Recensé : Françoise Ouzan, Histoire des Américains juifs, Bruxelles, André Versaille éditeur, 2008. 220 p., 19, 90 €
Le titre du livre de Françoise Ouzan peut apparaître quelque peu trompeur au lecteur qui vient d’en tourner la dernière page. En effet, il n’est que partiellement question d’histoire dans ce petit volume, dont plus de la moitié constitue un tableau pertinent et novateur (en langue française) de la situation des Juifs vivant en Amérique au début du XXIe siècle. L’ouvrage certes utilise un éclairage largement historique pour expliquer l’extraordinaire succès de ces immigrants, arrivés en quelques générations aux postes les plus importants de la première puissance mondiale.
Le titre indique aussi qu’il s’agit de l’histoire des Américains juifs et Françoise Ouzan, américaniste par ailleurs auteure d’un remarquable ouvrage sur la politique américaine envers les personnes déplacées juives après la Seconde Guerre mondiale [1], explicite bien son choix : les Juifs américains sont pleinement devenus des Américains juifs, au point parfois de symboliser l’Amérique, d’être considérés comme les Américains les plus représentatifs – mais seulement depuis une vingtaine d’années, après un processus rapide d’ascension sociale qu’il est difficile, dans le contexte des États-Unis, de nommer « intégration ». En effet, les Juifs américains ont tout autant voulu se fondre dans la culture de leur nouveau pays qu’ils ont pu contribuer, dès le début du XXe siècle, à la modeler.
Du « Mayflower juif » à l’afflux des Juifs d’Europe de l’Est
Françoise Ouzan n’hésite pas à traiter des questions difficiles, comme celle du pouvoir réel du lobby pro-israélien à Washington ou celle de la persistance de l’antisémitisme américain. Elle décrit les Américains juifs à la fois comme assurés de leur position et de leur succès, mais aussi, en raison même de ce succès, comme inquiets des possibles menaces qui pèsent sur eux.
Cette réussite est d’autant plus extraordinaire qu’elle a été rapide. En effet, les communautés juives américaines sont restées longtemps de taille très modeste et les Juifs, dans ce nouveau monde aussi, ont subi de nombreuses discriminations et même des violences physiques. En 2004, ils ont célébré en grande pompe les 350 ans de la présence juive sur le sol américain, mais les débuts ont été plus que modestes. Le mythe fondateur, le « Mayflower juif », consiste dans l’arrivée en 1654 d’un groupe de vingt-quatre marranes chassés de Recife, où ils ont tout perdu, et qui sont acceptés, avec de nombreuses restrictions, par le gouverneur hollandais de la Nouvelle-Amsterdam (qui deviendra New York). Peter Stuyvesant, antisémite, n’accepte le groupe qu’à contrecœur. Deux ans plus tard arrivent les premiers Ashkénazes.
Aucune de ces communautés ne perdurera. À la fin du XVIIe siècle, il n’y a que 250 Juifs dans les colonies devenues britanniques. Mais les Anglais tolèrent l’installation de colons juifs et leur accordent la liberté de culte, toujours avec de nombreuses restrictions : les Juifs ne peuvent accéder à la plupart des charges et fonctions publiques. Cette situation continuera dans certains États du Sud jusqu’au milieu du XIXe siècle. Certes, quelques personnalités juives ont pu se hisser, à la faveur de la Révolution américaine pour laquelle ils avaient combattu, à des postes de responsabilité ; mais il n’y avait à la fin du XVIIIe siècle pas plus de 2 500 Juifs sur une population d’environ quatre millions de personnes. L’arrivée à partir de 1836 de Juifs allemands modifie la physionomie d’une communauté restée jusque-là largement séfarade. Puis c’est l’arrivée des Juifs d’Europe de l’Est, qui culmine entre 1892 et 1924. Les Juifs américains représentent alors une communauté importante, plus de 4 % de la population du pays (on estime qu’ils sont aujourd’hui 5, 2 millions).
