Recensé : Paul Pasquali, Passer les frontières sociales, Comment les filières d’élite ouvrent leurs portes, Fayard, 2014. 464 p., 24 €.
L’introduction de l’ouvrage de Paul Pasquali [1] accroche le lecteur avec une notice du dictionnaire autobiographique du sémiologue et critique littéraire Gérard Genette, intitulée « Boursier » [2]. Elle donne bien la visée et tonalité de l’ouvrage : saisir au plus près les expériences ambivalentes des hommes et des femmes issus de familles populaires qui ont changé de milieu social en accédant aux « filières de l’élite ».
Une sociologie des petits déplacements
L’originalité de son enquête tient d’abord à son objet : une classe préparatoire expérimentale d’un lycée de province offrant des chances de promotion scolaire à des élèves de collèges et lycées de ZEP. L’auteur s’éloigne donc de Paris et de ses grandes écoles les plus étudiées. Comme il le souligne (p. 245), ce type de déplacement social de faible ou de moyenne amplitude (est) habituellement ignoré par les sociologues français, plus fascinés par les déplacements spectaculaires. L’autre originalité réside dans sa démarche de suivi des élèves de cette classe pendant les cinq années de sa thèse (de 2007 à 2012), de leur entrée dans cette « Prépa Expé » à leurs premiers pas sur le marché du travail. Des entretiens et observations répétés dans divers lieux qu’ils fréquentent – au lycée, au pied des immeubles de la cité, dans les cafés, à leur domicile, dans le bus les conduisant de leur domicile à l’université, donne de l’épaisseur et de la variété aux trajectoires étudiées. Se dessinent au fil des chapitres, les méandres du processus de socialisation/acculturation d’un milieu à l’autre, ses réussites et ses impasses, les transformations qu’il provoque dans les esprits et dans les corps : façons de parler, de marcher, de se vêtir… L’auteur a vécu enfant et adolescent dans cette ZEP et en est sorti par la « grande porte ». Cette expérience favorise l’interconnaissance et l’empathie avec ses enquêtés et libère leur parole. Son statut de diplômé d’un IEP de Province et de mastérien à l’ENS l’éloigne aussi des enquêtés qui connaissent une succession d’échecs et n’osent plus le revoir. Les entretiens sont souvent exceptionnels par l’intensité et la variété des affects exprimés, bien au-delà de la seule culpabilité de trahir son milieu pour ceux qui « réussissent » ou de la colère et de l’amertume de ceux qui ont dû renoncer ou réviser à la baisse leurs ambitions initiales.
Après quelques pages du premier chapitre donnant des éléments du contexte économique et social de la ville et de la population de l’enquête, l’essentiel du propos qui se déploie dans ce chapitre et dans les six qui suivent traite des expériences de « passage des frontières sociales » vécues par ses enquêtés. Le lecteur est plongé dans les vies de plus en plus divergentes des enquêtés au fil des ans, des sanctions scolaires, des difficultés matérielles, symboliques, affectives rencontrées et des ressources mobilisées pour les surmonter. Il se familiarise aussi, au fil de la lecture, avec chacun, chacune des enquêtés, se réjouit avec eux et avec leur entourage, de la réussite à un concours ou à un examen, est touché par les relations de solidarité familiales, amicales et conjugales ou déplor leurs échecs répétés, l’abandon de leurs espoirs. Cet ouvrage remet surtout en cause, nous y reviendrons en conclusion, la violence d’un système économique et scolaire qui brise ces élans et talents.
