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Essai Politique

Les blessures du pouvoir


par Alain Faure , le 23 janvier


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Souvent désignées comme un ressort du pouvoir ou un déclencheur de passions politiques, les émotions en politique restent sous-explorées. Le politiste Alain Faure propose de s’en saisir à partir de l’angle des épreuves et des blessures vécues par les élus.

Le politiste Christian Le Bart a récemment montré, dans une perspective socio-historique, pourquoi les larmes, les rires et les colères des politiques étaient un objet fuyant en sciences sociales (Le Bart 2018). Les travaux académiques qui s’intéressent au tournant émotionnel et aux violences symboliques corporelles du pouvoir n’ont jusqu’à présent abordé le sujet qu’à la condition méthodologique non négociable que ces émotions soient affichées ou même théâtralisées, c’est-à-dire qu’elles relèvent d’expressions visibles, ostensibles et quantifiables. Depuis une décennie cependant, des enquêtes originales s’intéressent aussi aux ressorts psychiques et intimistes plus souterrains qui travaillent les engagements politiques. L’objectif est de prendre en compte des passions et des déraisons qui relèvent d’épreuves intérieures invisibles à l’œil nu, mais qui jouent potentiellement un rôle dans la formation des opinions, dans la construction des représentations et même dans les comportements politiques. C’est l’hypothèse retenue par Pierre Rosanvallon pour analyser la crise de défiance des Français vis-à-vis du politique lorsqu’il questionne explicitement les ressentis personnalisés de détresse et de désarroi des Français (Rosanvallon 2021). Du côté de la science politique, de nombreux travaux s’intéressent aux dispositifs émotionnels dans les mouvements sociaux et au sein des sphères militantes, mais sans jamais prendre en compte ce que les psychologues nommeraient les émotions éprouvées. Récemment, des chercheurs ont esquissé des hypothèses sur la façon dont les ressentiments politiques pouvaient être instrumentalisés aux extrêmes de l’échiquier partisan [1].

En revanche, il n’existe pas de corpus scientifique sur les ressentis politiques des personnes qui détiennent et exercent le pouvoir. Les élites politiques semblent pourtant confrontées à des épreuves émotionnelles particulièrement intenses et prégnantes. D’où une question en première lecture assez simple : dans quelle mesure ces affects personnalisés de nature sensorielle et psychique interfèrent-ils avec les façons de faire de la politique ? Quel rôle les leviers de l’intime, de l’inconscient et du subconscient jouent-ils dans la compétition électorale et dans l’art de gouverner ? En quoi par exemple les blessures d’amour propre et les déchirements interpersonnels provoquent-ils des fragilités et des aveuglements qui transforment l’agir politique ?

Pour creuser cette piste, nous partirons de résultats tirés d’enquêtes menées sur l’exercice du pouvoir local en France, en Italie, au Japon et au Canada (Faure 2021). Nous avons rencontré en tête à tête plus de deux cents responsables politiques de grandes collectivités territoriales, avec, pour chaque entretien, un temps très conséquent orienté sur les épreuves émotionnelles qui ont pu jalonner leur parcours de vie. Ce sont des données que les enquêtes centrées sur l’observation des faits sociaux et de la domination politique ignorent ou n’intègrent pas dans leurs grilles d’analyse. Pourtant, quand les gouvernants évoquent la politique à fleur de peau, ils mettent en récit des ressentis qui diffèrent des expressions émotionnelles affichées en public. Nous faisons l’hypothèse que ces données sensibles éclairent l’énigme du goût du pouvoir sous un jour nouveau.

Des précisions méthodologiques s’imposent ici. Les entretiens individualisés ont toujours été réalisés sous la promesse de la confidentialité et de l’anonymisation des données. Cette condition nous est apparue, à l’usage, décisive pour susciter non seulement des paroles sincères, mais aussi de véritables confessions (nous y reviendrons). Les résultats tirés de ces verbatim permettent d’ouvrir trois chantiers définitionnels. Le premier concerne les blessures et les traumatismes situés dans l’enfance des élus. Les récits collectés montrent des empreintes émotionnelles enfouies qui souvent surdéterminent leur appréhension des questions d’ordre, d’autorité et de justice. Le second chantier concerne le récit des étonnements et des élans d’enthousiasme qui accompagnent leurs premiers combats électoraux. L’exposition de soi dans l’arène provoque visiblement un puissant cocktail d’excitation, de joie et de fierté qui relie l’engagement politique à la découverte d’une communauté d’acteurs et à l’attachement passionné. Le troisième chantier enfin concerne les récits qui décrivent les sentiments d’invulnérabilité, mais aussi d’impuissance éprouvés quand les élus endossent le rôle de représentation dans ses composantes symboliques. L’incarnation politique provoque une charge émotionnelle saturée de certitudes, d’aveuglements et de déchirements. Nous faisons l’hypothèse que l’analyse de ces trois dimensions, qui sont peu investiguées dans les recherches en sciences sociales, pourrait utilement enrichir les savoirs académiques, et tout particulièrement en science politique, sur les enjeux classiques de socialisation, de territorialité et d’éligibilité.

