Ce texte est extrait du volume coordonné par Alain Corbin & Hervé Mazurel,
Histoire des sensibilités, Puf/ Vie des idées, paru 21 septembre 2022.
Ont participé à cet ouvrage Damien Boquet, Alain Corbin, Quentin Deluermoz, Thomas Dodman, Hervé Mazurel, Sarah Rey, Anouchka Vasak, Clémentine Vidal-Naquet.
Longtemps, l’histoire des sensibilités est restée le fait de quelques pionniers. Sans doute parce qu’écrire l’histoire de la vie affective des individus et des sociétés d’autrefois est un projet aussi captivant qu’incertain. Seulement voilà : s’y refuser, c’est compromettre aussitôt ce voyage dans le temps qu’est l’histoire.
Le risque est de nous projeter tels que nous sommes dans le passé, en attribuant nos désirs, nos émotions, nos sentiments et autres fantasmes aux femmes et aux hommes d’autrefois. À laisser croire à leur constance au fil des siècles, on écrase la différence des temps, la distance culturelle qui sépare le jadis de l’aujourd’hui. Aussi l’histoire des sensibilités travaille-t-elle à l’étude des variations locales, sociales et historiques des perceptions sensorielles, des goûts et des dégoûts, de l’expression des émotions comme des formes de l’affection. Elle s’efforce de retrouver des façons de sentir et de ressentir, des manières de s’émouvoir et de s’attacher, ainsi que des modes de présence au monde aujourd’hui disparus. Sans quoi l’on resterait incapables in fine de peindre ces manières différentes, hier, d’être à soi, aux autres, au monde et à un éventuel au-delà.
L’autre danger ici est de prêter inconsciemment aux acteurs historiques (du fait d’un rationalisme intellectuel hérité en Occident d’une très longue tradition de dévalorisation des sens comme de l’émotion) un rapport par trop raisonné et raisonneur au monde qui était le leur. Comme l’écrit Norbert Elias :
Toute recherche qui ne vise que la conscience des hommes, leur “ratio” ou leurs “idées”, sans tenir compte aussi des structures pulsionnelles, de l’orientation et de la morphologie des émotions et des passions, s’enferme d’emblée dans un champ de fécondité médiocre [1].
Reprenant à nouveaux frais la question des relations du corps et de l’esprit, comme le partage nature-culture, cette histoire-là autorise de riches déplacements dans l’articulation concrète des histoires singulières et des expériences collectives. C’est l’un des objectifs de ce petit livre que de montrer, à travers quelques exemples historiques situés, tout ce que ce savoir indiciaire sur les cultures sensibles et les régimes affectifs d’hier et d’aujourd’hui peut apporter à l’intelligence des sociétés.
Généalogie(s)
Reste que la généalogie de l’histoire des sensibilités s’avère plus riche et capricieuse qu’on ne le pense d’ordinaire.
Il est d’usage en effet de renvoyer sa naissance au texte inaugural de Lucien Febvre qui, en 1941, invitait à une histoire de la « vie affective et de ses manifestations » :
La sensibilité et l’histoire : sujet neuf. Je ne sais pas de livre où il soit traité. Je ne vois même pas que les multiples problèmes qu’il engage se trouvent formulés nulle part. Et voilà donc (qu’on pardonne à un pauvre historien ce cri d’artiste) – et voilà donc un beau sujet ».
L’illustre historien voyait dans cette histoire des affects l’arme la plus sûre pour lutter contre l’anachronisme psychologique, « le pire de tous, le plus insidieux, le plus grave ». Car elle ouvrait la voie à une psychologie historique véritable et hautement nécessaire :
Tant de gens s’en vont qui se désolent à chaque pas : plus rien à découvrir, paraît-il, dans des mers trop frayées. Qu’ils se plongent dans les ténèbres de la psychologie aux prises avec l’histoire : ils reprendront goût à l’exploration » [2].
