Les cabinets ministériels sont une institution coutumière et pluriséculaire. Ils apparaissent sous la Restauration et composent le secrétariat particulier du ministre. À ce titre, leurs membres sont chargés de préparer ses dossiers, ses discours, de faire des études, mais aussi des propositions. Sous la Ve République, ils ont vu leur rôle augmenter proportionnellement au renforcement considérable qu’a connu le pouvoir exécutif (Eymeri-Douzans, Bioy, Mouton, 2015). C’est dans ces lieux du pouvoir que se préparent désormais les lois et décrets, et cela dans le plus grand des secrets. L’opacité qui les entoure, de leur composition à la discrétion du ministre jusqu’à leur « influence », leur vaut une réputation sulfureuse : œuvrant dans l’ombre des ministres, ces entourages de conseiller.es seraient un bastion de « l’énarchie », une chasse gardée très masculine des grands corps de l’État (Conseil d’État, Cour des Comptes, Inspection générale des Finances, Mines et Ponts et Chaussées). Ces derniers, qui étaient à l’origine chargés de contrôler les services de l’État, sont en effet devenus des corps de direction. Étant donné la sélection sociale qui s’opère à l’entrée de ces grands corps, les cabinets seraient ainsi en grande partie responsables de la dérive technocratique de la Ve République et de la fracture croissante entre gouvernants et gouvernés, dont le mouvement des Gilets jaunes n’est qu’une manifestation parmi d’autres. Les politiques eux-mêmes ne sont pas en reste et pointent souvent du doigt les cabinets ministériels auxquels ils reprochent de court-circuiter l’administration et le parlement, « d’encapsuler » les ministres (i.e. de les isoler du reste du monde), ou encore d’alimenter la dilution de leur responsabilité. En effet, directeurs et directrices de cabinet servent souvent de fusibles à leur ministre en cas de faute et, plus ordinairement, ce sont les membres des cabinets (et non les ministres) qui sont envoyés au front lors des négociations intra gouvernementales.
Au début de la Ve République, la science politique s’en est elle aussi inquiétée : certains chercheurs y ont vu l’indice d’une autonomisation croissante de l’appareil d’État, d’autres le signe tangible de l’emprise de l’administration sur le pouvoir politique. Soixante années plus tard, les travaux sur les cabinets offrent néanmoins une image plus contrastée (RFAP, 2018). Si les cabinets jouent effectivement un rôle politique indéniable, leur influence dans la décision et leur caractère fermé doivent être relativisés. Loin de former un ensemble cohérent, ils constituent des îlots à la fois hybrides et concurrentiels au sommet de l’État. Leur recrutement s’est en effet diversifié depuis les années 1980. D’abord, la part des « technocrates » a diminué au profit de recrues au profil plus politique. Ensuite, ils ne sont plus un bastion masculin et tendent à se féminiser. Ces évolutions majeures ne signifient pas pour autant un meilleur partage du pouvoir.
Au cœur du pouvoir politico-administratif
Que les cabinets ministériels soient peuplés de fonctionnaires est un fait indéniable. Cela, du reste, n’est pas nouveau : ils composent 65% des cabinets de la IVe République, dont 30 à 40 % des membres appartiennent aux grands corps de l’État, et jusqu’à 88% à 95 % des effectifs selon les estimations concernant les premières décennies de la Ve République.
Cette emprise des élites administratives sur la direction des cabinets ministériels s’explique à la fois par des raisons fonctionnelles et historiques. D’une part, et sauf exception, un ministre est à la tête d’une administration, il a donc besoin d’hommes et de femmes qui la connaissent et puissent la contrôler, a fortiori s’il est lui-même étranger à l’administration – ce qui est le cas pour ⅔ des ministres. D’autre part, lorsqu’un ministre quitte ses fonctions, la tradition est qu’il place ses collaborateurs et collaboratrices sur des postes dont la nomination est à la discrétion du gouvernement. Cette pratique coutumière du « testament ministériel », rationalisée par un décret en 1911, a eu pour effet d’intégrer le passage en cabinet dans le cursus honorum des hauts fonctionnaires. Avoir servi dans un ou plusieurs cabinets est ainsi devenu une condition pour devenir directeur d’administration, à tout le moins un accélérateur de carrière.