Empreintes et traumatismes de l’enfance

La première énigme concerne les expériences émotionnelles survenues dans l’enfance des individus et qui, une fois devenus adultes, vont influencer leur représentation du collectif et de l’autorité. Dans les récits de vie où ils évoquent ces expériences, les élus décrivent des émotions enfantines qui laissent des traces. Ces tempêtes émotionnelles, pour faire écho aux travaux en psychologie clinique (Guéguen 2017), caractérisent un moment de socialisation pré-politique marqué par l’immaturité du cerveau des enfants face à la complexité du monde des adultes. Dans les entretiens que nous avons menés auprès des élus locaux, nous avons consacré un temps conséquent des échanges au récit de ces souvenirs pour savoir comment les élus ont fait l’apprentissage de l’ordre, de la justice ou encore de la solidarité dans leur enfance.

Si les réponses nous ramènent sans surprise à la singularité de chaque trajectoire de vie, une donnée mérite mention pour sa récurrence : tous nos interlocuteurs insistent sur l’intensité de drames situés au cœur de leur histoire familiale et scolaire. Ces souvenirs, qui relatent des événements fondateurs, des ruptures et des traumatismes, occupent une place surdimensionnée sur le plan émotionnel. Dans la façon dont ils en parlent, on perçoit que ces blessures affectives les ont marqués dans leur chair. Il faut aussi souligner que les élus relient systématiquement ces traumatismes à ce qu’ils considèrent comme une acuité précoce aux inégalités, aux injustices et aux violences du monde. On constate enfin une absence totale de lien entre la nature de leur témoignage et leur profil sociopolitique. Quelles que soient la nationalité, l’origine sociale, l’orientation politique et même la génération, les élus racontent dans des termes assez similaires les troubles et les lueurs qui irriguent leur perception enfantine du pouvoir et de l’autorité. Le résultat est inattendu et il mérite d’être souligné : la nature des empreintes émotionnelles enfantines n’est pas corrélable avec les choix partisans et idéologiques qu’ils afficheront dans leur adolescence et à l’entrée dans vie adulte.

Les conditions de recueil de ces données appellent quelques précisions dans la mesure où la méthodologie adoptée conditionne les résultats. Le protocole d’entretien avec les élus s’appuie sur la promesse d’une stricte anonymisation des verbatim, et durant l’entretien, les confidences et les introspections sont encouragées et même valorisées. Ce dispositif d’entretien procède donc d’une écoute où le chercheur sollicite un travail de mémoire spécifique, avec des interactions qui rappellent les démarches inductives et introspectives du thérapeute ou du psychanalyste (Faure 2016). Les données collectées concernent des ressentis le plus souvent enfouis dans la mémoire ou indicibles. Ils informent le chercheur sur le rapport juvénile des futurs élus à l’autorité parentale, à la filiation, à la mort, à la peur ou encore à l’amour. La technique du divan donne ainsi accès à un registre émotionnel qui est peu documenté hormis les cercles savants de la psychologie comportementale et de la psychanalyse. Elle révèle la capacité des individus à la résilience (Cyrulnik 2014).

Au terme de centaines d’entretiens appliqués avec le même protocole, deux résultats saillants méritent attention. Le premier est que les récits traumatiques sont les mêmes dans les quatre pays étudiés malgré une expression et un affichage des émotions fort différents selon chaque contexte culturel et institutionnel. Au Japon par exemple, les maires de grandes villes et les gouverneurs rencontrés affichent, en apparence et au premier abord, une absence totale et explicite d’émotions et de ressentis personnalisés tandis qu’en Italie, les éclats de rire et la complicité relationnelle sont immédiats. Dans les deux cas pourtant, lorsque l’entretien explore le jardin secret des émotions premières, des confidences intimistes fort semblables sont recueillies sur l’identité, l’altérité et la confiance en soi. Tout se passe comme si les empreintes enfantines relevaient d’invariants affectifs qui précèdent les équations politico-administratives et culturelles et qui, d’une certaine façon, leur échappent ou les dépassent.