L’appel de Febvre resta pourtant sans écho immédiat. En dehors de Robert Mandrou, très peu se risquèrent à y répondre [3]. Le paysage des années 1950 et 1960 était dominé en France par l’histoire sérielle et quantitative. Dans le sillage de Fernand Braudel et d’Ernest Labrousse, l’heure était aux grandes enquêtes collectives d’histoire sociale et économique et à l’affirmation de la scientificité d’une discipline alors inquiète de sa prééminence et de l’essor d’autres sciences sociales – l’anthropologie structurale en tête.
C’est dans l’ombre de l’histoire des mentalités que ce projet s’est finalement réaffirmé. À bas bruit. Singulièrement dans les pas de Philippe Ariès, de Georges Duby, de Jacques Le Goff, d’Alphonse Dupront, de Jean Delumeau, de Jean-Paul Aron ou encore de Jean-Louis Flandrin. En s’efforçant de retrouver l’atmosphère mentale d’autres époques, tous contribuèrent à leur façon à inscrire les faits de sensibilité dans la démarche historienne. L’avènement au cours des années 1970 d’une histoire du corps joua également un rôle décisif. Il n’est que de juger de l’influence majeure qu’exerça Michel Foucault sur la génération montante – Surveiller et punir (1975) en particulier.
On pense d’abord à Arlette Farge. Scrutant la parole rare des humbles du passé, l’historienne a toujours refusé de considérer l’émotion ressentie au contact de l’archive comme un obstacle. De ce remuement, elle sut toujours au contraire faire une force d’intellection [4] pour retrouver l’expérience vive des acteurs d’autrefois. D’où sa capacité sans pareil à reconstituer les tourments et effusions des mondes populaires du XVIIIe siècle [5]. Rappelons aussi la trajectoire de Georges Vigarello qui, parti de ses travaux sur le corps redressé, s’est attaché à décrire l’affirmation du sentiment de soi à partir de l’histoire des sens internes et de la perception du corps, mais aussi à traquer dans l’histoire longue des émotions la lente construction de l’espace psychique dans la conscience occidentale [6].
L’impulsion décisive vint cependant d’Alain Corbin, lui qui, au tournant des années 1990, relança un projet explicite d’histoire des sensibilités. Le mâtinant d’anthropologie plus encore que de psychologie, il ne cessa plus de démonter, livre après livre, l’historicité des systèmes de perceptions, d’émotions et d’appréciations. Infatigable explorateur, il traça ainsi un vaste espace d’enquêtes relatif à la genèse historique de notre monde sensible et aux évolutions pluriséculaires de la configuration du désiré et du rejeté, de l’attirant et du repoussant, de l’agréable et du désagréable, du tolérable et de l’intolérable [7]…
Prenons garde cependant d’occulter tout ce que ces grandes avancées historiographiques durent à la puissante sociologie historique des affects déployée par Norbert Elias dans Le processus de civilisation (1939) – un livre qui ne fut véritablement reçu et célébré qu’au milieu des années 1970 [8]. Il y a là, dans ce projet contemporain de celui de Febvre, comme une généalogie cachée de l’histoire des sensibilités.
Ce qui affleure dans le projet éliasien, c’est toute une tradition en langue germanique sur laquelle Febvre ne s’était pas étendu, en pleine période d’Occupation. Ce dernier ne cacha certes pas son attachement au fameux livre de Johann Huizinga, L’automne du Moyen Âge (1919), qui soulignait l’« âme violente et passionnée » des xive et xve siècles et faisait le tableau d’une époque de grande instabilité émotionnelle (La société féodale de Marc Bloch y fait aussi écho). Chez Huizinga, Elias comme Febvre puisèrent une lecture de l’histoire longue de l’Occident en termes de rationalisation lente des comportements et de maîtrise croissante des émotions spontanées. Febvre, en revanche, ne s’arrêta guère ici à la figure de Jacob Burckhardt, qui voyait pourtant dans l’histoire une « science du pathos » et décrivit le développement de l’individu dans l’Italie de la Renaissance en faisant place à l’étude de l’envie, de l’ambition, de la colère ou de l’amour. En écho à son maître bâlois, Nietzsche d’ailleurs, dès 1886, interpellait les historiens dans Le gai savoir :
Jusqu’à présent tout ce qui a donné de la couleur aux choses n’a pas d’histoire : où trouverait-on par exemple une histoire de l’amour, de l’avidité, de l’envie, de la conscience, de la piété ou de la cruauté ?
