La Palestine est l’une des régions les plus étudiées de l’Empire ottoman, mais cette histoire est parfois occultée par les conflits ultérieurs, qui masquent les dynamiques diverses ayant nourri l’affirmation d’une identité locale palestinienne entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle.
Le début du conflit israélo-palestinien est en général un récit bien connu, car pleinement ancré dans l’histoire de l’Europe. En 1917, le ministre des Affaires étrangères britanniques, Lord Balfour, énonce « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Cette déclaration est prononcée en pleine Première Guerre mondiale, à un moment où les Britanniques soutiennent également la révolte d’une partie des habitants des provinces arabes de l’Empire ottoman contre la souveraineté d’Istanbul. Pour ces derniers, et a fortiori les Palestiniens, la déclaration Balfour prévoit donc l’amputation illégale d’une partie des territoires arabes. Pour le mouvement sioniste qui agit depuis la fin du XIXe siècle afin d’établir un État juif en Palestine, la position britannique représente au contraire une reconnaissance ultime des droits historiques des juifs en Terre sainte.
Extrait du journal ottoman « la Palestine »
publié à Jaffa le 15 juillet 1911
Mais qu’est-ce que la Palestine en 1917 ? L’histoire de la Palestine est parmi les thèmes les plus étudiés de l’historiographie de l’Empire ottoman. Et bien qu’elle soit relativement peu abordée dans les débats publics sur le conflit israélo-palestinien, les perspectives divergentes sur les dernières décennies de cette province de l’Empire ottoman nourrissent autant les mythes fondateurs du sionisme que ceux du nationalisme palestinien.
Cet essai propose de revenir sur les acquis des travaux d’historiens spécialistes de l’Empire ottoman concernant l’identité territoriale palestinienne telle qu’elle se construit de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Il met en lumière le statut politique et administratif que la Palestine a acquis à la fin de la période ottomane, au moment où la lutte s’intensifie entre les Puissances chrétiennes pour l’influence en Terre sainte. Une attention particulière est portée à la façon dont les réformes centralisatrices menées par les Ottomans ont contribué au rebond économique et à l’essor démographique très important de la Palestine dans ces décennies. C’est dans ce contexte et dans ce jeu d’échelles entre l’impérial et l’international qu’on peut comprendre l’émergence d’un nouvel espace politique et les modalités complexes d’identification au local, façonnées par l’intensification des flux humains, le début de la démocratisation de l’éducation et la diffusion croissante de la culture écrite.
Le politique avec le religieux : les formes de la présence occidentale
Incarnée en France par le succès du récit de voyage de Chateaubriand, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, paru en 1811, la Terre sainte suscite, au tournant du XIXe siècle, une fascination plus grande qu’auparavant en Europe occidentale. Cet intérêt pour la Palestine est au confluent de la curiosité pour les thèmes de la Bible et, de façon plus générale, de la curiosité que suscite un Orient conçu comme une altérité. Les initiatives pour exercer une influence religieuse par le contrôle des lieux saints décuplent dans les années 1830 et 1840 et de façon encore plus notable après la guerre de Crimée (1853-1956) (Laurens, 1999).
Les Britanniques, les Français et la Papauté mettent en place des consulats à Jérusalem entre 1838 et 1847. Loin d’être anodine, l’ouverture de représentations officielles inaugure une ère de luttes concurrentes qui s’exercent sur le terrain de la clientélisation des communautés chrétiennes en Orient et du contrôle des Lieux saints. La France entretient aux côtés de l’Italie des relations privilégiées avec les communautés chrétiennes de Palestine, majoritairement catholiques et qui forment environ un dixième de sa population. Même sans cet avantage, la Grande-Bretagne et la Prusse parviennent pourtant à s’imposer (Schölch, 1993 : 48-56).
Les efforts britanniques s’inscrivent dans une entreprise plus ancienne de conversion des juifs de Palestine qui forment, à l’époque, moins de 5 % de la population. Si le prosélytisme n’atteint pas ses buts escomptés, les Britanniques voient la protection des juifs comme un outil de puissance. Ainsi, Londres tente, en 1840, de convaincre le gouvernement ottoman de l’intérêt d’installer des juifs européens en Palestine, pour favoriser l’entrée de capitaux étrangers, mais aussi pour faire barrière contre les ambitions territoriales du gouverneur d’Égypte Mehmed Ali qui a réussi à annexer la région de 1831 à 1840. La proposition découle principalement d’une croyance millénariste qui établit que l’avènement du Christ coïncide avec l’installation de la diaspora juive en Terre sainte et sa conversion au christianisme. Bien que cette idée soit devenue un lieu commun de la littérature britannique au XIXe siècle (Filiu, 2024), elle ne se traduit pas en mouvements migratoires importants des juifs vers le Levant. Les juifs d’Europe ne commencent à émigrer massivement vers la Palestine qu’à partir des années 1880 (Karpat, 1983 ; Grossmann 2011).