Le second résultat est que les élus reconnaissent volontiers que ces épreuves émotionnelles fondatrices ont joué parfois un rôle déterminant dans leur façon de gouverner. Le constat est notamment prégnant sur la description des épisodes de gestion de crise. Dans les contextes d’incertitude et de tension, lorsque les médiations classiques sont absentes, déficientes ou inopérantes ou lorsque l’urgence appelle des choix tranchés, les responsables politiques rencontrés font l’aveu que leurs décisions sont alors sous l’influence directe de repères et de valeurs inspirés de ces marqueurs traumatiques pré-politiques. Les témoignages concernent des choix engagés dans des champs d’action publique aussi divers que l’éducation, la sécurité, la solidarité ou l’écologie. La référence à l’enfance est une résilience intériorisée de résistance, dans les situations de crise, au monde raisonné et rationalisé des adultes.

Ceci est notre première énigme sur les épreuves émotionnelles et sensorielles du pouvoir et elle touche sans exception tous les responsables politiques que nous avons mis « sur le divan ». Les ressentis traumatiques gravés dans le subconscient et la psyché des futurs élus formatent en profondeur leur goût du pouvoir et leur appréhension politique de la vie en société.

Les attachements et les lieux de l’enthousiasme

La deuxième énigme se situe sur la séquence de l’engagement politique à proprement parler. Lorsqu’un individu s’implique pour la première fois dans un combat politique, il est soumis à des épreuves émotionnelles qui sont assez bien documentées en termes de capital social et de rapports de domination. On sait cependant peu de choses sur la matérialité corporelle et sensorielle de cette première exposition de soi. Or nos enquêtes repèrent ici une récurrence étonnante : tous les (futurs) élus racontent l’épreuve de feu du premier combat électoral comme une expérience exceptionnelle, à la fois déstabilisante et exaltante. Quel que soit leur degré d’éligibilité au sens anthropologique (nous y reviendrons plus loin), les néo-candidats insistent sur le plaisir vif qu’ils ont éprouvé à se lancer corps et âme dans la campagne pour argumenter, convaincre, déjouer, séduire, contester, démentir, riposter… Les récits de campagne montrent qu’au fil des réunions préparatoires, des négociations et des bains de foule, l’expérience électorale produit un élan émotionnel qui convoque et exacerbe tous les sens. Les candidats parlent d’une transformation intérieure et corporelle. Ils se mettent en avant, ils s’investissent sans compter, ils nouent des amitiés indéfectibles, ils font des rencontres déterminantes avec des mentors… Dans leur mémoire, la campagne leur a donné accès à un théâtre sensible débordant d’initiations, de découvertes et de rebondissements. Le combat est incertain, il se nourrit de promesses et d’espoirs. Les témoignages martèlent en boucle une forme peu documentée d’entrain et d’émerveillement : l’entrée en politique est une séquence chargée d’adrénaline et saturée d’interactions inoubliables. Notons que l’on retrouve parfois la texture émotionnelle de ces éléments dans les récits autobiographiques (Faure 2023).

Pour décrypter ces empreintes si particulières, des historiens ont ouvert depuis longtemps un espace de recherches sur l’historicité des perceptions sensorielles (comme Alain Corbin et Hervé Mazurel [2]). En écho aux travaux de Norbert Elias et de Michel Foucault, nombreux sont les travaux qui soulignent par exemple que les expériences corporelles sont situées à la fois spatialement et temporellement. La revue « Sensibilités » [3] explore avec méthode cette entrée par les affects en étudiant le rapport des individus à l’intime, au désir et à la mort. Dans cette veine intellectuelle, certains travaux proposent des rapprochements disciplinaires audacieux pour mettre en connexion les apprentissages sociaux et les maturations biologiques (Deluermoz et al. 2018). Cet attrait scientifique pour le monde sensible n’est pas limité à l’histoire. Des hybridations scientifiques originales sont aussi menées en psychiatrie sur le rôle de la lumière (Deisseroth 2022), en philosophie sur les images (Didi-Huberman 2023) et sur l’intime (Marin 2023), en sociologie sur les sidérations collectives (Truc 2016) et les rêves (Lahire 2018).