Et cela encore : l’émergence de l’histoire des sensibilités eût-elle été possible sans ce basculement philosophique majeur incarné, au cours du second XIXe siècle, par la triade des maîtres du soupçon : Nietzsche, Marx, Freud ? Car c’est elle qui redonna dignité philosophique au corps sensible, puis enseigna à débusquer derrière le rationnel, l’intemporel ou l’universel, le rôle historique des désirs, des pulsions et des appétits, le jeu social des émotions, des intérêts et autres passions [9].
En Allemagne, en l’espace de cinquante ans, c’est toute une nébuleuse intellectuelle qui, sous le choc de cette rupture philosophique, s’est efforcée de penser la question de l’affectivité aux frontières de la psychologie, de la sociologie et de l’histoire. Parmi cette riche constellation de penseurs : Georg Simmel et la « sociologie des sens », Max Weber et le concept de « rationalité affective », Walter Benjamin et la « perte d’aura des œuvres d’art » à l’âge de la reproductibilité technique, Siegfried Kracauer et sa quête d’estrangement au contact du passé… Et puis bien sûr : Aby Warburg, qui, en psycho-historien de la culture, attentif aux Pathosformeln (« formules du pathos »), sut esquisser « une grande histoire des passions à travers ces véhicules polymorphes que sont les gestes et les images [10] ».
L’histoire des sensibilités s’enracine, on le voit, dans des héritages intellectuels plus variés et anciens qu’on ne l’a dit, tous soucieux de réévaluer la part des affects dans la détermination des conduites individuelles et la marche des sociétés.
Sens, émotions, sentiments et passions
Le fait est que cette histoire embrasse un large spectre, qui va de l’étude historique des sens, perceptions et émotions jusqu’à celle des sentiments et passions, ces formes dites supérieures de la sensibilité.
Il y a de cela quelques décennies encore, rarissimes étaient ceux qui soupçonnaient nos cinq sens d’être sous l’emprise de l’histoire – bien que le jeune Marx y ait vu à raison le « produit de toute l’histoire passée [11] ». Or nul n’en doute plus aujourd’hui : nos univers sensoriels varient selon les temps, les lieux et les milieux. De là, pour l’historien.ne, le dessin d’un immense champ de fouilles visant à retracer l’évolution historique des façons de voir, d’écouter, de palper, de humer, de goûter. Seule cette traversée permet d’ailleurs de décrire « la configuration de ce qui était éprouvé et de ce qui ne pouvait l’être dans une société, en un temps donné [12] ».
Loin d’être passifs, nos sens agissent comme des filtres qui tamisent le chaos incessant des stimuli sensoriels et le flot des impressions fugitives venues du dehors [13], la sensation étant d’emblée absorbée dans la perception [14]. « Ce n’est donc pas le réel que les hommes perçoivent, conclut David Le Breton, mais déjà un monde de significations [15]. » Façonnées dès les primes socialisations, raffinées tout au long de la vie et arrimées aux possibles d’une langue, nos perceptions sont le produit d’une histoire commune. C’est pourquoi, d’une époque, d’une culture, d’un milieu l’autre, les êtres humains habitent des mondes sensoriels différents [16]. Seul un puissant effort d’immersion et d’imagination, prévient Alain Corbin dans l’entretien qu’il nous accorde ici, permet de les reconstituer.
À cette fin s’impose d’abord de suivre l’évolution de la hiérarchie des sens. Nous peinons, par exemple, à nous représenter ces époques de l’histoire européenne où la vue ne s’était pas encore détachée comme l’axe privilégié de notre relation au monde. Les hommes de la Renaissance, selon L. Febvre, entretenaient avec le monde un rapport d’étreinte, mêlant pleinement la totalité des sens – synesthésique, devrait-on dire [17].
