Le “rêve californien” ne remonte pas à la Ruée vers l’or du XIXe siècle, mais seulement au XXe siècle, et relève plus de la critique que de l’enthousiasme. Louis Warren invite à relativiser ce mythe, et à se méfier de la tendance à prendre la Californie pour le laboratoire des États-Unis.
Louis S. Warren enseigne à l’Université de Californie à Davis l’histoire de l’Ouest américain et de la Californie, l’histoire environnementale et l’histoire des États-Unis. Son prochain livre s’intitule Blood Money : California’s Indian War Bonds and the Making of the Settler State. Son livre le plus récent, God’s Red Son : The Ghost Dance Religion and the Making of Modern America (Basic, 2017), a reçu le prix Bancroft 2018 d’histoire américaine. Ses autres livres comprennent The Hunter’s Game : Poachers and Conservationists in Twentieth-Century America (Yale, 1997) et Buffalo Bill’s America : William Cody and the Wild West Show (Alfred A. Knopf, 2005). Il est également éditeur d’un manuel, American Environmental History (deuxième édition : Blackwell, 2021). De 2009 à 2013, il a été co-éditeur, fondateur et premier rédacteur en chef d’un magazine trimestriel interdisciplinaire à comité de lecture intitulé Boom : A Journal of California, qui a reçu le prix du meilleur nouveau magazine du Library’s Journal en 2011. En 2023-2024, il a été Andrew W. Mellon Foundation Fellow au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (CASBS) de l’université de Stanford.
La Vie des idées : Quelles sont les origines historiques du rêve californien ?
Louis Warren : Le terme de « rêve californien » est aujourd’hui largement débattu dans les médias populaires et les hommes politiques en parlent très régulièrement. L’avenir du rêve californien suscite de nombreuses inquiétudes. D’une manière générale, la plupart des gens font remonter ce rêve à la ruée vers l’or. La plupart du temps, lorsque les gens utilisent ce terme, ils supposent qu’il trouve son origine dans la ruée vers l’or, qui est la grande explosion de production de richesses qui annonce la naissance de l’Amérique et de la Californie en tant que partie intégrante des États-Unis.
Mais en fait, le terme de « rêve californien » n’est pas apparu avant les années 1960. Il est assez fascinant de constater que la Californie s’est développée depuis la ruée vers l’or jusqu’à l’époque du Spoutnik et du projet Apollo avant d’être affublée de ce terme de « rêve californien ».
Le rêve californien représente le sentiment que la Californie est un endroit à part. C’est l’idée d’une sorte d’exceptionnalisme californien, le sentiment que la vie peut être meilleure en Californie. D’une manière générale, le rêve de la plupart des gens est que la Californie offre un endroit où l’on peut s’enrichir, mais aussi s’amuser, vivre dans le confort des banlieues, tout en menant une vie qui a quelque chose d’authentique, qui a du sens, ce qui est peut-être plus difficile, voire impossible, dans d’autres endroits.
Ce sont ces éléments du rêve californien qui circulent, généralement de manière implicite, dans les conversations qui mobilisent ce terme. Et la plupart du temps, lorsque les gens invoquent ce terme, ils déplorent également que le rêve californien est en passe de disparaître ou qu’il a déjà disparu. Il est donc invoqué souvent de manière ironique, à la fois pour le rappeler à l’esprit de leur interlocuteur et de leur public, mais aussi pour en faire le deuil.
La Vie des idées : La richesse de la Californie a-t-elle commencé avec la ruée vers l’or du milieu du XIXe siècle ?
Louis Warren : Pour la plupart des gens, lorsqu’ils pensent à la Californie aujourd’hui, cela évoque dans leur esprit certaines associations : la richesse et la réussite notamment, car la Californie est le plus grand État des États-Unis, sa population est supérieure à celle du Canada, c’est l’État le plus riche et, à bien des égards, c’est le symbole de la réussite américaine au moins depuis la fin du XXe siècle. Certains vont jusqu’à dire que c’était une sorte de symbole avant cela. La plupart des gens pensent que la croissance, le développement et le succès de la Californie remontent à la ruée vers l’or, que c’est là que tout a commencé, que la Californie a commencé à croître et à s’enrichir, et qu’elle a continué à croître et à s’enrichir jusqu’à aujourd’hui.