Le poids de l’origine de classe
Les chapitres 2 et 3 explorent les premiers pas dans la classe « Prépa Expé », des auditions pour y entrer au choc physique et symbolique de la confrontation avec un autre monde : celui des « bourgeois » du Lycée Coty. Ils décrivent aussi le plaisir d’évoluer pour la première fois dans un lieu historique, beau, calme, spacieux et prestigieux. Nombre d’entre eux évoquent des figures d’enseignants des lycées de ZEP et de la prépa avec admiration et reconnaissance. Et pour la plupart, cette année représentera, avec le recul une période intense de travail mais où ils ont « beaucoup rigolé », tout en découvrant le plaisir de « s’enrichir » intellectuellement : « La prépa c’était un rêve, j’étais heureux comme un enfant devant une barbe à papa », s’écrie Réda (p. 210). Au-delà du clivage entre le monde des enfants d’ouvriers et d’immigrés de la ZEP et celui des « bourgeois » des classes préparatoires, l’auteur souligne les clivages internes à la population de cette « prépa expé ». Pour les qualifier, il reprend les propos d’Abdel et de Laure, couple amoureux et solidaire qui s’est formé au lycée et qu’il suit avec une attention particulière tout au long du livre (Lui est fils d’un ouvrier qualifié algérien, promu sur le tard agent de maîtrise et d’une médiatrice culturelle française d’origine algérienne ; elle, la fille d’un OS vietnamien et d’une assistante de vie, née en France) : ils opposent les « vrais » ZEP et les faux « ZEP », « le tiers monde et le Nord » : « Le tiers-monde c’était nous, c’était… tous les Africains, y avait des Noirs des Arabes, on était à peu près 8, 9, de l’autre côté il y avait les autres (silence), c’était les Noirs et les Arabes d’un côté, les Français de l’autre » (p. 162). La couleur de peau de ces « Français des quartiers riches » — des Blancs, n’est pas évoquée, ni par Abdel et Laure, ni par l’auteur. Ce dernier précise seulement qu’ils viennent en fait des pavillons situés à côté des HLM et appartient aux petites classes moyennes (mères infirmières, pères employés ou techniciens). Et il faut aller loin dans la lecture de l’ouvrage pour qu’il précise que la mère de Laure est une assistante de vie « d’origine africaine ». Ce silence relatif sur les discriminations raciales et religieuses (islamophobie) tout au long du livre exprime le souci de l’auteur de renvoyer ces discriminations avant tout à des inégalités de classe sociale.
On relève pourtant ici ou là des observations et remarques très intéressantes autour de l’appartenance religieuse. Youssef évoque ainsi (p. 157) la pratique du ramadan par 9 élèves sur 18 inscrits et des affrontements entre les deux groupes de la classe — le tiers monde et le Nord — lors des débats autour des caricatures de Mahomet. Paul Pasquali remarque aussi (p. 166), que le clivage est moindre entre les musulmans et les autres religions qu’avec les athées. Ainsi Laure vient d’une famille bouddhiste (Abdel est musulman) et leur principal allié Pascal, fils d’immigrés malgaches issus des classes moyennes, est protestant pratiquant.
Paul Pasquali évite le jargon et l’inflation de références sociologiques, ce qui rend son livre très agréable à lire. Ses analyses se confrontent avec pertinence avec des auteurs qui ont compté pour lui tel Paul Willis. Il remarque ainsi qu’à l’instar des « gars » étudiés par ce dernier, ses enquêtés luttent contre leur marginalisation en s’affrontant aux « fayots » qui ne partagent pas leur vision du monde mais que, contrairement à eux, ils ne s’auto-excluent pas par une culture anti-école : ils s’y adaptent à travers une culture anti-élites qui reste compatible avec le goût lettré et ne remet pas en cause leur déplacement social. Ils empruntent ainsi les voies détournées de l’écriture d’un journal collectif.
Les chapitres suivants (4 à 7) sont organisés autour de la coupure fondamentale qui se produit à l’issue de la scolarité dans la classe prépa expérimentale, dont le redoublement est impossible. Cette coupure sépare, selon l’auteur, la minorité des « reçus » aux concours de l’IEP ou de l’école de commerce (soit un tiers de la classe, étudié dans les deux derniers chapitres) de la majorité des « collés » qui vont à l’université et sur le marché du travail (47%, objet des chapitres 4) ou dans un IUP ou IUT (14%, chap. 5). Dans chacun de ces chapitres il croise les récits des jeunes, par couples de deux garçons aux destins divergents (Youssef et Réda, fils d’immigrés algériens arrivés en France dans les années 1990) ou de deux filles (Jeanne et Soroya) ou encore de couples aux destins concordants et de milieux plus ou moins défavorisés (Abdel et Laure, Pascal et Solène, Pierre et Lydia). Ces croisements permettent de mettre au jour des moments, des lieux, des ressources cruciales pour comprendre les bifurcations ou les similitudes des destins. On peut regretter toutefois l’absence de comparaison plus systématique entre les trajectoires des filles et des garçons. Le point de vue du genre émerge parfois mais reste secondaire dans l’analyse.