La balance des sens se transforme elle aussi, à mesure qu’évoluent les intensités thermiques, lumineuses, chromatiques, olfactives ou acoustiques. Anouchka Vasak, dans ce livre, scrute ainsi, pour l’époque des Lumières et l’âge romantique, la sourde influence exercée par les météores sur le sentiment de soi. Qu’on songe aussi à la façon dont la diffusion au XIXe siècle de l’éclairage au gaz dans les villes bouleversa toute l’appréhension de la vie nocturne, devenue moins anxiogène qu’autrefois, comme les usages sociaux de ces fameuses « douze heures noires [18] ».
Subtil repérage aussi que celui des modalités changeantes de l’attention aux messages sensoriels. L’avènement de la culture de masse, par exemple, réagença à partir des années 1860 les « techniques de l’observation » relatives au déchiffrement des spectacles du monde et aux seuils d’attention et d’inattention aux choses [19]. Dès le tournant du XXe siècle, Georg Simmel reconnut le brusque changement de paysage sonore qui accompagna l’exode rural et la métropolisation des sociétés européennes. La montée des sons industriels, la répétition des agressions sonores, l’inattention croissante aux sons des cloches, le retrait des bruits habituels des animaux et des outils traditionnels, mais aussi des pas et des voix, tout cela affecta en profondeur l’économie sensorielle et l’être psychique des citadins [20].
Ajoutons, enfin, l’immense domaine d’exploration des seuils de tolérance des acteurs sociaux. On sait ici l’extrême importance de l’histoire de l’hygiène, des anxiétés relatives aux miasmes et à la souillure, aux représentations du propre et du sale [21]. Pensons aussi à la longue histoire de la « civilisation des odeurs [22] », à l’obsession croissante de la désodorisation des corps et du raffinement des parfums, au lent avènement du silence olfactif régnant de nos jours dans nos cités [23]. Tout aussi profonde est l’histoire des seuils de tolérance à la violence et à son spectacle, comme à l’épanchement du sang humain ou animal. Du supplice public du régicide Damiens en 1757 à l’abolition de la peine de mort en 1981, c’est toute une histoire sensible de l’exécution qui, désormais, est écrite [24]. Tout comme celle qui, scrutant l’évolution des pratiques de chasse ou la mise à mort des animaux dans les abattoirs, a trait à la montée des intolérances à la souffrance animale [25].
De Simmel à Corbin, on a dit le rôle décisif que jouent le regard, l’ouïe, l’odorat ou le toucher dans les interactions sociales ordinaires et dans la « maîtrise des impressions produites sur autrui » (Erving Goffman). Nos sens participent de la façon dont on déchiffre, découpe, classe le monde social. Dans la France du XIXe siècle, par exemple, il y avait un véritable enjeu de distinction sociale dans l’usage privilégié des sens dits « nobles » (la vue et l’ouïe) – parce que sens de la distance avec le corps des autres et la matérialité du monde – là où l’usage premier des sens dits « de proximité » (l’odorat, le toucher) trahissait la provenance populaire. Les goûts et les dégoûts participent eux aussi de stratégies sociales de distinction [26]. D’où la nécessité de penser ensemble la construction sociale du sensible et la construction sensible du social.
Considérons, un instant, les cultures visuelles. Retrouver l’« œil du Quattrocento », rappelait Michael Baxandall, c’est « rafraîchir le nôtre » et recouvrer « les dispositions visuelles du temps » [27]. Ce que fit avant lui Erwin Panofsky en montrant que la perspective n’est pas un fait de nature, mais une forme symbolique. Soit le modèle visuel des temps modernes : une certaine façon de capter le réel par un dispositif de simulation capable de répercuter son espace à trois dimensions sur la surface de la toile [28]. Lorsque Michel Pastoureau enseigne qu’à l’époque médiévale le bleu était une couleur chaude ou que l’association du rouge et du vert était jugée peu contrastée, il montre aussi que la couleur, au-delà du phénomène physique et perceptif, est un fait de société [29]. Il n’y a donc pas de vérité transhistorique et transculturelle de la couleur.
