diverses (acquises à des fins plus ou moins professionnalisantes) qui visent à accompagner les individus dans leur recherche de bien-être ou de développement personnel (p. 6). En ce sens, la bibliothérapie s’inscrirait dans un changement de paradigme plus vaste, dont la caractéristique principale consisterait à voir dans la littérature non plus un domaine autonome par rapport au monde réel, mais un produit de ce dernier doté d’une certaine utilité. Face aux controverses suscitées par cette labilité, Fictions pansantes se présente comme un « laboratoire » pour « répondre aux accusations d’ordre éthique et esthétique » fréquemment adressées à la bibliothérapie (p. 9). L’objectif du volume, annonce l’introduction, n’est pas en effet de fixer la légitimité de cette pratique, mais de l’interroger à partir de son histoire et de ses contextes, en veillant à ce que « la densité, et même parfois l’opacité des textes littéraires » (p. 10) soient toujours mises en avant.

Un déplacement des corpus et des perspectives

Organisé en quatre parties, le volume réunit des contributions diverses, à la fois par leur compréhension de la bibliothérapie, par l’époque examinée et par le corpus choisi. Ainsi, dans la première partie (« Repères historiques, philosophiques et bibliothérapeutiques »), un emploi élargi du terme permet à Louis-Patrick Bergot de s’appuyer sur l’herméneutique du soin et de mener une analyse du motif du livre mangé dans les textes bibliques au Moyen Âge (p. 37-58). En partant de l’idée, avancée par Marc-Alain Ouaknin, selon laquelle la démarche exégétique constitue le premier pas de toute démarche bibliothérapeutique, l’auteur étudie l’évolution des métaphores alimentaires à partir des gloses médiévales des Prophètes ou de l’Apocalypse jusqu’au Nom de la rose d’Umberto Eco [3]. Cette symbolique curative se révèle porteuse d’une série de couples opposés (abstrait/concret, corporel/spirituel, ingéré/digéré) présents dans l’imaginaire des Écritures et précurseurs des schémas communicationnels qu’on retrouve aujourd’hui dans les ouvrages de bibliothérapie. C’est dans une acception plus restreinte que Nicolas Fréry se sert de ce concept lorsqu’il se penche sur le rôle ambivalent accordé à la lecture par Rousseau (p. 79-102). Replacées au sein de la campagne contre les livres de fiction menée sous l’Ancien Régime, les thèses rousseauistes sont analysées par Fréry au prisme du paradigme consolatoire. À la fois remède et poison, source d’enthousiasme et de perdition, la lecture se trouve au centre d’une constellation de valeurs dont la complexité se reflète dans la réception de l’œuvre de Rousseau, en particulier La Nouvelle Héloïse  que Stendhal, entre autres, accuse de entraîner les lecteurs dans la maladie de l’idéalisme (p. 100-101).

La deuxième partie (« Modèles classiques et réappropriation contemporaines ») embrasse un champ géographique et chronologique encore plus vaste. L’interprétation cathartique proposée par Danièle Henky (p. 125-142) au sujet des réécritures des Mille et une nuits par Jean-Marie Le Clézio y est en effet opposée à l’étude de Weiwei Xiang sur l’influence exercée par la conception occidentale de la bibliothérapie sur la littérature chinoise contemporaine (p. 167-180). On découvre alors que, si l’on considère généralement la psychanalyse comme la première discipline à avoir puisé de manière systématique dans les contes de fées à des fins thérapeutiques, en Chine les pratiques de lecture curative remontent à l’an 500 de notre ère, mais subissent une importante reconfiguration au moment où elles rentrent en contact avec la psychiatrie occidentale. Le choix des directeurs du volume, – l’une spécialiste de littérature russe et l’autre des littératures africaines, caribéennes et afro-américaines – de « déplacer […] vers l’est » (p. 11) l’angle d’investigation s’explique justement par ce désir de repenser la généalogie du phénomène à partir d’autres contextes ou perspectives.