Or c’est totalement faux. La Californie a bien connu une poussée de croissance lors de la ruée vers l’or, qui commence en 1848, mais elle prend fin en 1852. C’est une période très courte. Comme je le dis toujours à mes étudiants, la ruée vers l’or a duré aussi longtemps que votre séjour à l’université.
Par la suite, la Californie n’a pas connu une croissance aussi rapide. Les pourcentages de croissance semblent très élevés, comparés à la croissance actuelle. Certes, lorsque des centaines de milliers de personnes immigrent en Californie au début des années 1851 et 1852, il s’agit d’une croissance très rapide pour un État américain de l’Ouest. Mais par la suite, la croissance ralentit considérablement. Et bien qu’elle nous paraisse rapide aujourd’hui, dans les années 1860, 1870 et 1880 les politiciens californiens étaient très inquiets, car l’État ne se développait pas aussi vite que les autres États de l’Ouest. Elle n’avait plus une économie alimentée par l’or, facile à extraire pour les gens ordinaires, et elle manquait d’une grande économie agricole ouverte à une large classe moyenne d’agriculteurs.
La Californie connaît ainsi une sorte de croissance lente et une quasi-stagnation pendant une longue période : dans les années 1890, elle croît plus lentement que tous les autres États de l’Ouest ; le seul État de l’Ouest qui croît plus lentement que la Californie dans les années 1890 est le Nevada, qui voit décroître sa population dans les années 1890. Ce n’est donc pas une période qui inspire une sorte de vision de la réussite de la Californie comme un endroit où l’on peut s’enrichir. La littérature, les chansons et la poésie de cette époque ne parlent pas du rêve californien. Les gens parlent du « rêve d’or », qui est un produit de la ruée vers l’or.
Dans les années 1840 et 1850, les gens commencent à parler du rêve doré de la Californie, et nombreux sont ceux qui supposent qu’il s’agit d’une version antérieure du rêve californien, et que les deux expressions sont synonymes. Mais en réalité, le rêve d’or est presque toujours invoqué comme une mise en garde : il exprime ce qui s’empare des gens lorsqu’ils imaginent qu’ils vont devenir riches très rapidement, et l’espèce de frénésie dans laquelle ils se lancent quand ils commencent à chercher de l’or n’importe où et n’importe comment – en prenant une pelle et un pic et en creusant des rochers pour chercher de l’or dans le Maine, par exemple, plutôt qu’en Californie.
Le terme exprimait le sentiment de frustration et de déception des gens. C’était donc un avertissement. Parler du rêve doré de la Californie, c’était avertir les gens de ne pas adhérer à ce mythe de la ruée vers l’or, où des gens ordinaires partaient, croyaient-ils, faire fortune en grattant un peu la terre. C’est un terme qui désigne la Californie comme une grande mystification, plutôt que comme un lieu de réussite, de richesse et de satisfaction.
Une façon de réfléchir à la puissance du terme « rêve » au XXe siècle et à la façon dont il évolue depuis le sens qu’il avait au XIXe siècle vers les types de significations que recouvre le rêve californien est de penser au « rêve américain », et aux usages de ce terme. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui vous diront que le rêve américain commence avec la fondation de la nation en 1776, ou même avant ; ils en parleront comme faisant partie des colonies de la Nouvelle-Angleterre, ou ils l’enracineront quelque part dans un passé assez lointain. Mais les historiens qui se sont penchés sur le rêve américain, Sarah Churchwell, par exemple, dans son livre sur le rêve américain, constate que la première fois que le terme a été utilisé, c’était en 1895.
C’est au début du XXe siècle qu’il commence à prendre tout son sens pour les Américains. Et ce n’est que vers les années 1930, dans un livre très célèbre du romancier James Truslow Adams, que ce rêve est réellement articulé, évoqué et en quelque sorte défini comme le rêve d’un pays dans lequel les gens peuvent s’élever au niveau de leurs mérites, plutôt que d’un pays simplement motivé par l’avidité matérielle.