Fréquence du passage en cabinet ministériel pour les hauts-fonctionnaires
De 1945 à 1969, ont participé à un cabinet ministériel :
* 65 % des membres de l’Inspection des finances
* 49 % des membres du Conseil d’État
* 46 % des membres de la Cour de comptes
Certes, en théorie, les collaborateurs proposent et les ministres disposent. Mais en pratique, c’est tout autre chose. Comme le note Jean-Michel Eymeri-Douzans (2003), il existe en réalité une grande porosité entre les objets, mais aussi entre les tâches « politiques » et « administratives ». D’abord, parce qu’aucun problème n’est en soi politique ou purement technique, a fortiori au niveau gouvernemental. Ensuite, un ministre n’a pas le temps d’examiner tous les dossiers. Le rôle de son cabinet est précisément de faire le tri et de ne lui remonter que les dossiers « les plus importants » ou jugés « sensibles ». Ce qui laisse une marge d’interprétation et donc de décision importante à ses collaborateurs et collaboratrices. Il faut par conséquent se rendre à l’évidence : très souvent le ministre se contente d’endosser la responsabilité politique des mesures préparées et prises par son cabinet, sous la supervision du directeur de cabinet. Et l’on comprend alors pourquoi il importe que le ministre puisse choisir lui-même son « dir cab ». Or il semble que cela soit de moins en moins souvent le cas.
Une influence variable et conditionnelle
Reste que tous ces constats ne prouvent en rien le pouvoir de l’énarchie sous la Ve République, de même qu’ils n’expliquent pas à eux seuls la technocratisation de l’action publique. Il y a là un saut logique facile à démontrer. Ici comme ailleurs, il ne faut pas généraliser trop vite. Tous les cabinets ministériels n’ont pas le même poids au sein d’un gouvernement. On le mesure notamment à leur taille, à la proportion des grands corps en leur sein, ou encore à leur taux de « réussite » en réunion interministérielle. Un monde sépare les cabinets des ministères « techniques » aux compétences sectorielles (sport, transport, agriculture etc.), qui n’ont guère plus de 7 à 13 membres, et les cabinets des ministères « régaliens » (Économie et finance, Intérieur, Défense, Justice) qui ont souvent des compétences transversales et dépassent les 20 membres. Si les premiers attirent en proportion non négligeable polytechniciens et ingénieurs issus des grandes écoles, les seconds ont pour vivier principal les grands corps de l’État. Ces derniers forment par exemple entre un cinquième et un tiers des effectifs des cabinets Matignon et Bercy. La puissance de ces derniers tient aussi au fait qu’ils s’adossent à de puissantes administrations, richement dotées en moyens humains, contrairement à d’autres cabinets transversaux qui n’en ont pas (typiquement le ministère des droits des femmes).
Ces précisions sont importantes, car les cabinets « roulent » pour leur ministre avant que de servir Matignon et l’Élysée. Aussi, loin de former les différentes composantes d’une équipe servant un seul et même intérêt, les cabinets sont-ils souvent en concurrence. Signe que la conflictualité l’emporte sur la coopération, les demandes d’arbitrages sont de plus en plus nombreuses et le nombre de réunions interministérielles explose. Car aux clivages structurels qui les opposent depuis toujours (par exemple, la Justice versus l’Intérieur, les ministères dépensiers des Affaires sociales ou de l’Éducation nationale versus les économes du Budget), s’ajoutent aujourd’hui d’autres enjeux telle l’allocation des ressources financières dans un budget pétrifié ou encore l’inscription des projets de loi au conseil des ministres. Celle-ci tend en effet à devenir de plus en plus compétitive et incertaine dans un calendrier resserré par le quinquennat et régulièrement bouleversé par des crises et des élections intermédiaires. Or chaque ministre espère marquer son passage au gouvernement par une loi portant son nom. Pour les cabinets, il s’agit donc « de taper fort et vite » pour pouvoir passer devant les autres (Dulong, France, Le Mazier, 2019). La question n’est donc pas tant de savoir quelle est l’influence des cabinets ministériels, mais quels sont les cabinets qui pèsent dans la décision gouvernementale et à quelles conditions.
À cet égard, l’unité du cabinet, autrement dit sa cohésion interne, est sans nul doute une condition nécessaire, à défaut de suffisante, pour s’imposer dans cette compétition intra gouvernementale. Or les cabinets sont de moins en moins homogènes. Comme les autres entourages, ce sont des groupements humains hybrides, où se côtoient des élites diplômées, certes, mais aux habitus différents. En simplifiant un peu, on y rencontre deux types de profil : d’un côté, les « militant.es » qui accèdent au cabinet ministériel en suivant « leur patron.ne » (ou plus rarement un.e dirigeant.e de leur parti) dont ils et elles défendent la carrière politique comme les idées ; de l’autre, les « technocrates » choisis souvent par le directeur de cabinet pour leurs titres scolaires prestigieux et leur réputation de compétence dans tel ou tel domaine. Ces derniers sont moins attachés à la personne du ministre et ont un rapport plus professionnel, voire carriériste, au cabinet. Dans tous les cas, la question qui se pose est dès lors qui servent-ils : le président, leur ministre, l’intérêt général, celui de leur corps ou le leur ?