La même intention anime également la troisième partie (« Imaginaires romanesques du livre médecin ») et la quatrième (« Les bibliothérapeutes dans la cité »). La contribution de Solange Festal-Livanis sur l’intertextualité dans l’œuvre de l’écrivain grec Iakovos Kambanellis, rescapé des camps de concentration nazis (p. 183-198), s’appuie sur une étude de ces éléments intertextuels qui font du récit le réservoir d’une mémoire transgénérationnelle aussi traumatique qu’utile à la construction d’une identité de survivant ; tandis que la lecture proposée par Jean-Christophe Weber du manga Say Hello to Black Jack en tant que Bildungsroman médical (p. 243-258) encourage à voir, dans les œuvres de la littérature dite populaire - comme la bande dessinée ou la série - des dispositifs capables d’aborder, avec la force d’un pamphlet ou d’un réquisitoire, des sujets (la maladie mentale, les rapports de force entre personnel soignant et patient, l’exploitation des victimes à des fins médiatiques) situés à la croisée de l’organisation médicale et des enjeux moraux de la société.

La fiction comme laboratoire de soin

Si la plupart des contributions du volume se concentrent sur les représentations de la bibliothérapie, c’est également la littérature en tant que traitement médical qui est interrogée par certaines autrices et auteurs du volume. En adoptant une approche sociocritique, Lucien Derainne s’appuie ainsi sur le cas de la migraine afin d’étudier la manière dont les discours sur la maladie peuvent en modifier la perception (p. 103-121). Des ouvrages cliniques qui, au XIXe siècle, dépeignent les migraineuses comme des hypocondriaques dont les praticiens se doivent de déjouer les artifices, jusqu’au portrait du protagoniste de Stello d’Alfred de Vigny, les représentations (souvent genrées) du mal de tête composent un imaginaire qui en conditionne à la fois le diagnostic et le processus de soin. De même, ce sont les troubles alimentaires qui font l’objet de l’analyse proposée par Sandy Bartosik et Philippe Clermont au sujet du potentiel thérapeutique de la littérature de jeunesse (p. 259-284). Le récit adressé aux patients à un moment particulier de leur développement cognitif tel que l’adolescence servirait de laboratoire où tester, et éventuellement intégrer, des situations émotionnelles ou relationnelles fictives en prévision de celles que le lecteur va vivre ou a déjà vécues (mais de manière dysfonctionnelle) dans la réalité. L’hypothèse implicite dans ce type de réflexion est celle dont se réclament les théories pragmatiques communes à des auteurs aussi éloignés que peuvent l’être Martha Nussbaum, Gregory Currie et Kendall Walton. Selon les représentants de ce courant, les lecteurs de Beckett (ou de tout autre auteur) souffrant des mêmes troubles que ses personnages – impuissance, compulsion, paralysie –, ne chercheraient dans ses romans ni des protocoles de guérison prêts à l’usage, ni des palliatifs à leur souffrance, mais des lieux virtuels où mesurer les conséquences de leurs actions et réactions [4].

Un premier problème posé par une telle conception des textes littéraires en tant qu’espaces de simulation (au sens de création d’un modèle construit à l’image d’un processus réel) consiste dans le fait que, très souvent, ces effets bénéfiques et les enjeux éthiques qu’ils soulèvent sont présentés comme intrinsèques à la littérature, et au genre romanesque en particulier. Cela implique que les lecteurs nouent avec l’univers du récit et les modèles qu’il offre un rapport asymétrique : si, d’une part, l’exemple donné par un personnage vertueux les rendait immédiatement (et presque passivement) capables de se perfectionner, les tentations incarnées par un personnage dépravé ne suffiraient pas à ce que ce même lecteur se laisse corrompre et tombe dans le vice. Pourquoi – et c’est la question que se pose chez Robert Musil le héros de L’homme sans qualités lorsqu’il s’aperçoit de la fascination qu’exerce sur lui l’assassin et violeur de femmes Moosbrugger – la lecture d’un récit de maladie ou de dégradation ne devrait-elle pas nous plonger plus bas dans notre souffrance qu’un récit de guérison ou d’édification morale ne nous accompagne vers le bonheur ?