Il s’agit d’abord du rêve d’un pays anti-consumériste, enraciné dans une sorte de sens moral de la valeur personnelle et de l’accomplissement personnel et individuel, et ouvert, comme l’a dit James Truslow Adams, aux hommes et aux femmes de tous horizons : c’est ainsi que s’articule le rêve américain. Ce terme, tel que je viens de le décrire, est formulé dans un livre intitulé The Epic of America (L’épopée de l’Amérique), publié en 1931.
Cela vous donne une idée de l’évolution du terme « rêve » dans les années 1930. Les films commencent à façonner le sens du passé et de l’avenir collectifs, des films qui ressemblent beaucoup à des rêves dans cette lumière vacillante sur un écran : on commence à comparer les films aux rêves, et de fait, les gens commencent à discuter du rêve hollywoodien dans les années 1920, ce rêve de venir en Californie, de venir à Hollywood et de devenir une star de cinéma, un rêve qui remonte en fait aux années 1920.
C’est à partir de là que l’idée selon laquelle le rêve est nécessaire pour réussir dans le monde moderne commence à se faire jour. Et c’est là, je pense, qu’une grande partie de la signification du rêve californien s’enracine.
La Vie des idées : Comment la culture populaire a-t-elle façonné le rêve californien ?
Louis Warren : L’expression « California dream » commence à apparaître dans la littérature populaire, dans les journaux et les magazines, à partir de 1966 environ, et cela correspond précisément à la sortie de la chanson pop classique California Dreamin’ des Mamas and the Papas, qui est sortie à la fin de l’année 1960, le 5 décembre 1965, et qui est devenue un des dix premiers succès aux États-Unis en 1966 ; et il est impossible d’échapper à la conclusion que c’est la chanson qui a inspiré l’utilisation de l’expression. En effet, à mon sens, les chansons et les paroles des chansons sont des documents historiques.
Elles sont le produit de leur époque. Ce que dit l’auteur de la chanson permet de suivre les angoisses, les idées et les influences populaires à travers ces paroles. Comme n’importe quel autre document historique. Mais les chansons pop sont des documents d’un ordre particulier. Et, comme l’historien Josh Kun l’a écrit dans son livre Audiotopia, les chansons pop ont une façon spécifique d’entrer dans notre imagination ; c’est très différent de la lecture d’un autre type de document historique : si je lis des documents du State Tax Board en 1966, c’est un type de document particulier. Il peut y avoir beaucoup de choses qui me renseignent sur l’état des choses en 1966. Mais ces mots n’entrent pas dans la tête des gens, ni dans leur sens collectif, ni dans leur sens individuel, comme le fait une chanson pop. Les chansons pop sont des moyens de créer dans nos esprits, comme le montre Josh kun, un espace qui est une sorte de réalité alternative où nous nous réimaginons nous-mêmes et notre relation à l’ordre social, et même où nous ré-imaginons les États-Unis et le monde comme une sorte d’endroit très différent.
Il se passe beaucoup de choses lorsque les gens chantent des chansons pop dans leur voiture, sous la douche ou ailleurs, ils sont à ce moment-là, dans une sorte d’espace audiotopique qui produit une réalité alternative dans leur imaginaire, qui engendre une nouvelle façon de voir le monde. C’est ce qui se passe avec California Dreamin’, chanson qui commence par décrire une promenade dans la ville de New York par un froid glacial, le narrateur passe devant une église, entre à l’intérieur et le prêtre se réjouit qu’il fasse froid dehors, parce que cela gardera la personne dans l’église.
Alors le chanteur se met à genoux et fait mine de prier. Toute la chanson est un réquisitoire contre ce monde froid et étranger, dans lequel nous appartenons à des institutions creuses et où nos dévotions, du moins dans la chanson, sont souvent vides ; nous nous y accrochons parce que nous n’avons pas d’autre choix.