Des modes de perception, passons au théâtre des émotions. On croit ces dernières naturelles, universelles et invariantes : Darwin n’avait-il pas souligné la continuité manifeste reliant l’expression des émotions chez les animaux et les hommes ? Elles relèveraient ainsi de réponses innées et naturelles, fixées par l’organisme. C’est oublier que les émotions humaines ne sont pas tant spontanées que rituellement organisées, contagieuses, et donc sociales par nature ; elles sont « essentiellement une symbolique » (Marcel Mauss) et par-là même des « artefacts culturels » (Clifford Geertz). C’est pourquoi certaines émotions ont disparu au fil des âges quand d’autres ont émergé historiquement [30]. Ou que des émotions inconnues de nous peuvent être cultivées ailleurs [31]. Dire cela, ce n’est pas couper notre vie psycho-affective des propriétés anthropologiques liées à notre support biologique (du « cerveau des émotions » notamment), mais c’est s’opposer aux positions naturalistes qui font fi des contextes sociohistoriques où elle s’exprime et signifie [32].
On mesure l’ampleur du travail historique qui reste à accomplir : explorer, outre la variété du langage qui les désigne [33], tout le répertoire culturel de gestes émotifs et des conduites affectives selon les temps, les sociétés, les milieux et les genres. Démarche qu’illustre ici pleinement l’antiquisante Sarah Rey autour de ce « régime romain des pleurs », si étrange à nos yeux.
Toutefois, entre l’history of emotions anglo-saxonne et l’histoire des sensibilités à la française, sans oublier les recherches actives menées à l’Institut Max-Planck de Berlin sur les émotions du passé, les questionnaires sont souvent distincts, les désaccords parfois profonds ou signalés par de simples différences d’accent. En chaque pays aussi, on constate une certaine variété d’approches, comme aux États-Unis. Outre celle de précurseurs comme Peter Gay et Theodor Zeldin [34], signalons celle de Peter et Carole Stearns, baptisée « emotionology », qui met l’accent sur le déplacement historique des normes émotionnelles au sein d’une société. À partir d’une connaissance très fine de la psychologie et de l’anthropologie des émotions, William Reddy appréhende leur langage en termes performatifs, là où l’ethnohistorienne Monique Scheer, inspirée par la sociologie bourdieusienne de l’habitus, avance la notion de « pratiques émotionnelles » et refuse toute forme de dualisme corps/esprit. La médiéviste Barbara Rosenwein, elle, a forgé la notion de « communautés émotionnelles » pour montrer comment différents styles de relations affectives cohabitent au sein d’une même société et se superposent aux communautés sociales (famille, corporations, monastères, parlements…) [35].
Attentif à ce pluralisme et à l’évolution du langage médiéval de l’émotion, Damien Boquet, ici, s’attaque avec Piroska Nagy au mythe d’un Moyen Âge impulsif, hypersensible et émotif, et enseigne à le voir comme un « âge de raison » – car la raison y est affective et l’affect raisonnable. S’opposant à une longue tradition, tous deux invitent à se méfier d’une conception ethnocentrique de l’émotion « comme force sauvage, soumise au travail civilisateur de la culture et de l’histoire [36] ». Si un tel décentrement est essentiel, prenons garde cependant de trop délaisser les puissants effets de réel, donc historiques, de cette lutte au long cours à travers les siècles – car l’Antiquité comme le Moyen Âge occidental n’ont pas échappé, loin de là, à la dévalorisation du sensible au profit de l’intelligible, ni à l’appel réitéré à placer les « émotions » sous le gouvernement de la « raison ». Fort des acquis de la psychologie cognitive sur l’inséparabilité de l’émotion et de la cognition, William Reddy se demande d’ailleurs si la raison (au sens d’« être raisonnable ») ne serait pas une émotion de contrôle qui, historiquement, a affirmé sa domination [37].
