Le programme des sciences économiques et sociales au lycée est l’objet, depuis longtemps, de débats idéologiques interminables. Les pressions sont nombreuses et on finit par perdre de vue ce que requiert la culture économique des élèves.
Le programme des sciences économiques et sociales au lycée est l’objet, depuis longtemps, de débats idéologiques interminables. Les pressions sont nombreuses et on finit par perdre de vue ce que requiert la culture économique des élèves.
Le 10 mai dernier, l’Institut Sapiens, organisme sans but lucratif qui se présente comme la première « think tech française » ayant pour vocation de « définir le rôle de l’humain dans une société bouleversée par le numérique » [1], publiait sur son site un rapport intitulé « Comment élever le niveau des Français en économie ? ». Un titre suffisamment attractif pour voir le résumé de ses conclusions relayé sans recul par certains médias [2]. Signé par Pierre Robert, ancien professeur de sciences économiques et sociales (SES) en classes préparatoires aux grandes écoles de commerce au lycée Saint-Louis-de-Gonzague, ce document commence par compiler les résultats de quelques sondages récents censés démontrer l’intérêt des Français pour l’économie, mais aussi, et surtout, leur supposée « méconnaissance » en la matière. À l’appui de ce « constat », l’auteur invoque la part importante des personnes enquêtées incapables de citer le montant du Produit intérieur brut hexagonal ou du coût qu’un.e salarié.e au SMIC représente pour son employeur. Plus grave encore : 9 personnes sur 10 sont incapables de faire le lien entre l’évolution des taux d’intérêt et le prix des obligations, et à peine un tiers d’entre elles est à même de répondre correctement à une série de questions sur l’influence de l’inflation sur le rendement des actifs, le niveau de risque des différents actifs, le mécanisme des intérêts composés ou le temps qu’il faudrait à une créance pour doubler de valeur si aucun remboursement n’est effectué.
Outre le fait que l’auteur ne s’interroge guère sur la signification et les conditions de réalisation de telles enquêtes [3], on peut relever une conception assez réductrice de ce que serait la culture économique : une familiarité avec les marchés financiers et leur fonctionnement technique plutôt que sociologique. Le constat que l’on pourrait effectivement tirer d’une telle accumulation de réponses erronées est qu’une part importante des citoyen.ne.s français.es est assez peu portée sur les raisonnements financiers, faute sans doute, en grande partie, de disposer d’une épargne suffisante pour la placer sur les marchés en question. L’auteur de la note tire néanmoins la sonnette d’alarme : citant pêle-mêle des journalistes et des économistes convaincus comme lui de l’importance de « libéraliser » autant que faire se peut l’activité économique (Éric Le Boucher, Edmund Phelps, Yann Algan, Pierre Cahuc, sans oublier André Babeau, père du dirigeant-fondateur de l’Institut Sapiens), il avance sans preuve que cette supposée « inculture économique des Français » entraverait l’innovation et l’adoption des « réformes pourtant indispensables au bon fonctionnement de notre système productif », faisant ainsi perdre au pays pas moins d’un point de croissance. Un lien de causalité qui mériterait assurément une investigation plus poussée.
Pierre Robert opère ensuite une seconde imputation causale encore plus problématique. Selon lui en effet, si une part des racines de cette « inculture » est « d’ordre général, à la fois culturel et politique » — on ne saurait être plus évasif —, une autre résiderait dans l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) au lycée. La réforme de cet enseignement constituerait ainsi une « priorité », selon l’auteur, pour résoudre le problème [4] ainsi identifié, au point qu’il y consacre les deux tiers de son rapport. Deux dimensions sont plus précisément pointées du doigt : la « posture des professeurs de SES » d’une part, et la « manière dont sont conçus les programmes de SES et les manuels qui les déclinent » de l’autre (p. 21).