Quoi qu’il en soit, cette course à l’influence en Terre sainte des Grandes Puissances pousse Istanbul à asseoir son autorité dans la région en mettant en place une série de réformes centralisatrices, mais aussi en lui conférant un statut administratif spécifique.
La Palestine sous contrôle direct d’Istanbul
La Palestine gagne un statut particulier au sein de l’establishment ottoman à partir du milieu du XIXe siècle (Ma’oz, 1968). En 1872, Istanbul établit une nouvelle province nommée « Gouvernorat de Jérusalem » comprenant Jaffa, Beersheba, Gaza et Hébron. Contrairement aux provinces voisines, la circonscription est directement rattachée à Istanbul (autrefois, Jérusalem était rattachée à la province de Saïda, dont le chef-lieu se trouve dans le Liban actuel). Ainsi, des familles puissantes de Jérusalem, telles que les Husseini, les Nashashibi, les Khalidi et les Dajani, jouent un rôle majeur au sein de ce gouvernorat autonome, consacrant la prééminence d’une élite locale.
Dans le projet initial, Naplouse, Acre et les villes de la côte est du Jourdain devaient aussi faire partie du Gouvernorat de Jérusalem. Cependant, la décision a été révoquée par le gouvernement ottoman qui souhaite éviter la montée en puissance de nouveaux potentats locaux comme Dahir Umar et Djazzar Pacha à la fin du XVIIIe siècle (Philipp, 2002). Or cette décision a été fortement contestée dans le nord de la Palestine, notamment dans la presse juive locale qui s’oppose au morcellement administratif de la Terre sainte (Büssow, 2011, 41 : 43). Malgré cette division, les sources ottomanes de la seconde moitié du XIXe siècle utilisent le terme « Filistîn » (Palestine) tour à tour pour désigner le « Gouvernorat de Jérusalem » et l’ensemble de la Palestine.
Plus généralement, la volonté de placer l’ensemble de la Palestine sous un contrôle impérial direct suscite l’opposition d’une partie des habitants. Le mont Naplouse est connu pour la faible portée de l’autorité ottomane. De puissantes familles, propriétaires de vastes domaines fonciers et capables de lever des troupes irrégulières, y exercent une forte influence. Ces maisons négocient les modalités de l’imposition, tout en agissant dans un cadre impérial ottoman. À l’ère de la centralisation administrative, les plus récalcitrantes comme les Tuqan, Nimr et Abdelhadi ne se plient aux normes dictées par Istanbul qu’après une intervention armée ottomane en 1859. Pour asseoir son pouvoir sur le long terme, le gouvernement ottoman coopte celles qui lui sont favorables (Doumani, 1995, 16-35).
Du reste, la politique de réforme que les Ottomans appliquent en Palestine, comme dans le reste de l’Empire et l’ouverture économique de la région, apporte des bénéfices tangibles sur la production et le commerce et contribue à une dynamique culturelle et identitaire inédite dans l’histoire de la région.
Le temps de la croissance économique et du rebond démographique
Alors que les échanges commerciaux mondiaux s’intensifient dans les dernières décennies du XIXe siècle, les territoires palestiniens ne sont pas en reste. Leurs produits − principalement agricoles − s’exportent vers les provinces voisines, mais aussi vers le monde. Par exemple, le commerce transatlantique du coton apporte des gains considérables aux agriculteurs des districts d’Acre et de Naplouse. Notamment durant la guerre civile américaine (1861-1865) – où la production états-unienne est sensiblement réduite – les villes portuaires de Jaffa, Haïfa et Acre, qui étaient autrefois marginales, deviennent des plateformes pour les échanges à l’échelle régionale et mondiale. (Doumani, 1995, 35 : 130 ; Schölch, 1993, 80 : 109).
De plus, la politique ottomane de privatisation foncière encourage l’augmentation de la production agricole grâce à l’extension du périmètre des terrains cultivés. Par exemple, dans la région de Jénine, la famille Abdelhadi se taille un domaine de 200 000 hectares où elle pratique l’agriculture extensive. La bourgeoisie commerçante juive et chrétienne de Palestine et du Liban investit de plus en plus dans l’économie agricole et acquiert des domaines (Schölch, 1993, 110 : 117).