« Une fois que tu as tué quelqu’un, que peux-tu faire après ?… » Il eut envie de répondre, par simple goût de la logique : « Cela me donnerait peut-être le moyen d’écrire un poème qui offrirait la vie intérieure à des milliers d’hommes, ou de faire quelque grande découverte ! » Mais il se retint : « Cela ne se produira jamais. Seul un aliéné pourrait se l’imaginer. Ou un esthète de dix-huit ans [5] ».

Lorsque les questionnements sur la santé psycho-physique se mêlent aux questionnements moraux, comme c’est presque toujours le cas dans les ouvrages en éthique de la littérature, il devient difficile de distinguer les plaisirs salutaires des plaisirs tout court. Musil nous suggère en effet que, transformée en poème de la « vie intérieure », une histoire de perversion et de déchéance comme celle de Moosbrugger peut donner à ses lecteurs les plus naïfs (les « esthète[s] de dix-huit ans ») le goût de transgresser par procuration et de rompre avec un ensemble de normes et d’interdits. Serions-nous dans ce cas toujours dans la sphère de la thérapie, ou ce genre de réflexion nous ferait-il basculer vers de nouvelles approches ?

Qu’est-ce qu’on peut faire avec la littérature ?

De façon plus ou moins directe, les chapitres qui composent le livre répondent aux reproches de ces critiques inquiets à l’idée que, prise dans l’« engouement […] pour les méthodes de coaching  » (p. 6), la bibliothérapie ne finisse par participer à la « marchandisation outrancière du domaine de l’art » (p. 7) menée par les institutions commerciales. Le risque perçu résiderait en ceci que la littérature, qui offrait autrefois des solutions « réparatrices » (pour reprendre le terme proposé par Sedgwick) par l’engagement collectif ou encore par la création d’une communauté de lectrices et de lecteurs réunis sous les mêmes formes ou symboles, aurait désormais cédé la place à un impératif esthétique de bonheur purement individualiste qui minimise la complexité de nos expériences de lecture. À de telles polémiques (récemment relancées par la parution de La littérature embarquée de Justine Huppe qui, adoptant une approche sociologique, interroge les conditions pour lesquelles la littérature française contemporaine se retrouve tiraillée « entre sentiment d’impuissance et récupérations néolibérales [6] »), les autrices et auteurs de Fictions pansantes opposent une attention d’ordre épistémologique qui leur permet de regarder la bibliothérapie « depuis notre hier ou selon notre ailleurs » et de la concevoir « moins en enjeu marketing qu’en termes de représentations littéraires » (p. 11). Une manière différente d’aborder le problème de l’exploitation de la littérature à des fins marchandes, semble suggérer le livre, pourrait consister à enrichir le débat sur ce qu’elle peut faire pour nous (nous guérir, nous rendre heureux et même, comme le suggère Alain de Botton dans le titre de son essai à succès, « changer [n]otre vie [7] ») par une réflexion sur ce que nous pouvons faire avec elle. Tout en restant pragmatique, une telle approche permettrait de mettre en lumière des nouvelles façons de penser les usages de la littérature sans tomber dans la dichotomie qui voudrait la reléguer ou bien à la sphère du perfectionnement (souvent moral) de soi ou bien à celle de la gratuité et donc, dans une certaine mesure, de la dégradation (souvent morale).

Au long des chapitres qui composent Fictions pansantes, on passe par différentes échelles d’analyse, déterminées par l’appartenance de l’objet étudié tantôt à la catégorie matérielle des livres (Bernadette Billa, p. 23-36 et Ninon Chavoz, p. 199-218), tantôt à celle socio-historique de la littérature (David Lemler, p. 59-78), tantôt encore à celle de la fiction, avec toute la polysémie que ce concept entraîne (Kenza Jernite, p. 285-303). Dans la justification de ces choix de délimitation du corpus, ce sont les « pouvoirs de la fiction et de l’imagination en morale » qui sont jugés capables, sinon de guérir, au moins d’aider lectrices et lecteurs à revenir sur leur expérience en « change[ant] de cadre et de perspective » (p. 19).