La désillusion universitaire
Le chapitre 4 représente pour moi le cœur du livre. Il offre une analyse passionnante et accablante du fonctionnement des premiers cycles universitaires de l’enseignement supérieur, exacerbé sans doute dans les filières générales. Il apporte une nouvelle preuve empirique de l’ampleur des redoublements, exclusions, échecs, réorientations qui affectent tout particulièrement les étudiants d’origine populaire. Il rappelle la dureté de leurs conditions de vie : locaux dégradés, mauvaise qualité des restaurants universitaires, insuffisance de l’offre de chambres en cités. Mais l’analyse de Paul Pasquali est d’autant plus percutante que ces difficultés sont ici incarnées et violemment vécues et décrites par de jeunes adultes auxquels on s’est attaché au fil de la lecture et avec lesquels on a partagé les espoirs de franchissement des frontières sociales. En dépit de leurs bons voire très bons résultats scolaires dans le secondaire et de leurs acquis de la prépa, en dépit de leur courage et de leur résilience, leur origine sociale populaire les rappelle à l’ordre des classes : après une année de « cocon » dans la prépa, ils sont brutalement confrontés aux contraintes financières (faiblesse des bourses face au coût des transports et du logement et obligation des petits jobs), à l’isolement amical et social, à l’opacité des règles administratives et scolaires, à l’éloignement des enseignants, aux grèves répétées. Ils doivent pour la plupart réviser leurs projets à la baisse, telle Soroya qui abandonne ses études d’histoire qui la passionnaient pour passer le concours d’infirmière et aider sa mère à élever ses nombreux frères et sœurs, ou fuir dans le rêve comme Réda, s’évertuant à devenir journaliste. D’autres, comme Youssef, fils d’un ouvrier algérien au chômage et d’une femme de ménage, repasse même les frontières dans l’autre sens en renouant avec les petits trafics, la délinquance, la prison. Les récits de réussite sont rares et le fait des plus dotés, telle Jeanne, fille d’un directeur d’un centre médicosocial et d’une infirmière salariée, qui a atteint avec aisance le niveau du doctorat en géographie.
Plus surprenant, celles et ceux qui ont été acceptés dans la filière sélective de l’IUP de management public conduisant au niveau M2, sont à peine mieux lotis que leurs condisciples de l’université. Pierre, fils unique d’un employé d’entreprise en situation précaire depuis 10 ans et d’une mère technicienne de laboratoire n’a connu, à 27 ans (en 2009), qu’une succession d’emplois précaires, en dépit d’une scolarité aisée à l’IUP et d’un cumul de diplômes prestigieux (dont un mastère d’une école d’ingénieur). Il manifeste une grande amertume et s’appuie sur la sociabilité amicale et familiale pour résister au découragement. Abdel et Laure, sont en revanche un exemple remarquable de « partenaires d’ascension » qui ont vécu et affronté ensemble toutes les difficultés, depuis leur rencontre amoureuse en classe de Première jusqu’à leur entrée, dans un emploi stable de cadre (dans une association pour Laure, à l’hôpital pour Abdel), grâce à des stages suivis dans le cadre de leur master à l’IUP. Au-delà des effets vertueux de l’amour, l’auteur évoque, un peu brièvement, un contexte familial stable et protecteur, et la régulation par la religion (bouddhisme pour l’une, islam pour l’autre) et par le sport (Abdel).
La situation des « reçus aux grandes écoles » (chapitres 6 et 7) est la plus favorable. En dépit des difficultés à « trouver sa place », Paul Pasquali montre avec finesse comment ces jeunes, grâce à leur solidarité, leur humour, leur réflexivité et leur travail acharné obtiennent de très bons résultats scolaires et finissent par être reconnus et acceptés. Il apporte ainsi un démenti au discours misérabiliste récurrent sur la « souffrance » et le sentiment de « honte sociale » des « déplacés » ou transfuges de classe. Loin de rompre les liens avec leur univers d’origine, ils se sentent « créanciers de leur réussite » et soutiennent en argent et en nature leurs parents et les jeunes de leur quartier (soutien scolaire, aide à la rédaction de lettres et CV…)
Au-delà de son apport à la sociologie de la mobilité et de l’éducation, le livre de Paul Pasquali offre une critique très argumentée du système à deux vitesses de l’enseignement français. Comme il le remarque avec justesse, « Les injonctions aux réformes des grandes écoles sont toujours séparées des mesures concernant les facs. Faute de remédier à l’élimination silencieuse des étudiants les moins dotés, y compris quand ils ont bénéficié d’un dispositif compensatoire, les mobilisations au nom du mérite ont peu de chances de remettre en cause la prime à l’héritage, attribuée très tôt et pour longtemps aux enfants des milieux aisés » (p. 242).
On peut regretter que les approches de genre, comme celles des discriminations raciales, soient peu sollicitées dans l’ouvrage. Mais cette critique n’enlève rien à la grande qualité de ce livre, qui donne longuement la parole à des jeunes qu’on entend trop rarement, ceux des cités qui ont (plus ou moins) réussi, sans rompre avec leur milieu d’origine.