S’agissant de la première, l’auteur mobilise non sans habileté les propos tronqués de Denis Clerc, fondateur du mensuel Alternatives économiques, qu’on ne peut guère soupçonner d’hostilité envers les professeurs de SES, dans un article sur l’évolution de l’enseignement de l’économie dans l’Hexagone (Clerc, 2006), pour affirmer que les enseignants de SES auraient adopté une posture « plus militante que scientifique », imprégnée d’une « dominante keynésienne implicite » hostile à la « vulgate libérale » (p. 24). De telles allégations font implicitement écho à une représentation courante des enseignant.e.s de SES comme uniformément « marxistes » ou « gauchistes », cherchant à endoctriner leurs élèves pour les rendre hostiles à l’entreprise et au marché (souvent significativement désignés au singulier). Or, outre le fait que de telles accusations peuvent être le prélude de véritables entreprises de censure, comme la campagne actuelle de l’influent mouvement évangélique « L’école sans parti » (Escola sem partido) au Brésil (Vigna, 2017), elles ne se fondent sur aucune enquête sérieuse. Des travaux de recherche, s’appuyant notamment sur l’observation de séances de cours, mettent en évidence le fort attachement des enseignant.e.s de SES aux savoirs savants et à la transmission de méthodes rigoureuses de raisonnement intellectuel, apprenant aux élèves à bien distinguer les registres de discours [5]. De même, lors des entretiens menés auprès de professeurs de SES, un motif de fierté revient de manière récurrente : le caractère indécelable, en classe, de leurs propres préférences politiques — assez variées du reste —, et le souci de présenter la pluralité des positions en présence lorsqu’une question controversée est abordée (Fretel et Martinache, 2013).
S’agissant des programmes et manuels, l’auteur de la note de l’Institut Sapiens se contente de paraphraser les rapports commandés en 2008 et au début de l’année 2017 par la section « Économie politique, statistique et finance » de l’Académie des sciences morales et politiques à plusieurs économistes « éminents » et « réputés ». Là encore, si l’on passe outre le problème méthodologique consistant à inférer les pratiques pédagogiques du contenu des seuls manuels, la description des programmes est largement biaisée et escamote les louanges exprimées dans certains rapports. Il souligne ainsi trois problèmes majeurs que poseraient les programmes actuels : un « encyclopédisme qui interdit tout approfondissement sérieux des questions complexes que les programmes prétendent couvrir » [6] ; leur « pessimisme, qui occulte des aspects essentiels de la réalité avec une tendance à insister sur ses seuls côtés négatifs » ; et des « lacunes analytiques qui laissent de côté toute analyse du risque, débouchent sur de graves confusions entre corrélation et causalité et négligent les contraintes que subissent les entreprises » (p. 26). La note se conclut sur un catalogue de préconisations pour réformer l’enseignement des SES au lycée, mais aussi celui de l’économie à l’Université : il faut d’un côté resserrer le premier sur les « fondamentaux » de l’économie (dont la définition est loin de faire consensus) et y développer des dispositifs pédagogiques issus des écoles de gestion (études de cas, jeux de simulation, etc.), et de l’autre ouvrir davantage le second sur l’histoire de la discipline et les sciences sociales qui y sont liées (sociologie, épistémologie, anthropologie notamment). Cette ouverture est du reste réclamée, comme le rappelle l’auteur, par un large mouvement international d’étudiant.e.s de la discipline représenté en France par l’association PEPS-économie.
L’orientation idéologique de ce rapport est le symptôme d’une tendance plus profonde. La dénonciation de l’« inculture économique » des Français.e.s et de sa cause supposée, l’enseignement des SES au lycée, est depuis longtemps le fait de certains groupes d’intérêt patronaux en cheville avec certains acteurs au plus haut sommet de l’État (Rozier, 2009). Alors qu’il est bien évident que ce lien de causalité n’existe pas, l’enseignement de SES ne concernant qu’une faible part des élèves d’une cohorte d’âge, on peut se demander ce qui motive une telle volonté de reprise en main. Pour le mettre en évidence, il importe de revenir brièvement sur son projet originel avant de s’intéresser à la nature des forces en présence dans ce que l’on pourrait appeler, en paraphrasant Max Weber, une lutte pour le monopole de la définition légitime du bon enseignement de SES au lycée.
Cela fait maintenant un peu plus d’un demi-siècle que l’enseignement des SES a été introduit au lycée. Traduisant une « volonté de modernisation de l’école et d’ouverture sur le monde contemporain » (Chatel, 1990, p. 7), celui-ci a en effet été généralisé à la rentrée 1967 dans le cadre de la réforme du lycée conduite par le ministre de l’Éducation Christian Fouchet, sous l’intitulé « Initiation aux faits économiques et sociaux ». Considéré d’emblée comme une « discipline fondamentale » visant à assurer la diffusion d’une « troisième culture », économique et sociale, entre les humanités classiques et les sciences de la nature, il est placé au cœur d’une des 5 nouvelles séries qui doivent mener au baccalauréat. D’emblée deux caractéristiques majeures sont affirmées par les premiers programmes : d’une part, l’étude de « problèmes “de société” et [de] questions économiques, abordées dans une large perspective sociale et historique » (ibid., p. 21) ; d’autre part, le souci de privilégier une « pédagogie active », évitant autant que faire se peut le cours magistral pour partir des observations directes des élèves et de leur confrontation avec des documents sélectionnés par les enseignant.e.s (Joigneux-Desplanques et Parienty, 2015).