Une diversification des profils
Lié à cela, on observe depuis les années 1980 une diversification des profils. Si l’administration centrale reste « un boulevard d’accès au gouvernement » (RFAP, 2018), la part des fonctionnaires tend à diminuer et l’orientation politique du gouvernement ne modifie guère les choses. Ainsi, dans les premiers gouvernements du quinquennat de F. Hollande, seulement la moitié des recrues proviennent de l’administration publique. Les énarques y sont deux fois moins nombreux qu’à la fin des années 1970 et les membres des grands corps de plus en plus minoritaires (21 % sous le quinquennat de N. Sarkozy et 16,4 % sous celui de F. Hollande). Ceux-ci se taillent en revanche toujours la part du lion. Car c’est à eux que reviennent les positions les plus élevées dans les cabinets : sous F. Hollande, 53 % des postes de directeurs de cabinet sont occupés par un énarque, très souvent membre d’un grand corps (40,7% contre 11,5 % pour les autres membres). Mais si les cabinets restent contrôlés par la noblesse d’État, ils s’ouvrent en revanche à des acteurs au profil plus politique, en raison notamment du poids croissant de la communication politique et de la professionnalisation des entourages politiques (Boelaert, Ollion, Michon, 2017). Collaborateurs et collaboratrices parlementaires, salarié.es de partis, membres de l’équipe de campagne présidentielle ou de cabinets de collectivités territoriales comptent ainsi pour près d’un quart du personnel en cabinet ministériel entre 2012 et 2014.
Par ailleurs, les carrières de ce personnel sont loin d’être aussi monolithiques qu’on le suppose bien souvent, y compris pour les hauts fonctionnaires (RFAP, 2018). Les éléments de comparaison manquent ici. Mais à s’en tenir au quinquennat de F. Hollande, la grande majorité des recrues ont derrière elles une carrière marquée par au moins deux expériences d’emploi différentes. Ainsi, si les membres des cabinets « hollandais » sont rarement recrutés directement du privé (un peu plus de 10% contre moins de 5 % dans les cabinets du gouvernement Barre), bien plus nombreux sont ceux qui sont passés par le privé. Près d’un quart (24 %) ont en effet occupé un poste dans le privé, et parmi ceux-là 43,7 % durant plus de cinq années. Cette tendance caractérise surtout les conseiller.es en communication, mais les hauts fonctionnaires, en particulier ceux qui dirigent les cabinets, n’y échappent pas. Le temps où les fonctionnaires se contentaient d’aller pantoufler dans le privé après plusieurs années passées dans la haute administration est en effet fini. Aujourd’hui, la règle est aux aller-retour entre les deux sphères, comme en atteste de manière emblématique la carrière d’E. Macron, et les zones grises où sphères privées et publiques s’interpénètrent se sont étendues (France et Vauchez, 2016). En ce sens, la question qui se pose n’est plus tant celle de la technocratisation de l’action publique que celle de la managérialisation de l’État, c’est-à-dire de l’importation des techniques propres au monde des entreprises privées au sommet de l’État.
La féminisation du personnel : un paradoxe ?
Une dernière évolution mérite d’être développée : elle concerne la place des femmes dans ces “états-majors” de la République. Leur part ne cesse de croître sans qu’il soit aisé d’expliquer cette tendance aussi solide que paradoxale.
Sous la présidence d’E. Macron, 40,5% des membres des cabinets ministériels sont des femmes, une part en constante et régulière progression depuis les années 1970. On aurait pourtant pu s’attendre à ce que les femmes y soient largement sous-représentées, pour au moins deux raisons. En premier lieu, le caractère dérobé de ces institutions, leur recrutement opaque et l’influence qu’on leur prête, favorisent a priori peu les femmes. C’est en effet un résultat établi par de nombreuses enquêtes : dans le « contexte paritaire », les femmes sont volontiers mises sur le devant de la scène politique et exclues des coulisses du pouvoir. En second lieu, les cadences de travail particulièrement soutenues associées à ces responsabilités peuvent dissuader les femmes d’accepter ces postes (la moyenne d’âge du personnel en cabinet étant d’environ 40 ans, sans écart entre les sexes), puisque d’importantes inégalités sexuées dans la prise en charge du travail domestique et parental persistent.