Les « Juifs d’Hollywood »
On connaît la rapide, presque légendaire, réussite des Juifs américains. Tous ne font pas fortune dès leur arrivée et l’ascension sociale passe par des modèles assez traditionnels, en deux générations. Il est notable que les Juifs américains, dès la seconde génération, ont un fort niveau d’éducation, beaucoup plus élevé que celui de la population globale. La réussite passe par les études, même si la plupart des grandes universités de l’Ivy League sont réticentes à les accueillir. Des numerus clausus non officiels existent dans l’entre-deux-guerres, tout particulièrement à Harvard. Quant aux dernières restrictions à l’entrée des positions sociales les plus prestigieuses, les clubs privés de la société WASP, les postes dans la haute administration et l’armée et la diplomatie, elles ne disparaissent que dans les années 1970. Dans les années 1960 encore, alors que les Juifs américains semblent déjà complètement acculturés et prospères, une ségrégation spatiale perdure, même dans des villes aussi « libérales » que Boston : les agents immobiliers savent qu’ils ne peuvent pas vendre à une famille juive une maison située dans un quartier blanc et protestant.
Pour Françoise Ouzan, le tournant dans l’histoire du judaïsme américain date de 1945. Cela peut apparaître paradoxal, puisque les Juifs américains se sont révélés impuissants à influencer la politique américaine envers les Juifs d’Europe, à faire ouvrir les portes du pays aux victimes des persécutions et à obtenir le bombardement des voies de chemin de fer menant à Auschwitz. Le choc de la découverte de la Shoah fut immédiatement traduit par un soutien au mouvement sioniste, soutien qui avait été particulièrement faible jusque-là, les États-Unis incarnant la nouvelle terre promise. L’alya (la « montée ») des Juifs américains vers la Palestine mandataire, puis vers l’État d’Israël, a été et est encore de faible dimension au regard de l’importance de la communauté.
Mais, en 1945, peut-être aussi parce qu’ils ont été nombreux à combattre dans l’armée américaine, les Juifs prennent une assurance nouvelle : ils continuent à combattre pour l’ouverture des frontières, cette fois aux survivants de la Shoah, ouverture obtenu à l’été 1948. Deux faits symbolisent cette nouvelle ère : en 1945, Bess Myerson, née dans une famille juive traditionaliste de New York, est élue Miss America. Au cours de sa longue carrière, elle s’illustrera dans la vie juive américaine, militant pour la reconnaissance de la culture et de l’éducation. Deux ans plus tard, l’oscar du meilleur film est accordé à Gentlemen’s Agreement (en français Le mur invisible, réalisé par Elia Kazan), adaptation d’un roman de Laura Hobson. Or le film, avec Gregory Peck, traite de l’antisémitisme en Amérique, et c’est une première : en effet – c’est l’un des paradoxes les plus forts de la réussite des Juifs américains –, si le système des grands studios à Hollywood a été inventé par des entrepreneurs juifs, qui ont largement dominé une économie de la culture déjà globale, et si l’antisémitisme américain accusait les Juifs d’Hollywood de tous les maux, les grands studios ont soigneusement évité les thèmes juifs, voire les personnages juifs. L’affirmation de leur pouvoir sur la formation d’une culture populaire, dès cette époque largement exportée, devait passer par l’invisibilité des Juifs à l’écran.
Il a fallu atteindre les années 1970 pour que les films « juifs », aujourd’hui un genre à part entière du cinéma américain, se multiplient. L’assimilation accélérée des Juifs dans la société américaine s’est accompagnée – et c’est là l’argument le plus fort du livre de Françoise Ouzan – d’une constante crise d’identité. L’intégration s’est faite au prix d’une perte de repères culturels et, lorsque celle-ci a été jugée achevée, la société américaine avait changé au point qu’elle réclamait de ses communautés des différentiels identitaires que les Juifs étaient bien en peine de fournir, parce qu’ils s’étaient justement trop éloignés de la religion de leurs pères et des traditions apportées d’Europe.
L’américanisation du judaïsme
Cette crise identitaire était et est encore portée par la crainte d’une dilution. Il est vrai que les mariages mixtes ont été en constante augmentation, jusqu’à atteindre la moitié des unions, dès les années 1970. Il est vrai aussi que la population juive n’a pas continué à croître – faute d’une nouvelle immigration de masse et faute d’un taux de natalité élevé –, alors que la population américaine globale augmentait rapidement. Conséquence de cela, les Juifs représentaient 3, 7 % de la population des États-Unis en 1937 et 2, 5 % seulement en 2004. Mais la surreprésentation des Juifs est aujourd’hui flagrante dans les « filières d’excellence ».