L’entrée par les « objets-problèmes » est elle-même directement héritée de l’école des Annales, dont plusieurs représentants sont justement chargés de la mise en place du nouvel enseignement : Charles Morazé, Marcel Roncayolo et Guy Palmade. Dès 1965, ils réunissent à plusieurs reprises différents chercheurs reconnus dans leur discipline, avec un souci marqué du pluralisme, tant entre les disciplines mobilisées qu’entre les paradigmes concurrents en leur sein, comme l’illustre la présence de Pierre Bourdieu et Raymond Boudon pour représenter la sociologie. Ceux-ci sont invités à proposer une architecture générale pour les programmes. La rédaction des premiers programmes est ensuite confiée à un groupe de travail également marqué par son pluralisme. Les premières tensions s’y font jour entre les partisans d’un enseignement réduit à la seule économie, comme André Babeau, et ceux qui défendent une approche plus globale dans laquelle les dimensions sociales, historiques et géographiques de l’économie soient prises en compte. Ce sont finalement ces derniers, emmenés par Marcel Roncayolo, qui l’emportent. D’autres résistances émanent cependant, à l’intérieur de l’Éducation nationale, des représentants de certaines disciplines, comme l’histoire-géographie, les techniques économiques de gestion (ancêtres de l’actuelle économie-gestion) et la philosophie, qui se voient de facto mises en concurrence. Ces tensions seront du reste réactivées au cours des décennies suivantes, lorsque sera envisagée l’extension des SES au collège ou leur fusion avec l’économie-gestion (Chatel et Grosse, 2015, p. 29-31). Quoi qu’il en soit, le souci de « moderniser » l’enseignement secondaire et d’ouvrir davantage les lycées sur le monde social l’emporte, malgré le scepticisme de Matignon, et grâce au soutien, semble-t-il, décisif d’un ministre de l’Éducation nationale ouvert aux sciences sociales.
La place des SES et de la filière B dont elles constituent la colonne vertébrale n’en est pour autant pas acquise définitivement. Dès la fin des années 1970, les SES sont en effet régulièrement remises en cause par des rapports publics critiquant tel ou tel aspect de leur enseignement. En 1979, le Premier ministre Raymond Barre, par ailleurs professeur d’économie à l’Université de Lyon, confie à Joël Bourdin, professeur d’économie-gestion à l’Université de Dakar et futur sénateur RPR puis UMP, la réalisation d’un audit de l’enseignement des SES. Condamnant tant sa transdisciplinarité que son approche pédagogique, le rapport Bourdin préconise la suppression pure et simple des SES, considérant que la série B ne sert qu’à recueillir « [les] rejets des autres séries ». L’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) organise alors deux journées de grève et une manifestation nationale à Paris, le 2 juin 1980, qui culmine avec une réunion publique à la Bourse du travail au cours de laquelle plusieurs personnalités publiques aussi diverses que Jacques Attali, Pierre Bourdieu ou Edmond Malinvaud, professeur d’économie au Collège de France, prennent la parole en soutien aux SES. En réponse, la rue de Grenelle met en place une nouvelle commission, incluant Bourdin, qui désavoue les conclusions du rapport précédent et confirme la légitimité de la discipline et de la série B.
Reste que les programmes rédigés par l’Inspection générale de la discipline en 1982, 1988 et 1993, sont marqués par un repli croissant vers le couple économie-sociologie au détriment des autres sciences humaines et sociales et une « universitarisation » de leurs contenus (Chatel et Grosse, 2002). La séparation explicite de l’économie et des « sciences sociales et politiques » qui en résulte, dans les programmes de 2010, réduit les « regards croisés » à portion congrue.