Décrire, en historien·ne, les métamorphoses de notre vie émotionnelle implique selon nous de les articuler à l’histoire longue du refoulement des pulsions sexuelles et d’agressivité dans le tréfonds des êtres comme aux révolutions de nos mœurs corporelles, lesquelles commandent aux déplacements souterrains des désirs, des interdits et des tabous sociaux au fil des siècles [38], ainsi qu’aux glissements des seuils de pudeurs et des frontières de l’intime [39]. Tel est aussi l’enseignement de Norbert Elias : nos économies affectives et nos structures psychiques se transforment en connexion étroite avec les mutations des structures sociales et politiques [40]. Notre vie émotionnelle se trouve prise dans des processus socio-historiques de longue durée, tels que les processus de civilisation, de privatisation, d’individualisation ou encore, comme l’a vu Cas Wouters, d’« informalisation des conduites » depuis les années 1960-1970 [41].
Entre autres transformations, rappelons aussi celles qui, de nos jours, accompagnent en Occident le nouvel âge compassionnel ouvert par les réseaux sociaux et l’incessant déluge médiatique contemporain d’une époque, la nôtre, qui voit également l’épanouissement d’un « capitalisme émotionnel [42] » capable de transformer en marchandises jusqu’aux passions elles-mêmes, sans oublier l’émergence, sur fond de montée des populismes, d’une forme de gouvernement par les émotions [43].
En l’occurrence, c’est dans les modes de présence à l’événement et au politique que l’on parvient le mieux à distinguer une émotion d’un sentiment. On parlera davantage d’une « émotion » pour décrire l’effervescence d’une manifestation, la soudaine surrection de barricades, la cohue des bains de foule présidentiels ou des funérailles publiques [44], là où on réservera le terme de « sentiment » aux logiques d’attachement à des figures, des causes ou des partis politiques, comme à une communauté nationale ou religieuse. Tandis que l’émotion évoque quelque chose de bref, d’intense et de spontané, le sentiment paraît plus enraciné dans la durée et plus accessible aussi au discours.
Qu’elle s’attache à étudier la vigueur du sentiment patriotique et des unions sacrées en temps de guerre, les formes prises par le deuil des soldats ou la ferveur religieuse, les sentiments d’hostilité et de haine entre belligérants, avant, pendant et après le conflit, c’est toute une historiographie qui s’est efforcée depuis trente ans de retracer la dynamique des affects collectifs dans la guerre, sous l’impulsion notable de George L. Mosse, de Stéphane Audoin-Rouzeau, d’Annette Becker ou de Bruno Cabanes [45]. L’article que Clémentine Vidal-Naquet consacre ici à l’histoire du lien conjugal et du sentiment amoureux à l’épreuve de la Grande Guerre montre tout ce qu’une histoire de l’intime apporte à l’anthropologie historique de la guerre moderne – un type d’histoire qui s’efforce également de mieux saisir l’expérience sensorielle des combattants sur le théâtre des opérations, comme de restituer les émotions accompagnant chez les soldats et les civils, de façon si souvent paroxystique, les violences vues, reçues ou infligées, sources de traumatismes psychiques au long cours [46].
Riche également, comme l’avait vu Pierre Laborie, s’avère l’apport de l’histoire des sensibilités à l’étude des opinions [47]. Qu’il s’agisse de décrire des formes d’apathie, d’anesthésie et d’indifférence coupable – ce qu’Anne Vincent-Buffault appelle l’« éclipse de la sensibilité » – ou, au contraire, des mouvements de compassion, de solidarité et d’indignation à l’égard du sort réservé à certains groupes ou peuples aux prises avec un événement tragique, proche ou lointain (guerre civile ou interétatique, massacres de masse, génocide, catastrophe naturelle). Il importe, chaque fois, de replacer ces réactions affectives (de pitié notamment) dans la longue histoire de la « souffrance à distance » (Luc Boltanski), qui reste pour partie à écrire. Elle est liée aux mutations socio-historiques des frontières de l’espace moral et des contours politiques de l’inacceptable. L’ascension actuelle de la catégorie de « victime » sur la scène mondiale et l’avènement de l’« empire du traumatisme » participent à coup sûr de ces nouveaux paliers de sensibilités [48].