Il nous semble que ces explorations sur le sensible pourraient inspirer les travaux sur le pouvoir et tout particulièrement sur les ressorts sensitifs et sensoriels qui caractérisent l’entrée en politique des individus. C’est la deuxième énigme des épreuves intérieures du pouvoir. Dans leurs composantes sensibles, les confidences collectées dans nos enquêtes racontent toujours un phénomène singulier d’enthousiasme et même d’émerveillement. En découvrant la politique, les individus manifestent un sentiment d’excitation, de plaisir et de joie à la fois pour une communauté d’acteurs et pour un lieu.

À ce stade, nous optons pour un bref détour par l’ornithologie et la philosophie. Dans son archéologie des savoirs sur la façon dont les oiseaux habitent le monde, Vinciane Despret a repéré l’importance de la façon corporelle et sensitive dont les oiseaux investissaient leur écosystème (Despret 2019). En recensant les travaux les plus récents qui questionnent par exemple le rôle du chant des oiseaux pour se connecter et s’adapter à un environnement, la chercheure a mis en évidence le rôle déterminant que jouaient leurs dispositifs d’enthousiasme. Le territoire n’est pas seulement un lieu à défendre par nécessité, c’est aussi et surtout un espace de cohabitation sensible. Alors que les ornithologues ont longtemps focalisé l’attention sur les fonctions vitales de subsistance, de protection et de reproduction, la philosophe pointe des travaux récents qui montrent que l’intégration des oiseaux sur un espace donné se construit d’abord autour de la fonction symbolique du chant. Les oiseaux respirent et s’attachent à leur environnement dans une vibration musicale nourrie de rythmes, de mouvements et de mémoires.

En sociologie, cette façon de reconsidérer la place et la relation du « vivant » à son territoire et à la nature fait l’objet d’une littérature scientifique nouvelle. On pense aux travaux en vogue sur les ontologies de la terre personnifiée avec Bruno Latour, à ceux sur la cosmopolitique avec Philippe Descola ou encore à ceux sur la vie des plantes avec Emanuele Coccia (Truong 2021). Les sensibilités s’invitent dans les sciences sociales sur le double constat que d’une part leur agencement conditionne une atmosphère et un esprit des lieux, et d’autre part que cette communauté (qui inclut les mondes animal et végétal) produit des normes et des valeurs.

Mais ces travaux n’abordent qu’à la marge la dimension politique de l’équation. Plus exactement, ils s’inscrivent dans un schéma du pouvoir où les affects des élites politiques sont au mieux ignorés, au pire disqualifiés. Il manque à toutes ces ouvertures des travaux sur le rôle que jouent l’enthousiasme et la joie dans les vocations politiques, sur les ivresses initiales des élus qui s’engagent corps et âme en politique. Que nous disent ces émerveillements et ces passions qui sont récurrents dans les témoignages ? La question nous entraîne sur deux zones d’ombre dans l’analyse des passions politiques.

La première concerne les attachements interpersonnels qui marquent la première expérience de compétition électorale. Pour décrire cette séquence, les élus parlent de leur allégresse à s’exposer dans l’arène électorale, de leur jubilation à partager des valeurs, de leur entrain à convaincre un auditoire. Placés en première ligne au cœur d’un milieu particulièrement dense en interactions humaines, les candidats participent à une effervescence affective qui restera à jamais gravée dans leur mémoire. Les essais de Belinda Cannone sur les ressorts de la passion donnent quelques clés sur cette dynamique. L’auteure emprunte notamment la voie littéraire et romanesque pour détailler les secrets d’initiés où toujours « le désir existe avec et pour l’autre » [4]. Les saisissements de la première campagne nous renseignent sur des marqueurs qui deviendront des points de référence dans leur future vocation politique.