À la fin des années 1990, une nouvelle catégorie d’acteurs entre dans l’arène : certains groupes d’intérêts patronaux. À l’instar des firmes faisant commerce d’enquêtes d’opinion, ceux-ci créent des structures ad hoc qui s’auto-désignent comme des « Instituts » et se présentent comme indépendantes, tel l’Institut de l’Entreprise [7] (IDE) créé en 1973 pour remplacer le Centre de recherche et d’étude des chefs d’entreprise. En 1997, celui-ci confie à Élisabeth Lulin, inspectrice des finances passée dans le secteur privé, la réalisation d’une étude des manuels de SES. La conclusion est sans appel : les manuels auraient une approche beaucoup trop négative de l’entreprise et de l’économie de marché (Rozier, 2018) et accorderaient une place trop importante à la macro-économie et aux politiques publiques au détriment de la micro-économie et du fonctionnement des marchés théoriques. C’est cependant en 2005, avec l’arrivée à sa tête de Michel Pébereau, PDG du groupe bancaire BNP-Paribas et président de la Fondation nationale des sciences politiques passé par plusieurs cabinets de droite, que l’IDE systématise sa volonté de reprendre en main l’enseignement de l’économie au lycée. Certain que l’école peut jouer un grand rôle pour « réconcilier les Français […] avec les entreprises [et] le profit » (ibid., p. 146), ce libéral convaincu développe le programme « Enseignants-entreprises », qui propose notamment des stages en entreprise à destination des enseignant.e.s de lycée et des ressources pédagogiques en ligne (lien vers le site). Il organise chaque année un colloque de pré-rentrée mêlant économistes et, surtout, dirigeants de firmes (en particulier des grands groupes adhérents à l’IDE) devant un parterre de centaines d’enseignant.e.s dont tous les frais sont pris en charge, avec l’aval du ministère de l’Éducation nationale. À la rentrée 2015, l’IDE a même tenté de lancer un mensuel économique à destination des lycéen.ne.s labellisé par le ministère de l’Éducation nationale, mais a dû faire machine arrière devant le tollé suscité par la divulgation du projet [8]. Parallèlement, d’autres officines patronales (Positive entreprise, l’Institut pour la recherche économique et fiscale, etc.), ont également lancé des attaques publiques contre les programmes de SES en usant du même procédé problématique : un audit hâtif et sélectif des manuels.
Il ne faudrait néanmoins pas adopter une vision trop caricaturale des luttes sourdes autour de l’enseignement des SES, qui réduirait celles-ci au siège de la citadelle de l’enseignement public par des « patrons libéraux ». D’une part, comme l’illustrent le rôle ambigu du gouvernement à différentes périodes et la multipositionnalité de nombreux acteurs, la frontière entre sphères privée et publique s’avère poreuse en ce domaine comme en d’autres (France et Vauchez, 2017).
D’autre part, ces débats traversent le corps enseignant lui-même. Si une grande majorité est ralliée derrière l’APSES, qui compte plus de 2000 adhérent.e.s sur quelques 5500 enseignant.e.s de SES dans la défense du pluralisme et d’une entrée transdisciplinaire par objets, une petite minorité est favorable à un découpage des disciplines et des contenus semblable à celui qui est en vigueur à l’Université, au nom de la lutte contre les inégalités d’apprentissage et sans doute par souci de légitimer les SES. Ces enseignant.e.s ont tenté de se fédérer en 1998 dans l’éphémère association « Action SES » et, aujourd’hui, au sein d’un « Comité de défense et de promotion des SES » qui parvient, malgré son absence de représentativité, à être régulièrement auditionné par le Ministère et le Conseil Supérieur des Programmes. Alliés objectifs des officines patronales, ces enseignant.e.s ne sauraient être pour autant considéré.e.s comme des apôtres d’un libéralisme économique échevelé : l’un de leurs porte-paroles, Raphaël Pradeau, remplit le même office pour l’association Attac. Ils assument en revanche une position scientiste et nient les enjeux sous-jacents aux récentes transformations des programmes (cloisonnements disciplinaires, encyclopédisme des notions à enseigner, etc.). Un de leur représentant proclame ainsi que la « guerre des grands paradigmes » est appelée à céder la place à un empirisme poussé et à une pédagogie « ludique » s’appuyant sur la micro-économie moderne (Buisson-Fenêt, 2012). Ce positionnement n’est pas sans faire écho aux entreprises de déni du pluralisme dans les sciences sociales qui ont animé récemment le débat public en France, suite notamment à la publication des pamphlets de Pierre Cahuc et André Zylberberg (2016) puis Gérald Bronner et Étienne Géhin (2017), qui présentent leurs propres approches comme les seules « scientifiques » et n’hésitant pas à taxer toute contradiction, respectivement, de « négationnisme » ou de « danger » [9].