S’adonner à l’histoire des affects, c’est apprendre aussi à voir dans la psyché une région de l’histoire collective. Exemple : le lent déclin actuel du rôle moral naguère imparti à la culpabilité dans nos économies psychiques, marquées par le déclin du christianisme. La culpabilité, explique Pierre-Henri Castel, fait place de nos jours à l’angoisse, à la dépression et à la honte plus encore, moyennant une profonde altération en Europe de la texture même de nos vécus psychopathologiques [49]. Qui veut retrouver les conflits intérieurs et les « névroses » de temps plus reculés doit prendre garde aux équivoques de la continuité. Dans L’encre de la mélancolie, Jean Starobinski montre que les états désignés, depuis les Grecs, sous le nom de « mélancolie » n’ont rien d’identique [50]. De même qu’au début du XIXe siècle, la « nostalgie », explique Thomas Dodman, désignait une sorte de « mal du pays » dont mouraient alors par centaines les soldats des guerres napoléoniennes ou de la conquête de l’Algérie [51]. Ute Frevert a su montrer que, en dépit de symptômes ressemblants, l’acédie médiévale, la mélancolie moderne et la dépression contemporaine constituaient des pathologies distinctes, inséparables d’un contexte sociohistorique spécifique [52].
Méthodes, sources et perspectives
Invitant l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la psychologie et la psychanalyse à ne pas rester murées dans leurs frontières, l’histoire du sensible cherche à dépasser certains des grands partages qui entravent la recherche contemporaine – l’opposition raison/émotion en particulier [53]. Pour éviter les pièges du dualisme et de la pensée disjonctive, il lui importe d’appréhender la triade corps-affects-psyché comme un continuum. Travaillant à mieux relier le psycho-affectif au social-historique, elle s’attaque aussi à l’opposition traditionnelle entre « société » et « individu ». En montrant comment les individus, au cours de leur socialisation, dans le cadre familial, scolaire, religieux, etc., incorporent le monde social sous la forme d’affects socialement colorés (injonctions, prescriptions, condamnations…) [54]. Enfin, elle s’efforce de penser la vie émotionnelle « par-delà nature et culture », en montrant comment, en elle, le biologique et le social s’entrelacent constamment. D’où l’importance que nous accordons ici, avec Thomas Dodman et Quentin Deluermoz, au dialogue difficile entre neurosciences affectives et histoire des émotions.
Loin de constituer un domaine d’études séparé, l’étude des sensibilités ouvre sur une autre traversée du social, du culturel, du politique, du religieux, de l’économique... Car rien dans nos existences, pas même celle de l’homo œconomicus, n’est désaffecté. « Les émotions, rappelle Georges Didi-Huberman, transforment la structure de tout ce qu’elles investissent ». En retour, divers sont les facteurs qui commandent à l’évolution des cultures sensibles et des régimes affectifs : non seulement les mutations affectant les systèmes de croyances et les convictions scientifiques, mais aussi les savoir-faire techniques, les normes sociales de conduite, les genres de vie ou encore les codes esthétiques qui commandent aux systèmes d’appréciation du monde. Pensons aussi au rôle historique joué en Europe par l’affirmation de l’État à l’âge classique et par sa monopolisation de la violence légitime qui, œuvrant à une lente pacification des conduites, modelèrent l’économie affective des individus dans le sens d’un plus grand contrôle des pulsions et émotions – les contraintes sociales externes devenant peu à peu des autocontraintes.