Ce robuste processus de féminisation est d’autant plus intrigant qu’il s’effectue sans contraintes légales. Les différentes lois sur la parité votées depuis 2000 en France ne disent rien en effet de la composition sexuée du gouvernement et des cabinets. Elles ont en revanche orchestré la féminisation forcée des assemblées politiques élues (lois de 2000, 2007, 2013 et 2014) [1], des conseils d’administration des grandes entreprises (2011) [2] et de leurs instances de direction (2021) [3], mais aussi des emplois d’encadrement dans la fonction publique (2012) [4]. En croisant les données disponibles (rares concernant les premières décennies de la Ve République), on peut ainsi construire un tableau comparatif de la part des femmes dans ces différents lieux de pouvoir.
Tableau 1 : Évolution de la féminisation de différentes instances du pouvoir [5]
Il apparaît que les cabinets ministériels se féminisent plus tôt et davantage que les autres institutions politiques, la haute administration ou les conseils d’administration. Seuls les quotas imposés par les lois sur la parité dans ces dernières instances permettent une relative égalisation de la proportion des femmes dans les dernières années, entre 40 et 50%. Les cabinets se féminisent également plus précocement que le gouvernement. C’est seulement à partir de la présidence de N. Sarkozy, et plus nettement encore sous celles de F. Hollande et d’E. Macron, que la norme paritaire et la volonté d’afficher de « bonnes pratiques » conduisent les chefs de gouvernement à nommer autant de femmes que d’hommes aux postes de ministre et de secrétaire d’État.
Puisque dans le cas des cabinets, une telle logique « d’affichage paritaire » ne tient pas - leur composition étant largement méconnue du public -, comment expliquer cette féminisation régulière et importante du personnel des cabinets ministériels ? Est-elle le signe que le pouvoir est désormais égalitairement partagé entre femmes et hommes ? Ou révèle-t-elle alternativement que les positions en cabinet ne sont plus guère valorisées par les dominants et deviennent alors accessibles aux femmes ? Au-delà de ces deux visions quelque peu iréniques ou caricaturales, notre enquête menée sur la composition des cabinets ministériels sous la présidence Hollande (entre 2012 et 2014) a mis en évidence des processus plus nuancés.
Une féminisation toute en nuances
La féminisation des cabinets est d’une part le résultat mécanique (bien qu’un peu anticipé) de la féminisation du vivier des entourages partisans (spécialistes en communication, assistantes parlementaires…) et de celle du vivier privilégié de recrutement que reste la haute administration. Si feu l’ENA était juridiquement ouverte aux femmes dès sa création en 1945, les femmes représentaient moins de 4% des admis jusqu’aux années 1970, et il a fallu attendre les années 1980 pour que leur part dépasse les 24 %. Depuis les années 2000, aucune promotion de l’ENA ne compte moins d’un quart de femmes, et leur proportion atteint en moyenne 35 % entre 2001 et 2019 (Favier, 2020). Au-delà des énarques dont la proportion dans les cabinets a eu tendance à s’amoindrir depuis les années 2000, c’est surtout la passerelle entre postes dirigeants de l’administration et cabinets qui a bénéficié aux femmes dans les deux dernières décennies. Cette filière de recrutement favorise l’entrée dans les cabinets de femmes dont les trajectoires militantes et professionnelles antérieures se différencient désormais assez peu de celles de leurs homologues masculins, même si elles sont moins souvent qu’eux passées par les grands corps de l’État.
Une féminisation récente de la haute fonction publique
La haute fonction publique a longtemps été un bastion masculin. Il faut par exemple attendre 1972 pour que soit nommée la première ambassadrice et 1981 pour la première Préfète. Les femmes deviennent toutefois majoritaires parmi les cadres et professions supérieures de la fonction publique d’État au début des années 2000. Mais elles y occupent seulement 12% des emplois d’encadrement supérieur, une part qui progresse très rapidement grâce à l’entrée en vigueur des quotas de la loi Sauvadet de 2012 (26 % en 2012 et 40 % en 2017).