Sur les cinquante prix Nobel attribués à des Américains en 1989, dix-sept l’ont été à des Américains juifs. Les Juifs sont représentés à 300 % dans les professions médicales, à 200 % dans les autres professions libérales. Ils sont 5 % des employés dans les grands médias, mais beaucoup plus dans les places de direction où les fonctions de journalistes les plus visibles, d’où le mythe de la puissance des Juifs dans les médias américains. Or, si les personnalités juives fortunées et/ou puissantes sont effectivement nombreuses, leur identité juive et leur engagement dans la communauté ou dans le soutien à Israël n’est pas toujours fort. Et les Juifs sont restés très longtemps à l’écart de nombreux centres de pouvoir américains. Ainsi du complexe militaro-industriel tel qu’il s’est développé pendant la guerre froide : les financiers juifs n’y ont joué aucun rôle. Aux banques juives de Wall Street, les établissement protestants laissaient, jusque dans les années 1980 et la libéralisation massive des services financiers, que les secteurs les moins nobles : pas l’industrie automobile, mais le commerce de détail.
Les années 1960 ont donc vu la continuation de la réussite sociale des Juifs américains, qui commençaient à proposer une culture juive proprement américaine (et « non américanisée »), avec, par exemple, l’émergence de grands romanciers juifs, depuis Saül Bellow jusqu’à Philip Roth. En même temps, le judaïsme, dans un constant mouvement d’échange, s’américanisait. Les courants modernistes du judaïsme sont présents aux États-Unis dès le XIXe siècle, apportés par les Juifs allemands, mais ils ont pris une importance plus grande après 1945. L’ascension sociale a souvent exigé une fuite de l’orthodoxie, alors que la société américaine réclamait largement l’affiliation à un groupe ethnique. Les synagogues « conservative » et « réformées » se sont modifiées pour répondre à ces nouvelles demandes, se transformant en « centres communautaires » avec club du troisième âge, piscine et salles de réunions, tout en gommant de plus en plus les aspects traditionnels du culte.
L’une des modalités de l’adaptation de la pratique religieuse est passée aux États-Unis par de nombreuses expérimentations, comme c’est le cas pour toutes les autres religions. À côté des grands courants religieux, le courant reconstructionniste est spécifique. Fondé par le rabbin Mordecaï Kaplan, il veut rénover le culte juif en soumettant l’ensemble disparate des traditions et des pratiques à un choix rationnel. Mais l’impact le plus grand de la société américaine sur le judaïsme a concerné le rôle dévolu aux femmes. Le féminisme a eu des conséquences jusque dans certaines congrégations les plus traditionalistes. Le mouvement réformé a intronisé ses premières femmes rabbins en 1972, les reconstructionnistes en 1974 et les « conservative » en 1985. « Dans le mouvement orthodoxe, la vague américaine de féminisme a des répercussions sur l’enseignement, écrit Françoise Ouzan. En 1979, le Stern College for Women, qui appartient à la Yeshiva University, ajoute à son programme d’études un cours de Talmud » (normalement réservé aux hommes).
Les Juifs entre les Afro-Américains, les Arabes et les Latinos
Ces innovations ont démultiplié la manière d’être juif, mais, en même temps, la multiplicité des choix a aggravé la crise identitaire. Si le judaïsme américain a pu être menacé d’une séparation (le terme de schisme n’a pas de sens dans le judaïsme, faute d’un organe religieux centralisé), particulièrement entre le courant orthodoxe et le courant réformé, François Ouzan décrit un mouvement récent de rapprochement : les secteurs les plus « modernes » de l’orthodoxie acceptent de plus en plus le rôle des femmes et la diversité du judaïsme, quand les secteurs les plus réformés reviennent vers une pratique traditionnelle minimale, ne convertissant plus aussi facilement qu’auparavant et refusant qu’un enfant soit élevé dans plusieurs pratiques religieuses à la fois.