Et l’alternative, c’est la Californie, où nous pouvons être authentiques et vrais, où, comme le dit la chanson : je serais en sécurité et au chaud si j’étais à Los Angeles. C’est l’alternative à ce froid glacial de New York. Tel est le paysage sonore tellement puissant qui est évoqué dans cette chanson. Et ce ne sont pas seulement les paroles, c’est la musique elle-même et le type d’émotions qu’elle suscite qui emportent l’auditeur.
Et c’est cela qui en a fait l’une des chansons pop les plus durables. Elle a été reprise des centaines de fois par différents artistes au cours des années qui ont suivi sa sortie, et elle est vraiment au cœur de ce moment où l’on réimagine la Californie comme un lieu de confort matériel : je serais en sécurité et au chaud si j’étais à Los Angeles ! Un endroit qui est également teinté d’étranger, d’exotisme et de cette allusion à un avenir possible différent pour les États-Unis dans le monde. Il y a là de très nombreuses allusions à la beauté de la Californie et à la beauté potentielle d’un monde qui pourrait ressembler à la Californie.
La Vie des idées : Quel type d’anxiété le rêve californien suscite-t-il ?
Louis Warren : Le rêve californien est un concept populaire lorsqu’il émerge à la fin des années 1960 – et il se répand comme une traînée de poudre, des livres sont publiés à son sujet autour de 1968, et il est invoqué partout. Mais encore une fois, presque toujours dans un sens ironique. Si je mentionne le rêve californien, c’est que j’évoque pour vous cette vision de la Californie, de la beauté, de la réussite et de la croissance californiennes ; mais en même temps, on l’invoque de manière sarcastique, parce que nous savons tous qu’il est sur le point d’échouer. La Californie est au bord de l’effondrement. Et si on s’inquiète lorsqu’on redoute l’effondrement de la Californie, c’est que la Californie s’est développée très rapidement.
En 1900, l’Union comptait 45 États et la Californie se classait au 21e rang en termes de population. Elle s’en est plutôt bien tirée depuis ses origines liées à la ruée vers l’or. C’est respectable, mais ce n’est pas extraordinaire. En 1962, la Californie est devenue le plus grand État du pays. Sa population dépasse alors officiellement celle de l’État de New York. Elle devient le mastodonte de la côte Ouest et du pays tout entier.
Elle a conservé ce statut depuis lors. Mais au milieu des années 1960, alors que cet événement se produit et que la Californie devient le plus grand État, on s’inquiète beaucoup de la rapidité de la croissance de l’État. La population doublait tous les 20 ans. Et cette fois-ci, elle a atteint un point culminant. Elle était passée de 1,5 million d’habitants en 1900 à 20 millions en 1970.
Et la crainte était que l’on atteigne rapidement les 40 millions, et cela semblait insoutenable. On a alors le sentiment qu’il est impossible, si l’on y réfléchit de manière abstraite, qu’un seul endroit puisse continuer à croître de la sorte éternellement. Il y a eu une énorme construction de banlieues en Californie au cours de cette période. La construction d’autoroutes est gigantesque.
Il y a énormément de voitures, la crise de la pollution de l’air, en particulier à Los Angeles, mais aussi dans la baie de San Francisco, devient une préoccupation pressante et urgente. On a donc vraiment l’impression que la Californie va atteindre une limite quelque part. Ce sentiment crée une anxiété largement partagée. Par les écologistes, par exemple. Les personnes qui ont tendance à être très ouvertes à toutes les formes de diversité raciale et culturelle peuvent s’inscrire dans ce cadre parce qu’elles s’inquiètent de la dégradation de l’environnement qu’elles constatent autour d’elles et se sentent très concernés par ce problème.
Mais le même thème est aussi adopté par les personnes qui sont ouvertement racistes, parce que l’une des façons de formuler cette anxiété à propos de la croissance de la Californie est qu’il y a trop de gens qui viennent ici, et qu’il faut les arrêter. La croissance doit s’arrêter. Et si l’on demande aux gens qui sont en trop grand nombre, on obtient des réponses très différentes.