La seconde zone d’ombres concerne la territorialité émotionnelle de la politique, l’impact du lieu où les désirs et les émerveillements des gouvernants sont éprouvés. Dans la compétition électorale, les candidats s’engagent sur un espace donné avec ferveur, souvent même dans l’exaltation. Au sens viscéral du terme, ils habitent un territoire en s’imprégnant des composantes physiques, culturelles et symboliques du lieu. Il apparaît donc que l’enthousiasme avec les autres opère dans une communion située : les paroles, les gestes et les attitudes sont matérialisés au cœur d’un ordre politique local précis (Faure 2022). On s’inspirera ici des analyses du philosophe Baptiste Morizot quand ce dernier invite les analystes à désincarcérer l’affect de l’émerveillement. L’enthousiasme représente à la fois « la joie de l’existence, et d’en être » [5]. Au-delà de l’émotion esthétique individuelle, c’est aussi un geste politique territorialisé au sens où le futur élu entre en politique en éprouvant la sensation positive d’un lien corporel entre un lieu et des individus.

Les surcharges émotionnelles de l’incarnation politique

La troisième énigme enfin concerne spécifiquement l’analyse de la séquence politique où les gouvernants incarnent leur fonction en la personnalisant à outrance et dans toutes formes d’excès sur le plan relationnel. À l’abri des caméras et des micros, la vie politique semble surchargée de passions, de pulsions, d’affronts et de trahisons. Cet envers du décor est bien scénarisé dans des séries célèbres comme Baron noir ou Borgen : le cœur des intrigues politiques tient dans la nature paroxystique de relations interpersonnelles. Des polististes documentent aujourd’hui la façon dont les œuvrent de fiction éclairent l’exercice du pouvoir (Lefebvre et Taïeb 2020). Le quotidien des élus est rythmé de sentiments passionnels et exacerbés où s’entremêlent des questions d’égocentrisme, des attitudes corporelles, des déchirements et des trahisons. L’intime et le domestique s’y invitent au fil de liaisons tumultueuses entre le corps, le sexe et la politique. Ces liaisons imprègnent le métier politique, peut-être même le conditionnent-elles (Benedetti et Dupy 2023). Dès lors que les élus incarnent corporellement leur fonction dans la passion, parfois jusqu’à la déraison, l’hystérie ou la mégalomanie, il semble nécessaire de mieux détailler la nature et la logique de ces surcharges émotionnelles.

Pour avancer sur cette piste, une option consiste à se mettre dans la peau des élus, à l’instar des historiens qui se placent dans la subjectivité et dans l’émotivité du point de vue des acteurs étudiés (Jablonka, 2014). L’égo-politique de l’élu n’est pas seulement le produit de traits de caractères et d’une position sociale, il se forge aussi dans une expérience sensible de l’éligibilité et de la compétition politique. Notons ici qu’initialement, la notion d’ego-politique a été développée par le politiste Christian Le Bart pour qualifier les stratégies de communication axées sur la fragilité compassionnelle. C’est le constat que pour se faire réélire, les élus surjouent les cartes de l’empathie et de la proximité auprès des électeurs (Le Bart 2013). Celui-ci souligne aussi que la propension à mettre en récit la sincérité, l’exemplarité et l’authenticité de leur parcours ne relève pas que de la stratégie ou de la manipulation. L’évolution est concomitante de la montée de l’individualisme, période où les partis et les corps intermédiaires perdent en légitimité. Les électeurs abordent les élections dans la défiance et au filtre premier d’indignations et de colères. Pour coller à cette démocratie émotionnelle en formation, les gouvernants se doivent de privilégier l’empathie en apprenant, pour reprendre une belle formule du sociologue, à pleurer pour gouverner.

L’approche par l’ego-politique permet de décrypter les excès émotionnels du métier politique et de mieux cerner les ivresses et les névroses provoquées par l’incarnation. La légitimité tirée des urnes porte certes sur un programme électoral, sur des rapports de force partisans et sur des compétences gestionnaires. Mais dans tous les témoignages, les élus insistent sur un jeu de rôle structuré par le sentiment ambivalent d’admiration et de répulsion que leur renvoient en permanence leurs électeurs.