Sur le plan démographique, la population palestinienne s’accroît de façon considérable. Alors qu’elle compte environ 350 000 habitants dans les années 1850, sa population atteint 470 000 habitants dans les années 1880. Les juifs qui vivent principalement à Jérusalem, Hébron, Safed et Tibériade constituent 4 % de la population palestinienne en 1871 et les chrétiens de confessions diverses forment environ 11 % (Schölch, 1993, 26 : 43).
L’essor de la population est également dû aux différents flux migratoires. À l’époque, la majeure partie des nouveaux arrivants est originaire des territoires dépecés de l’Empire (Grossmann, 2011). La région accueille, par exemple, des migrants égyptiens fuyant le travail forcé, imposé lors de la construction du canal de Suez dans les années 1860 (Abujaber, 1989 : 231). À partir de la fin des années 1840, se forme à Safed une communauté d’exilés algériens fuyant la domination coloniale française (Abbasi, 2003 ; Hargal, 2022). La Palestine devient au cours de la même décennie, un lieu de refuge pour les Caucasiens qui se dirigeaient le plus souvent vers l’Anatolie et les Balkans (Toumarkine, 2000, p. 100). Puis arrivent entre 1871 et 1872 des réfugiés de Libye fuyant la famine (Karpat, 1983).
La Palestine acquiert un statut particulier dans la politique ottomane d’immigration. Profitant des lois impériales qui encouragent les investissements occidentaux et permettent l’accès des étrangers à la propriété foncière, des Européens et Américains, principalement protestants, élisent résidence en Terre sainte (Karpat 1985 ; Naïli 2010 et 2022). Toutefois en 1865, le gouverneur de Jérusalem, Kamil Pacha, alerte Istanbul sur le risque de mise en place d’implantations qui viendrait à se soustraire à la souveraineté ottomane. L’année suivante, la Porte oppose une fin de non-recevoir à des investisseurs venus d’outre-Atlantique, pour acquérir des terrains dans les environs de Jaffa (Karpat 1974).
Bien que les réformateurs de la période des Tanzimat soient favorables à l’afflux de capitaux étrangers, ils sont conscients de l’enjeu des lieux saints en Palestine et ne souhaitent pas une migration qui menace la souveraineté ottomane. C’est ainsi que, lorsqu’à la fin du XIXe siècle s’affirme le projet sioniste, Istanbul reste sur une position similaire. Lorsque les réfugiés des pogroms de 1881 s’installent massivement en Palestine, le sultan Abdulhamid II émet, la même année, un décret interdisant la vente de terrains aux juifs étrangers. Le régime parlementaire des Jeunes-Turcs qui lui succède en 1908 décide, après de longs débats au sein de l’assemblée impériale, de reconduire la même politique (Türesay, 2009 : Fishman, 2011).
L’immigration, l’amélioration des conditions de sécurité et la croissance économique favorisent l’essor démographique de la Palestine. L’intensification des flux commerciaux et humains, tant à l’intérieur qu’avec le reste de l’espace impérial et le monde, façonne de nouvelles perceptions du territoire. Ces dynamiques créent aussi de nouveaux modes d’identification des habitants à leur espace de vie, renforçant le sentiment d’appartenance à un espace plus large que celui du village ou de la ville d’origine.
Carte des provinces ottomanes du Levant
source : Vital Cuinet, La Syrie, Vilyat de Syrie, Vilayat de Beyrouth, Province du Liban, Mutessariflik de Jérusalem. Syrie, Liban et Palestine : géographie administrative, statistique, descriptive et raisonnée. Fascicule 4, 1901.
Et ce d’autant plus que, à la fin du XIXe siècle, les villes de Palestine n’avaient jamais été aussi proches, les unes des autres, et aussi du reste du monde. Au lendemain de la guerre de Crimée, les villes côtières de Palestine sont transformées par le trafic naval quotidien et notamment par l’introduction de bateaux à vapeur. À Jaffa, par exemple, 822 bateaux à vapeur et 355 navires ordinaires circulent entre 1892 et 1893 (Büssow, 2011 : 442). En 1895, 439 kilomètres de route relient les villes de Jérusalem, Jaffa, Naplouse, Gaza et Hébron. Jaffa et Jérusalem, qui étaient jadis séparées par trois jours à cheval, le sont désormais par 10 à 12 heures de route. La même distance est désormais parcourue en seulement trois heures lorsque Joseph Navon, un investisseur juif hiérosolymitain, construit, en 1890, un chemin de fer reliant les deux villes (Büssow, 2011 : 444-450). La Palestine est reliée au centre de l’Empire ottoman et aux principales capitales européennes par télégraphe à partir de 1864. Istanbul s’évertue aussi d’instituer un système postal impérial qui concurrence les agences postales occidentales. Par ailleurs, le développement des lignes postales et télégraphiques permet au gouvernement ottoman d’exercer un contrôle plus direct et instantané, mais aussi aux sujets ottomans de Palestine d’exprimer plus facilement leurs doléances auprès du pouvoir central (Ben Bassat 2021).