La féminisation des cabinets tient d’autre part à la division sexuée du travail et au caractère genré des carrières des élites politico-administratives françaises, marquées par la circulation entre public et privé, un certain rapport à la temporalité et à la mobilité géographique. Sans surprise, dans les cabinets ministériels comme dans les assemblées élues ou la haute administration, les femmes n’occupent pas les mêmes positions que les hommes [6]. De manière horizontale d’abord, et même si les proportions peuvent varier d’un gouvernement à l’autre, elles sont surreprésentées dans les petits cabinets comme celui du ministère ou du secrétariat aux Droits des femmes, mais aussi dans des ministères plus importants à la Culture, ou encore à la Justice ou au Travail et aux Affaires sociales. Elles sont à l’inverse sous-représentées dans les grands cabinets des ministères régaliens classiques (Économie et Finances, Intérieur…) ou dans des secteurs « d’innovation » (entreprises, transition écologique…). Ensuite, dans la hiérarchie verticale de chaque cabinet, les femmes se heurtent au même plafond de verre qu’ailleurs (Marry et al., 2017) puisqu’elles sont sur-représentées parmi les simples conseiller.es (notamment comme conseillères en communication ou conseillères parlementaires), et sous-représentées aux postes de direction. En 2012, les femmes représentaient 19,8 % des directeurs de cabinet, 22% des directeurs adjoints et 29,5 % des chefs de cabinets. En 2018, la part des femmes progresse légèrement à la direction et direction adjointe (24 %) et plus nettement aux postes plus techniques de cheffes et cheffes adjointes de cabinet (38 %).
La portée de la féminisation des cabinets est enfin à relativiser du point de vue de la fabrication genrée des carrières. Il est utile de rappeler que les femmes accèdent aux postes dirigeants dans l’administration au moment où ces derniers se technicisent et se dévalorisent dans la construction de la carrière des élites françaises. Dans ces milieux marqués par une forte homogamie sociale et par une circulation accrue entre public et privé, les choix de carrière sont souvent négociés à l’échelle de la « maisonnée », les femmes en couple hétérosexuel privilégiant des carrières dans le secteur public afin que leur conjoint pantoufle en toute sécurité (Rouban 2013). L’entrée des femmes en cabinets peut alors se comprendre comme une manière d’accélérer leur carrière par un investissement dans un poste exigeant, mais de courte durée (deux ans et demi en moyenne), et un poste « parisien », leur épargnant la mobilité géographique indispensable aux promotions.
Conclusion
L’étude du rôle des cabinets ministériels dessine ainsi un tableau nuancé. Ces lieux de pouvoir constituent une zone grise qui échappe à certaines des règles fondamentales de la démocratie, notamment la séparation et la hiérarchie entre politique et administration, la transparence, ou encore le recrutement sur concours ou par élection. Cela étant dit, les cabinets ne sont plus une chasse gardée des grands corps de l’État. Leur recrutement se diversifie comme en atteste de manière emblématique leur ouverture aux femmes. Cette féminisation n’est toutefois pas un gage de démocratisation.
Côté ombre, en dépit de leur présence renforcée, les femmes restent encore largement les « petites mains » des cabinets. La figure de « directrice de cabinet » n’est certes plus incongrue, mais rares sont les femmes à participer aux réunions stratégiques restreintes où s’opèrent les arbitrages décisifs. Présentes pour un tiers dans les cabinets du Premier ministre (33 %) ou du Président de la République (34 %) en 2021, elles disparaissent quasiment des « premiers cercles », de l’entourage rapproché des gouvernants, comme l’illustre la composition hiérarchique actuelle du Cabinet du Président de la République.
Côté lumière, les femmes sont désormais presque aussi nombreuses que les hommes dans ces lieux de pouvoir, permettant ainsi sans nul doute de diversifier les expériences et les points de vue du personnel qui prépare l’essentiel des lois et des décrets. Le processus de féminisation accompagne ici le recul de la part des énarques au profit de celle des collaborateurs et collaboratrices, et plus largement, de professionnel.les ayant eu des expériences dans le public et dans le privé avant d’intégrer un cabinet. Cette diversification, importante, reste relative : toutes et tous sont très diplômés et très sélectionnés socialement et appartiennent à l’élite blanche qui circule entre haute administration, direction des entreprises et entourages politiques.
Enfin, l’analyse de ces jeux de contrastes autour de la composition des cabinets ministériels et de leur rôle laisse hors-champ un nouvel acteur central de la décision politique. « L’influence » émane peut-être désormais d’autres instances… L’enquête menée par les journalistes Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, parue le 17 février 2022, révèle ainsi que les gouvernants sont devenus « dépendants » des consultants des cabinets de conseils privés. L’État investirait désormais plus de 730 millions d’euros par an auprès de cabinets de conseil, en particulier anglo-saxons, dévaluant l’expertise de ses propres cabinets et administrations. Cette délégation du conseil vers le secteur privé relativise encore le pouvoir prêté aux cabinets.