La situation fait penser à une note critique de recension particulièrement sévère sur l’ouvrage de Pierre Clastres La société contre l’État [6]. L’anthropologue défendait (sans succès auprès des politistes) l’idée que dans son essence même, l’autorité politique du leader n’est pas coercitive, mais qu’elle se construit dans un rapport culturel, esthétique et sensuel à la communauté (Clastres 1977). Dix ans plus tard, cette idée d’un devoir de parole du leader attaché à des prédispositions gestuelles et oratoires a été développée par Marc Abélès dans son enquête consacrée à la vie politique communale et cantonale dans le département de l’Yonne (Abélès 1989). L’anthropologue montre comment l’élection s’apparente à un rituel consacrant le consentement au pouvoir sur des critères très différents d’une commune à l’autre. Il souligne que l’éligibilité territoriale, au sens anthropologique du terme, précède et détermine les règles de la représentation politique. La compétition électorale est un théâtre d’ombres dans la mesure où la sélection se fait en amont et sur des critères d’incarnation fort éloignés des logiques de gestion ou de représentation. Quinze ans plus tard, le chercheur a théorisé cette microphysique des pouvoirs en invitant les analystes à penser la représentation au-delà de l’État (Abélès 2014). Mais ce courant d’analyse n’a pas vraiment fait florès. Dans le champ de la science politique, l’essentiel des recherches sur les élites politiques locales reste attaché à des modèles explicatifs qui privilégient l’étude des mécanismes de domination, d’instrumentalisation et de reproduction sociale (Douillet et Lefebvre 2017).

Notre troisième énigme concerne précisément cette symbolique mal documentée des surcharges émotionnelles et symboliques à partir desquelles les élus incarnent un territoire. Cet angle mort des analyses appelle un décentrement du regard qui fait pour partie écho à la célèbre théorie des deux corps du roi proposée par Ernst Kantorowicz en 1957. Le philosophe y expliquait que le Roi était certes divin par la grâce du pouvoir qu’il exerçait et qu’il transmettait, en tant que garant intemporel du consentement des individus à l’autorité. Mais il ajoutait que le souverain avait aussi un corps charnel et faillible, fait de chair et de passions, et que sans cesse ses sujets jugeaient ses comportements et ses attitudes à cette aune. On retrouve en permanence cette dualité du spirituel et du corporel pour les élus. Ils sont adulés pour leur capacité symbolique à incarner la communauté, mais sans cesse jugés et critiqués dans leur façon corporelle de gouverner. Les frissons troubles et les excès de l’incarnation politique proviennent de ce cocktail équivoque.

L’humaine faiblesse…

« Non seulement les politiques sont autorisés à ressentir, à exprimer, voire à flancher, mais ils peuvent désormais le faire pour des raisons qui les concernent personnellement. L’humaine faiblesse est politiquement recevable » (Le Bart 2018)

En France, la place des émotions dans les arènes politiques est longtemps restée pour la science politique un objet d’étude secondaire, au mieux exotique ou technique, au pire illégitime ou psychologisant, et ce malgré les travaux précurseurs en sociologie politique (Braud 1971, Ansart et Haroche 2007).

En conclusion, si l’on trouve depuis une décennie des enquêtes novatrices qui s’intéressent aux émotions exprimées et affichées vues sous les angles de leur instrumentalisation politique et de leur faculté à favoriser des émancipations (Traïni 2019, Blondiaux et Traïni 2018), on dispose de peu d’éléments sur les ressentis, sans doute parce que ces données sensibles posent de redoutables problèmes méthodologiques et théoriques dès lors qu’il faut les répertorier, les objectiver et les conceptualiser.

Peut-on pour autant se dispenser de toute controverse scientifique sur la démocratie sensible au motif que les épreuves intérieures du pouvoir sont une terra incognita ? L’actualité politique ne manque pas d’exemples où l’exercice du pouvoir paraît lié à ces ressorts intimistes et sensoriels. Au national, les exemples sont nombreux de gouvernants qui passent abruptement de l’image du sauveur à celle de l’oppresseur, qui s’isolent de façon radicale, qui s’engagent dans l’hyper communication personnalisée au sein des réseaux sociaux... Les enquêtes en immersion permettent aussi d’observer les dérives narcissiques, messianiques ou égocentrées. Les émotions fortes induisent des comportements qui se situent parfois à la lisière du pathologique et de la souffrance mentale. On pense aux burn-out dans l’exercice du pouvoir (comme au Danemark) et à l’hyper violence interpersonnelle des guerres de succession au sein des instances partisanes, mais aussi aux nouvelles stratégies genrées de retrait argumentées sur la responsabilité (comme celles des Premières ministres écossaise et néo-zélandaise).