Vers un renouveau des formes de l’identité palestinienne
Les visites pieuses ancestrales en Terre sainte prennent alors une ampleur plus grande dans cette seconde moitié du XIXe siècle. Les lieux saints et l’activité pieuse en soi deviennent un symbole d’attachement au territoire. Par exemple, le pèlerinage musulman sur la tombe attribuée au prophète Moïse (Nabi Moussa) entre Jérusalem et Jéricho attire chaque année des fidèles de l’ensemble de la Palestine et même du reste du Levant. En s’inspirant des pèlerinages européens et nord-américains à l’occasion des Pâques chrétiennes, la famille Al Husseini qui dirige le Gouvernorat de Jérusalem organise la visite annuelle (Büssow, 2011 : 438-440). Cette pratique ancestrale devient plus tard, durant la période du mandat britannique, un lieu de mobilisation des Arabes musulmans aussi bien que chrétiens (Aubin-Boltanski, 2013).
La propagation de la culture écrite participe aussi à cultiver un imaginaire commun et de nouvelles manières de s’identifier à l’Empire ottoman, partagées par le groupe des locuteurs de langue arabe et aussi, plus largement, des habitants de Palestine. Les journaux en arabe et en hébreu impriment la marque d’une forte identité locale. Le journaliste arabe chrétien Jurji Habib lance en 1900 et 1903 les journaux « al Quds » (Jérusalem) et « Ilm wa adab al Quds » (la science et la littérature de Jérusalem) (Büssow, 2011 : 462 : 465). Plus éloquent, le journal bihebdomadaire « Filitîn » (Palestine) paraît à Jaffa en langue arabe à partir de 1911, produit par Isa Daoud Isa, un diplômé de l’Université américaine de Beyrouth.
Si l’accès à la culture écrite s’élargit, c’est lié au développement de l’éducation primaire et secondaire. En 1885, le consul britannique affirme que la ville de Jérusalem serait la plus dotée d’écoles à l’échelle de l’Empire. En 1885, la ville en compte en réalité 379 et la moyenne d’alphabétisation y dépasse, comme à Jaffa, la moyenne impériale. À l’époque, Istanbul s’inquiète de l’ampleur de l’enseignement missionnaire en Palestine. En 1888, le gouvernement ottoman défend aux sujets du sultan d’inscrire leurs enfants dans les écoles missionnaires afin de limiter l’influence politique et culturelle des puissances occidentales. Puisqu’en Palestine, l’État ottoman ne dispose que d’écoles primaires, il met en place dès 1889, une école secondaire impériale. La concurrence entre les écoles missionnaires et impériales participe alors à créer une dynamique favorable à la démocratisation de l’enseignement en Palestine (Büssow, 2011 : 454 : 461).
Bien que Jérusalem demeure un centre secondaire dans le monde arabe en comparaison avec Le Caire et Damas, la ville connaît néanmoins un renouveau intellectuel. Pour préserver les manuscrits et livres anciens de la ville, Hajj Raghib al Khalidi (d.1952) fonde en 1900 la bibliothèque Al Khalidiya dans les locaux du deuxième plus vieux bâtiment de la période mamelouke au Moyen Âge. Le centre conserve jusqu’à nos jours la plus grande collection de manuscrits dans les territoires palestiniens (Khalidi, 2020). À la fin de la période ottomane, alors que les activités de pèlerinage de la Mecque s’intensifient grâce aux nouveaux moyens de transport, Jérusalem accueille davantage de savants musulmans qui choisissent d’y stationner au cours de leur chemin vers l’Arabie.
Ouverture de la bibliothèque Khalidi
1900. Costumes and characters, etc. Mohammedan (i.e., Muslim) sheikhs and effendies in front of Bibboth Khaldieh (i.e., Khalidiyah Library), Jerusalem LOC matpc.06804.