On pourrait alors se demander si, dans des formes non strictement fictionnelles comme la poésie, la valeur bibliothérapeutique d’un texte ne devrait pas être mesurée en mobilisant d’autres enjeux, qui ne relèveraient pas tant de la narration et de la mimèsis que de l’énonciation et la rhétorique. Est-ce que ce genre littéraire, comme paraissent le revendiquer les nombreuses associations nationales de poésie thérapeutique (la NAPT aux États-Unis et la PTI en Italie ne sont que deux exemples du phénomène) se distinguerait par une façon de soigner différente de celle que propose un roman, un film ou une pièce de théâtre ? Ou est-ce que, par le fait de conserver en lui-même les traces du passé, tout texte fait partie d’un répertoire de « mondes de la vie » (l’expression renvoie aux Lebenswelten d’Edmund Husserl) qu’il nous reviendrait d’intégrer à notre quête de sens individuelle et collective ?

V. Feuillebois et A. Mangeon, dir., Fictions pansantes. Bibliothérapies d’hier, d’aujourd’hui et d’ailleurs, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2023, 318 p., 27 €.

par Matilde Manara, le 7 mars

Aller plus loin

Bibliographie
 BLONDIAUX I., La littérature peut-elle soigner ? La lecture et ses variations thérapeutiques, Paris, Honoré Champion, 2018.
 SEDGWICK E. K., « Paranoid Reading and Reparative Reading, or, You’re So Paranoid, You Probably Think This Essay Is About You », Touching Feeling : Affect, Pedagogy, Performativity, Durham, Duke University Press, 2003, p. 123-151.
 DE BOTTON A., Comment Proust peut changer votre vie, tr. de l’anglais par Maryse Leynaud, Paris, Denoël, 1997.
 DERRIDA J., « La pharmacie de Platon », La Dissémination, Paris, Seuil, 1993, p. 79-213.
 GOY H. et LENTE T., Bibliothérapie. 500 livres qui réenchantent la vie, Paris, Hachette Livre, 2019.
 HUPPE J., La littérature embarquée, Paris, Amsterdam, 2023.
 NUSSBAUM M., Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge University Press, Cambridge MA, 2001.
 OUAKNIN M.-A., Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, Paris, Seuil, 1994.
 SALLENAVE D., Le Don des morts (Essai sur la littérature), Paris, Gallimard, 1991.
 SONTAG S., « The Therapeutic Value of Books », Pennsylvania Library Notes 7.4, 1964, p. 117.

Pour citer cet article :

Matilde Manara, « Ordonnances littéraires », La Vie des idées , 7 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Feuillebois-Mangeon-Fictions-pansantes

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Notes

[1E. K. Sedgwick, « Paranoid Reading and Reparative Reading, or, You’re So Paranoid, You Probably Think This Essay Is About You », Touching Feeling : Affect, Pedagogy, Performativity, Durham : Duke UP, 2003, p. 149. Ma traduction.

[2Ibid., p. 151. Ma traduction.

[3M.-A. Ouaknin, Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, Paris, Seuil, 2016.

[4K. Walton, « Fearing Fictions », Journal of Philosophy, 75 (1), p. 5-27 ; G. Currie, Image and Mind : Film, Philosophy and Cognitive Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; M. Nussbaum, Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge University Press, Cambridge MA, 2001.

[5R. Musil, L’Homme sans qualités, tr. de l’allemand par P. Jaccottet, Seuil, 1982, t. I, p. 81.

[6J. Huppe, La littérature embarquée, Paris, Amsterdam, 2023.

[7A. de Botton, Comment Proust peut changer votre vie, tr. de l’anglais par M. Leynaud, Paris, Denoël, 1997.

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