Ces Américains juifs, finalement, forment une population éclatée, diverse, mouvante aussi, comme le montre la constante évolution des forces en présence dans les organismes juifs, recomposées régulièrement, en concurrence les unes avec les autres, arrivant difficilement à se rassembler dans quelques « conférences » de présidents d’associations ou bien au sein de l’Appel juif unifié. Quels sont leurs traits communs ? Certains des marqueurs identitaires ont disparu, comme le soutien à la cause des droits civiques des Afro-Américains. L’alliance objective, explique l’auteure, a été rejetée dès 1963, alors que les Juifs étaient les principaux militants blancs à soutenir l’égalité, certains le payant de leur vie. Les Juifs ont vu comme de l’ingratitude dans la montée de Nation of Islam, de Louis Farrrakhan, mouvement de masse musulman qui affiche ouvertement son antisémitisme. Aujourd’hui, les relations entre les Juifs et les Noirs américains demeurent conflictuelles.
Le multiculturalisme tel qu’il a émergé aux États-Unis dans les années 1960 réclame des communautés qu’elles affichent leur différence ; la fidélité à un autre pays, au pays d’origine par exemple, n’est pas vu, comme cela pourrait être le cas ailleurs, comme une double allégeance. C’est dans ce cadre que le soutien des Américains juifs à l’État d’Israël peut se comprendre. Ils sont peu nombreux à avoir des liens directs, familiaux par exemple, avec Israël, beaucoup moins en tout cas que les Juifs français. Bien que lointain et bien que beaucoup d’Américains juifs n’y aient jamais voyagé, Israël fournit un marqueur identitaire fort, d’où la vigilance constante sur la politique étrangère de Washington au Moyen-Orient. Cela passe par une hypersensibilité, qui refuse toute critique d’Israël dans la presse ou sur les campus. Curieusement, les Juifs américains considèrent que la couverture médiatique des grands médias de leur pays est constamment défavorable à Israël. Les critiques parfois virulentes de la politique israélienne envers les Palestiniens, qui ont culminé entre 2001 et 2003 (tout en restant largement restreintes aux campus), ont conduit à une mobilisation de militants sionistes.
Plus que l’aveu d’une impuissance (les sondages montrent que la population américaine soutient pour une large majorité l’État juif face aux pays arabes), cette sensibilité témoigne d’une insécurité. Françoise Ouzan analyse la montée en influence des Arabes américains, liant le poids démographique des communautés respectives aux orientations de la politique étrangère américaine – et on la suivra moins dans ce développement. Plus intéressante est sa description des relations récemment institutionnalisées des leaders juifs avec des représentants des communautés latinos. Ces accords de travail, sur des points précis, veulent lutter contre l’antisémitisme de certains hispaniques. Les préjugés contre les Juifs sont particulièrement élevés chez les immigrés récents, mais tombent rapidement à la deuxième génération pour se maintenir juste au-dessus de la moyenne nationale. Les sondages, nombreux, diligentés par la puissante organisation juive « Anti-Diffamation League », montrent un plancher plutôt élevé – à 17 % environ – d’Américains antisémites, ultime paradoxe de l’intégration si complète des Américains juifs.
Ces derniers sont loin d’être apaisés. Ils expriment leur crainte pour l’avenir, un changement toujours possible de la politique de leur pays face à Israël, la remontée de l’antisémitisme, la mise en cause de leur propre place dans une société en constant changement. Leur principale angoisse est celle de la délimitation de la communauté, alors que beaucoup parmi eux se montrent indifférents à leur origine, tandis que beaucoup d’Américains non juifs frappent à la porte des communautés. La question posée par les mariages mixtes et par l’acceptation des enfants issus de couples mixtes dans les écoles juives reste ouverte. « Au sein de ce laboratoire d’expériences qu’est l’Amérique, conclut Françoise Ouzan, le judaïsme se trouve revitalisé selon les uns, trahi selon les autres. En tout cas, son empreinte est bien celle de l’Amérique et de sa modernité ».
Le recensement de 3 727 synagogues en 2001 témoigne à la fois de l’aspect avant-gardiste du judaïsme américain, de sa diversité et de sa vitalité. Un programme national intitulé « Synagogue 2000 » s’est efforcé de faire des lieux de culte un endroit plus accueillant, avec une fonction sociale plus développée. En ciblant les groupes requérant un soutien particulier comme les parents célibataires ou les couples sans enfants, les célibataires et les homosexuels, ces institutions juives se sont adaptées aux exigences de la réalité sociale américaine. Ce « modèle bipolaire » fait dire à l’historien Jonathan Sarna que le judaïsme aux États-Unis « rayonne d’optimisme concernant le futur de la vie juive américaine en même temps qu’il répand un sombre pessimisme ».