Ottomanisme, Sionisme et protonationalisme après la révolution Jeunes-Turcs
L’enjeu de la représentation au niveau local et impérial suscite des dynamiques politiques inédites dans la Palestine de la fin de la période ottomane. Lorsque l’Empire ottoman se dote d’un parlement pour la première fois, en 1876, le lettré polyglotte Youssef Ziya al Khalidi devient le représentant du gouvernorat de Jérusalem, après en avoir été le gouverneur de 1873 à 1876 (Yazbak, 2011). Cette expérience ne dure pas longtemps puisque le Sultan Abdülhamid II décide, au lendemain des désastres de la guerre russo-ottomane de 1877-1878, de suspendre la constitution et de dissoudre ce nouveau parlement à Istanbul.
Rétablir la loi fondamentale et ses institutions représentatives devient ensuite le leitmotiv du mouvement d’opposition Jeunes-Turcs à partir de la fin du XIXe siècle. En juillet 1908, ces derniers destituent le régime autoritaire du sultan Abdülhamid et prennent le pouvoir. Bien qu’au début, la révolution suscite des réactions contradictoires (Kark et Sonomonovich, 2011), elle obtient une forte adhésion en Palestine (Abu-Manneh, 2011). La représentation politique et la consécration d’une pleine citoyenneté ottomane suscitent un fort engouement chez les sujets non musulmans, notamment les juifs qui voient dans ce changement la promesse d’une plus grande participation politique au sein de l’Empire ottoman. D’ailleurs, le Comité Union et Progrès, qui constitue la première force politique du mouvement Jeunes-Turcs, a vu le jour à Salonique, la ville ottomane qui compte la plus grande proportion de juifs de l’Empire (Phillips Cohen, 2013). En 1910, dans un journal local, les juifs de Salonique plébiscitent l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs, approuvent la renaissance culturelle hébraïque, mais s’opposent au sionisme politique de Théodor Herzl considéré comme une forme de séparatisme (Campos, 2005).
Les Juifs de Palestine, à l’inverse de ceux du reste de l’Empire ottoman, sont en contact avec les immigrés juifs d’Europe qui s’installent en grand nombre à partir des années 1880. Tiraillés entre sionisme et ottomanisme, ces juifs de Palestine sont aussi sensibles à l’essor de l’arabisme, un mouvement politique et culturel qui émerge à la fin de la période ottomane pour promeut la langue arabe et la représentation politique de ses locuteurs au sein des instances impériales. D’ailleurs, Arthur Ruppin (1876-1943), le chef du bureau de l’organisation sioniste mondiale à Jaffa, s’inquiète dans ses écrits de l’ottomanisme des juifs de Palestine. Mus par l’égalitarisme des Jeunes-Turcs, ces derniers se rencontrent par centaines dans les synagogues pour promouvoir la participation politique dans les instances représentatives impériales (Campos, 2005). En plus de l’attachement à l’Empire ottoman, cette communauté s’identifie aussi à une patrie commune en Palestine, transcendant les barrières confessionnelles.
Plus généralement, durant la période des Jeunes-Turcs, les habitants de la Palestine, toutes confessions confondues, nourrissent une identité locale palestinienne. Les dynamiques sociales, économiques et culturelles de la région, ainsi que la cristallisation d’un pouvoir local autour de Jérusalem, contribuent à renforcer ce localisme. Toutefois, cette identité s’entrelace avec un attachement à la patrie ottomane et une solidarité avec les communautés arabophones de l’Empire. L’offensive italienne sur les provinces ottomanes en Libye entre 1911 et 1912 renforce encore l’allégeance à la dynastie ottomane, car l’unité de l’Empire apparaît alors comme un rempart face aux colonialismes européens.
Conclusion
Loin de demeurer statique, la Palestine ottomane connaît, à la veille de la Grande Guerre, un véritable dynamisme économique grâce à une plus grande intégration au commerce mondial, et des transformations sociales dues par un accroissement de la démographie et de l’urbanisation. L’essor de l’écrit et la diffusion de l’éducation alimentent des dynamiques politiques et culturelles assez inédites. Les habitants de toutes confessions alimentent un sentiment d’appartenance locale, tout en s’identifiant aux communautés arabophones de l’empire, et en adhérant aussi à un patriotisme ottoman porteur d’une idée d’égalité et de citoyenneté. Cette pluralité d’appartenances, difficile à envisager dans le cadre des États-nations modernes, reflète pourtant la richesse et la complexité des identités arabes et juives dans la Palestine d’avant-guerre.
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Pour citer cet article :
Salma Hargal, « Les dernières décennies de la Palestine ottomane »,
La Vie des idées
, 23 mai 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-dernieres-decennies-de-la-Palestine-ottomane-6525
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