L’augmentation de l’immigration en provenance du Mexique, par exemple, et de l’Amérique latine suscite beaucoup d’inquiétude. Et lorsque je parle d’anxiété à propos de l’immigration en provenance du Mexique, je parle évidemment de l’anxiété de certains segments de la population blanche. Il y a toujours de l’anxiété, une anxiété populaire en Californie à propos de la proximité de l’Asie et des migrations en provenance de l’Asie en tant que facteur, de sorte que vous pourrez commencer à critiquer la croissance de la Californie et dire « c’est la fin du rêve californien », et vous aurez beaucoup de gens avec des visions du monde très différentes qui adhéreront à cette phrase et qui seront d’accord avec vous. Mais si vous commencez à analyser ce qui les inquiète réellement, vous obtiendrez de ces personnes un sentiment très différent quant à la menace réelle qui pèse sur la Californie.
La déploration de la fin du rêve californien est également à double tranchant. On peut l’utiliser pour parler, d’une part, d’un État qui a été submergé : c’est la critique conservatrice que l’on entend souvent, selon laquelle la Californie, le rêve californien, est en train de mourir en raison d’un excès d’immigration. Il y a trop d’immigrants, et trop de démocrates. La Californie est un État dominé par le parti démocrate, du moins au cours des 30 dernières années.
Autre critique : il y a trop de réglementations. L’excès de réglementation est à l’origine de tous les problèmes auxquels la Californie est confrontée. Voilà comment les auteurs conservateurs ont utilisé la mort du rêve californien comme une sorte d’outil pour formuler ces autres critiques.
D’un autre côté, à gauche, on dit souvent que le rêve californien est mort ou en train de mourir à cause des inégalités sociales flagrantes dans l’État, et que ce dont nous avons besoin, c’est d’un État où les richesses sont réparties plus équitablement, où la croissance est plus durable du point de vue de l’environnement. Il y a une sorte d’espoir dans les critiques du rêve californien qui émanent généralement de la gauche politique.
Et je dois dire que le terme « rêve californien » est associé par beaucoup à une Californie des années 1960, lorsque la Californie était un État beaucoup plus blanc qu’il ne l’est aujourd’hui. Dans les années 1960, la Californie comptait environ 75 % de Blancs, non hispaniques, alors qu’aujourd’hui, les Latinos représentent environ 40 % de la population.
C’est un État où environ 40 % de la population parle à la maison une autre langue que l’anglais. Pour certains, c’est un désastre et c’est la fin du rêve californien tandis que pour d’autres, c’est précisément cela, le rêve californien. Tout ce que nous devons faire, c’est le faire fonctionner et l’améliorer pour un plus grand nombre de personnes qui sont ici. Et nous sommes « dorés », pour reprendre une expression californienne.
La Vie des idées : Quelle est la part sombre du rêve californien ?
Louis Warren : Je pense qu’une façon de s’interroger sur la complexité de l’histoire de la Californie et sur la signification de cette histoire pour les habitants de la Californie aujourd’hui est d’examiner l’idée du rêve californien et de se demander quelle est la popularité de cette idée. Les gens y croient-ils vraiment ? Des chercheurs de l’université de Californie ont réalisé des sondages sur cette question, et j’ai trouvé cela fascinant parce que je présupposais que les Californiens blancs seraient les plus convaincus, les plus fervents zélateurs du rêve californien.
Or, il est fascinant de constater que plus de la moitié des Californiens blancs non hispaniques de l’échantillon interrogé, soit environ 59 ou 57 %, ont déclaré que le rêve californien avait encore un sens pour eux et leur famille aujourd’hui. Des chiffres plutôt bons. Mais dans les familles hispaniques, afro-américaines et d’origine asiatique, les chiffres étaient beaucoup plus élevés.
Ainsi, parmi les Latinos et les Afro-Américains, plus de 60 % des personnes interrogées ont déclaré que le rêve californien avait une signification pour elles et leur famille aujourd’hui. Parmi les Américains d’origine asiatique, plus de 70 % des personnes interrogées. Toutes ces personnes de couleur en Californie sont conscientes du passé discriminatoire de la Californie, de sa violence, qui est profonde dans la fondation de la Californie, la violence étant une constante et un élément fondamental, pas seulement un fil conducteur, mais une sorte de fondement de la dépossession, de l’expulsion et du génocide des peuples indigènes. Mais aussi l’exclusion de beaucoup d’autres, des Mexicains, des Latino-Américains, des Chinois et des Japonais. La Californie a une longue histoire de relations raciales féroces.