Ces flexions et inflexions majeures de la vie affective n’en demeurent pas moins difficiles à déceler. Leurs chronologies sont indécises ; leur datation incertaine. Discrets, les mouvements souterrains qui affectent la sensibilité ressemblent à ces révolutions silencieuses qui avancent « à pas de colombes », mais qui, soudain, se laissent appréhender à même l’archive lorsqu’un nouvel interdit s’énonce, une pudeur inconnue survient, un scandale s’épanouit. Reste ensuite à l’historien.ne à travailler au lent repérage d’un faisceau d’indices concordants, témoignant de l’émergence d’une sensibilité nouvelle.
Cette histoire inconsciente est souvent d’oscillation ample – ces mutations étant séparées de longs, voire de très longs, paliers. Cette cadence spécifique implique de savoir travailler sur de larges échelles de temps. Sans quoi, à n’écrire qu’une histoire à courte vue, à la mesure d’une seule vie humaine ou d’une génération, il devient difficile de repérer ces processus sociohistoriques au long cours qui travaillent en profondeur le régime des mœurs et la vie sensible des corps.
Une fois ces trends identifiés et leurs fluctuations mieux connues, rien n’empêche des enquêtes plus ciblées et autres variations d’échelles. Surtout s’ils sont paroxystiques, certains événements – un crime odieux, une affaire de mœurs retentissante, un massacre qui fait scandale – restent des voies d’accès privilégiées à ces mouvements de profondeur. Ils servent de révélateurs culturels qui signalent, entre autres, les déplacements des contours du tolérable et de l’intolérable [55]. Rien n’interdit non plus de « penser par cas [56] », en étudiant de façon intensive la trajectoire d’un rite, d’une image ou d’un individu pour en tirer des conclusions de plus ample portée. De là, la variété des registres d’enquête possibles : un dispositif affectif, un événement paroxystique, un cas psychologique…
Tout ici peut faire source. À la condition de savoir extraire du document la vérité qui l’organise et de n’oublier jamais que les sources de l’historien·ne doivent moins être regardées comme des vecteurs que comme des objets propres, puisqu’elles parlent d’elles-mêmes avant de parler du monde [57].
L’éventail est large : les livres d’éducation, les traités de savoir-vivre et autres manuels d’hygiène qui témoignent des normes et des interdits ; la littérature médicale, sous toutes ses formes, qui donne à lire l’état des corps et des âmes ; les archives policières, judiciaires ou notariales qui renseignent sur les tensions d’affects qui traversent les affaires familiales, les faits divers, les violences et crimes quotidiens, éclairant aussi mieux que d’autres sources les codes affectifs et moraux qui régissent les mondes populaires ; les ego-documents bien sûr – journaux intimes, autobiographies, correspondances, mémoires, carnets de voyage ou de guerre... ; la presse et la littérature de fiction, très précieuses en ce qu’elles reflètent et modèlent tout à la fois les sensibilités, non moins d’ailleurs que le monde des images (peintures, illustrations, caricatures, photographies, films…), qui témoigne de l’histoire longue des gestes émotifs et des codes culturels de l’expression ; enfin, les objets eux-mêmes, toute la culture matérielle (vêtements, parures, outils…), précieuses voies d’accès à la culture gestuelle, aux jugements de goût, aux styles de vie représentatifs d’une époque.
Une telle histoire, bien sûr, ne va pas sans difficulté méthodologique. Car il importe aussi de mesurer chaque fois, dans les sources, le poids des codes narratifs, des moyens rhétoriques en usage et des silences imposés. Sauf à confondre le non-dit et le non-éprouvé, tout cela rend parfois délicat le repérage des émergences, puisque l’historien·ne ne peut toujours saisir si la novation détectée reflète une transformation profonde de la gamme des émotions ou seulement l’invention de nouveaux modes rhétoriques. Si l’histoire du sensible propose, on le voit, un espace d’enquêtes des plus légitimes et ouvre à une tout autre lecture du social, appuyée sur une approche relationnelle, compréhensive et constructiviste, il convient cependant de ne jamais perdre de vue qu’elle reste avant tout un mode de connaissance indiciaire, au sens que lui donne Carlo Ginzburg [58], et demeure, pour les historien·es, une sorte de territoire-limite.