Dans la conclusion de son ouvrage sur les émotions du pouvoir, Christian Le Bart soulignait que les « faiblesses humaines » de l’homo politicus sont au centre du jeu politique contemporain et il plaide pour que des travaux exploratoires soient engagés qui dépassent les oppositions binaires, certes critiquées, mais persistantes, entre la raison et l’émotion, entre l’intime et le politique. Les traumatismes, les enthousiasmes et les aveuglements des élus sont autant d’énigmes scientifiques qui donnent l’occasion de s’aventurer sur ce chemin.

par Alain Faure, le 23 janvier

Aller plus loin

Références bibliographiques
 Abélès Marc, Jours tranquilles en 89. Ethnologie d’un département français, Odile Jacob, 1989
 Abélès Marc, Penser au-delà de l’État, Belin, 2014
 Ansart Pierre, Haroche Claudine, Les Sentiments et le politique, L’Harmattan, 2007
 Benedetti Arnaud, Dupy Vincent, 2023, « Sexe, corps et politique : des liaisons tumultueuses », Revue Politique et Parlementaire, n° 1106, 2023
 Blondiaux Loïc, Traïni Christophe, La démocratie des émotions, Presses de SciencesPo, 2018
 Braud Philippe, Le jardin des délices démocratiques, Presses de la FNSP, 1971
 Clastres Pierre, La société contre l’État, Éditions de Minuit, 1974
 Corbin Alain, Mazurel Hervé, Histoire des sensibilités, PUF, 2022
 Cyrulnik Boris, Les âmes blessées, Odile Jacob, 2014
 Deisseroth Karl, Les Fils tressés de nos sentiments. Vers une nouvelle science des émotions, Dunod, 2022
 Deluermoz Quentin, Dodman W. Thomas, Mazurel Hervé, « Controverses sur l’émotion », Revue Sensibilités, n° 5, 2018
 Despret Vinciane, Habiter le monde en oiseau, Actes Sud, 2019
 Didi-Huberman Georges, Brouillards de peines et de désirs. Faits d’affects 1, Seuil, 2023
 Douillet Anne-Cécile, Lefebvre Rémi, Sociologie du pouvoir local, Armand Colin, 2017
 Faure, Alain, Des élus sur le divan. Les passions cachées du pouvoir local, PUG, 2016
 Faure Alain, « Les empreintes singulières des émotions premières des élus locaux. Voyage en ego-politique et en démocratie sensible », Lien social & Politiques, n°86, 2021
 Faure Alain, « Passions territoriales. Que nous disent-elle de l’exercice du pouvoir ? », Multitudes, n° 86, 2022
 Faure Alain, « La politique entre l’émerveillement et l’impuissance… Retour sur deux introspections autobiographiques », in Treille E. & Le Bart C., Les livres des politiques, PUR, 2023
 Guéguen Catherine, « Le cerveau de l’enfant », L’école des parents, vol. 622, n 1, 2017
 Jablonka Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine, Seuil, 2014
 Kantorowicz Ernst, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, 1989
 Lahire Bernard, L’interprétation sociologique des rêves, La Découverte, 2018
 Le Bart Christian, L’Égo-politique. Essai sur l’individualisation du champ politique, Armand Colin, 2013
 Le Bart Christian, Les émotions du pouvoir : larmes, rires, colères des politiques, Armand Colin, 2018
 Lefebvre Rémi, Taïeb Emmanuel, Séries politiques. Le pouvoir entre fiction et vérité, De Boeck, 2020
 Marin Claire, Les débuts : par où recommencer ?, Éditions Autrement, 2023
 Rosanvallon Pierre, Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Seuil, 2021
 Traïni Christophe, Émotions… Mobilisation !, Presses de Sciences Po, 2019
 Truc Gérôme, Sidérations. Une sociologie des attentats, Puf, 2016
 Truong Nicolas, Les penseurs de l’intime, L’Aube Le Monde, 2021.

Pour citer cet article :

Alain Faure, « Les blessures du pouvoir », La Vie des idées , 23 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-blessures-du-pouvoir

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À lire aussi


Notes

[1- Bousquet David, Palau Alexandra, 4 avril 2023, « En Espagne, en Italie et ailleurs : quand la rhétorique populiste joue sur l’émotion », The Conversation- Ivaldi Gilles, 2 juillet 2023, « Le populisme, c’est l’exploitation politique du ressentiment », Le Monde

[4Belinda Cannone, 23/09/2019, « L’amour et le désir ne sont pas sur les mêmes temporalités », Le Monde

[5Baptiste Morizot, 04/08/2020, « Il faut politiser l’émerveillement », Le Monde

[6Birnbaum Pierre, 1977, « Sur les origines de la domination politique », Revue Française de Science Politique, n°27

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