En même temps, l’histoire de la Californie est celle d’un endroit où de très nombreux peuples différents ont élu domicile et auquel de très nombreux peuples différents restent très attachés et pour lequel ils éprouvent une grande affection. Il existe un sens profond et largement partagé de la beauté de la Californie : même si cela signifie différentes choses pour différentes personnes, que les gens pensent à différents endroits de la Californie.
Certains endroits sont plus attrayants que d’autres, et selon les uns ou les autres. Mais le sentiment est largement partagé que la Californie est toujours un endroit que de nombreuses personnes non seulement considèrent comme leur maison, mais espèrent considérer comme leur maison dans le futur, un lieu auquel on est très attaché.
Je pense qu’il est essentiel qu’aucun lieu, aucune personne, aucun moment, aucune période ne soit tout l’un ou tout l’autre. « C’était la meilleure des époques. C’était la pire des époques ». Ce genre de complexité est essentiel pour raconter l’histoire de tout lieu.
Ils sont tellement frappants en Californie, où l’atrocité de l’histoire est si sombre et l’histoire de la bienveillance et de la beauté est si brillante. Et lorsque vous constatez que tout cela se passe au même endroit, et que beaucoup de ces choses ont des racines communes, les paradoxes sont ce qui fournit une certaine tension narrative pour conter l’histoire de cette région.
La Vie des idées : Quel est le rôle de la Californie dans l’histoire du capitalisme américain ?
Louis Warren : Si la Californie reste aujourd’hui l’État le plus riche, en revanche, si l’on tient compte du prix du logement, c’est aussi, paradoxalement, l’État le plus pauvre. La Californie compte une plus grande proportion de personnes sans logement que n’importe quel autre État.
En ce qui concerne la violence, de nombreuses personnes évoquent différentes tendances et évolutions dans l’histoire de la Californie. Le XIXe siècle californien est particulièrement violent. La menace était particulièrement grave pour les autochtones de Californie dans les années 1850, 1860 et 1870. Aujourd’hui, les gens se plaisent à citer de nouveau Mike Davis, qui souligne la taille des services de police dans des endroits comme Los Angeles et l’armement que ces services de police ne se contentent pas de porter, mais qu’ils possèdent.
Il y a beaucoup de façons d’envisager la violence et l’inégalité en Californie qui, encore une fois, nous ramènent à l’idée que la Californie est un endroit pour film noir. Je pense cependant que lorsque nous considérons les États-Unis dans leur ensemble, il est toujours important de se rappeler que la dénonciation des échecs de la Californie a été un moyen particulièrement puissant pour dénoncer les échecs des États-Unis.
Wallace Stegner a dit un jour que la Californie était l’Amérique au carré, c’est-à-dire que l’histoire des États-Unis semblait être prédite dans l’histoire de la Californie de manière encore plus extrême. Et un commentaire que nombre de nos auteurs, penseurs et commentateurs produisent sur la condition américaine consiste à critiquer la Californie : si la Californie échoue sur quelque point, qu’est-ce que cela signifie pour les États-Unis ?
Si la Californie est l’endroit où, à bien des égards, l’histoire américaine semble atteindre son point culminant, où tant de gens ont possédé à un moment tous ensemble une vie bonne, mais que la situation s’assombrit, avec une menace d’échec ou d’effondrement imminent, alors c’est une façon de mettre en garde contre les États-Unis dans leur ensemble.
C’est très puissant, mais aussi potentiellement très trompeur d’utiliser un endroit particulier pour critiquer l’ensemble des États-Unis. Il faut donc nous montrer prudents et montrer d’où vient la violence et où elle se trouve, d’où viennent les échecs et où ils se trouvent, à chaque moment, plutôt que de désigner un État, un seul endroit, comme le porteur du destin commun à tous les autres.
Nicolas Delalande, « Les origines du rêve californien. Entretien avec Louis Warren »,
La Vie des idées
, 31 octobre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-origines-du-reve-californien
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