Recensé : Jonathan M. Metzl, The Protest Psychosis. How Schizophrenia Became a Black Disease, Beacon Press Books, 2010, 288 p.
En 2005, le Washington Post a publié une enquête de chercheurs montrant que la schizophrénie affecte indifféremment l’ensemble des groupes ethniques des États-Unis. Pourtant les psychiatres des années 1980 et 1990 surdiagnostiquent cette pathologie chez les Afro-Américains : on compte cinq fois plus de schizophrènes que dans les autres groupes ethniques. Pour les psychiatres américains, le facteur racial semble toujours primer sur le facteur social et individuel dans la genèse de ce trouble. Jonathan Metzl reconstitue à travers ce livre l’histoire de cette construction raciale de la maladie mentale au XXe siècle.
Dès le siècle précédent, les aliénistes américains formèrent le concept de « drapetomania » pour dénoncer le comportement des esclaves noirs jugés inaptes à toute forme de liberté. La conception européenne de la « démence précoce », diffusée aux États-Unis autour de la Première Guerre mondiale, vint renforcer l’association systématique entre crime, immigration et incurabilité psychiatrique. Il s’agissait alors de détecter préventivement les adolescents schizophrènes afin de neutraliser l’action de ces « criminels-nés ». À cette époque cependant, commence à émerger une nouvelle vision de la maladie mentale. L’interprétation psychanalytique de Bleuler forge dans les années 1910 l’image d’une schizophrénie plus positive, maladie des artistes, maladie de la personnalité et surtout maladie de Blancs. Au moment où elle change de nom – de « démence précoce » en « schizophrénie » –, cette maladie mentale est l’objet d’un déplacement culturel et social. De désordre importé et menaçant, la schizophrénie devient dans l’entre-deux-guerres un trouble de l’indifférence, symptomatique de l’évolution de la civilisation occidentale. L’opinion communément admise, y compris par les médecins, est que la schizophrénie est une maladie de Blanc (ou plutôt de Blanche). Le film d’Anatole Litvak, The Snake Pit (1946), illustre cette pathologie classique des femmes des classes moyennes. Le salut de ces femmes en échec est attendu dans une psychanalyse à la mode ou dans la consommation de neuroleptiques révolutionnaires. Dans l’institution du Ionia State Hospital for Criminally Insane (Michigan), dont les dossiers forment l’essentiel des sources utilisées par Metzl (avec la presse professionnelle), cette maladie est considérée, avant les années 1950, comme typique des femmes rurales.
Dans cette institution de référence, le nombre de femmes diagnostiquées comme schizophrènes décline dans la décennie suivante. Dans la première moitié des années 1950, l’hôpital de Ionia reçoit des dizaines de nouveaux patients en provenance des prisons du Michigan qui ont été le théâtre de mutineries violentes. Ces mutins, requalifiés en cas psychiatriques, bouleversent la démographie de l’institution hospitalière : les Afro-Américains, qui représentaient environ 15% des patients, comptent pour 40% en 1955. Les examens médicaux sont certes contradictoires, mais ils se concluent tous par le même verdict : « schizophrénie paranoïde ». En l’espace de vingt ans, la schizophrénie a migré dans la culture américaine. Ce n’est plus l’indifférence et la passivité qui caractérisent la maladie, mais la rébellion et la violence. Ce ne sont plus des femmes blanches qui sont concernées, mais des hommes noirs. Ce ne sont plus des ruraux qui sont l’objet de cette classification, mais des individus en provenance des quartiers dégradés proches de Detroit. À la fin des années 1960, 60% des admissions de Ionia sont prononcées pour des hommes afro-américains de la région.
Cette psychose protestataire est théorisée, dans les années 1960-1970, par des psychiatres américains qui redécouvrent le paradigme racial dans leurs travaux. Les recherches menées sur le sujet à partir de comparaisons de groupes de patients noirs et blancs auront peut-être été un effet secondaire des luttes pour les droits civiques. Toujours est-il que cette psychiatrie américaine racialise ses théories en lien, d’une part, avec la création en 1968 du DSM II (Diagnostic and Statistical Manual, instrument appelé à devenir une référence mondiale en matière de psychiatrie) qui identifie le sous-type paranoïde de la schizophrénie en l’associant au comportement belliqueux masculin et, d’autre part, avec la montée en puissance de l’activité des militants des droits civils. L’article princeps de Bromberg et Simon, intitulé « The Protest Psychosis », fait clairement le lien entre le mouvement des droits civiques, la violence et une forme de folie illusoire qui mène à une négation de la civilisation occidentale. La mise en valeur, par ces sujets malades, d’un antagonisme racial fondateur de la société américaine est considérée par ces auteurs comme une projection paranoïaque. C’est aussi une agressivité influencée par les discours de Malcom X et des Black Muslims qui est identifiée par les revues professionnelles, notamment par les publicités pharmaceutiques. Le film Shock Corridor de Samuel Fuller (1963) évoque clairement l’internement psychiatrique de ces militants des droits civiques. Au moment où le concept de schizophrénie devient populaire, il est donc associé invariablement à la cause civique des Afro-Américains et à la menace d’une dissolution nationale.
Le plus surprenant, dans cette histoire, réside peut-être dans la manière dont Martin Luther King a pu reprendre le terme de schizophrénie dans certains de ses discours les plus célèbres, et aussi dans la façon dont les rappeurs noirs évoquent régulièrement cette pathologie dans leurs textes. Outre cette intégration de la racialisation du langage, le plus triste est qu’au moment de la désinstitutionnalisation de la psychiatrie américaine, amorcée dans les années 1960, les patients qui restent enfermés sont le plus souvent ces Afro-Américains considérés comme schizophrènes. Certains d’entre eux se retrouvent d’ailleurs en prison avec la fermeture de l’institut Ionia en 1977. C’est une qualité de ce livre que de fournir une mise en perspective historique de l’emprisonnement des fous à la fin du XXe siècle, à partir de la requalification de la schizophrénie en maladie violente incurable.
Le choix d’une source localisée dans une région de grande migration, de fortes tensions raciales (le Michigan) et caractérisée par l’internement de « criminels » essentiellement masculins pourrait relativiser les conclusions de l’auteur. C’est oublier que l’Institut national de la santé mentale américain affirme, dans les années 1960, que les Afro-Américains présentent une proportion remarquable de troubles schizophréniques, bien supérieure à celle de la population blanche. Il aurait certes été intéressant de dire comment la schizophrénie fut instrumentalisée mondialement à des fins politiques dans les années 1960-1970. Il faut rappeler ici qu’à cette époque, en URSS, le recours au diagnostic de « schizophrénie torpide » fut utilisé pour faire taire les opposants au régime. Il n’en reste pas moins que ce livre, au croisement des notions de race et de genre, contribue de manière remarquable à renouveler l’histoire de la psychiatrie. Il montre, sans nier l’existence des pathologies, la manière dont celles-ci répondent à une forme de construction sociale et culturelle évoluant au gré des événements politiques et des évolutions sociales. L’ouvrage est aussi une invitation salutaire à dénoncer les interprétations réductrices des maladies mentales et à prendre en compte la clinique et la culture autant que les explications biologiques et mécaniques, si bien représentées dans la nouvelle psychiatrie américaine.
Pour citer cet article :
Hervé Guillemain, « Les fondements raciaux de la psychiatrie américaine »,
La Vie des idées
, 28 octobre 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-fondements-raciaux-de-la
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