Cette tension traverse aussi le champ académique : si l’APSES a pu s’appuyer sur le soutien de nombreux universitaires de diverses disciplines et obédiences, une partie des économistes du courant néoclassique sont néanmoins tentés par la normalisation souhaitée par Michel Pébereau et ses alliés. Il en est ainsi notamment de Pierre-André Chiappori, membre de l’ASMP qui n’avait pas hésité à qualifier l’enseignement des SES de « néfaste ».
Le 11 avril dernier, des centaines de professeurs de SES ont manifesté devant le ministère de l’Éducation nationale à l’appel de l’APSES nationale contre la « dénaturation » de leur enseignement et le démantèlement de la filière ES, dont la cohérence, l’attractivité (MEN, 2017), le recrutement social diversifié (IGEN, 2015) et la réussite ultérieure des élèves devraient pourtant donner satisfaction. Si l’ensemble des acteurs s’accordent désormais sur la nécessité de l’enseignement de l’économie au lycée, ils divergent quant à la façon de concevoir ce dernier, au pluralisme des approches et, ce qui revient presque au même, à son encastrement au sein des autres sciences sociales. Le débat se tient d’ailleurs en des termes étonnamment proches en Allemagne où les lobbies patronaux sont également à l’œuvre (Szukala, 2015).
Ce sont aussi les finalités de l’enseignement des SES qu’il s’agit d’interroger à l’heure de la réforme Parcoursup : s’agit-il de préparer, de manière illusoire, de futur.e.s étudiant.e.s, en leur inculquant un volume démesuré de savoirs spécialisés qu’ils auront tout loisir d’étudier à l’Université — si tant est qu’ils optent pour un cursus d’économie-gestion —, ou de fournir à des citoyen.ne.s en formation des outils intellectuels rigoureux pour leur permettre de mieux appréhender les controverses entourant les « questions socialement vives », telles que la mondialisation, le partage de la valeur ajoutée, le chômage, les impacts des nouvelles technologies, les rapports sociaux de sexe, les formes familiales, etc. ? Les deux objectifs — préparer les futures études supérieures et éduquer à la citoyenneté — ne sont bien évidemment pas exclusifs, mais force est de constater que les programmes actuels les mettent clairement en tension.
Le cas des SES rappelle que la fabrique des programmes, mais aussi des épreuves d’évaluation associées, notamment celles du baccalauréat, qui contraignent fortement les pratiques pédagogiques, sont une affaire sensible. Le paradoxe est que la procédure de construction des programmes scolaires a été ouverte à la fin des années 1980 après la Propositions pour l’enseignement de l’avenir remise au Président de la République par Pierre Bourdieu au nom du Collège de France. Le sociologue y invitait alors à réviser plus fréquemment les programmes pour tenir compte des avancées scientifiques, tant dans les contenus que dans les méthodes pédagogiques. Quatre ans plus tard, Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, crée le Conseil National des Programmes, ancêtre de l’actuel Conseil Supérieur des Programmes, chargé de « donne[r] des avis et adresse[r] des propositions » à la rue de Grenelle.
Initialement composé d’une vingtaine de membres, réduit aujourd’hui à 10 (3 député.e.s, 2 membres du Conseil économique, social et environnemental et 7 « personnalités qualifiées »), celui-ci est notamment chargé de confier la rédaction des programmes à des « groupes d’experts » réunissant universitaires, inspecteurs et enseignant.e.s de terrain. Cette tâche cruciale suscite depuis sa création toute une série de tensions, en dépit de textes de cadrage, à commencer par la Charte des programmes adoptée par l’ensemble de la « communauté éducative » (administration de l’Éducation nationale, associations de parents d’élèves, associations de spécialistes par discipline et syndicats d’enseignant.e.s), et de la demande de transparence affichée dans l’élaboration des programmes. Dans la pratique, l’opacité entourant la désignation des membres des groupes d’experts, les désaccords en leur sein, leur tendance à outrepasser leurs prérogatives, ou encore les pressions sociales et politiques dont ils font l’objet (David, 2012) renvoient en amont à l’imprécision qui entoure la définition des missions du Conseil (Raulin, 2006). En septembre et janvier derniers, la démission successive du géographe Michel Lussault et de la linguiste Sylvie Plane, respectivement président et vice-présidente, ont illustré combien cette instance est à la fois trop exposée et contrainte dans son action.
Le moyen de construire des programmes et des évaluations scolaires qui tiennent compte des avancées scientifiques, des demandes sociales et de l’expérience pédagogique des acteurs de terrain, sans pour autant se soumettre aux pressions politiques à courte vue, reste à inventer. La tâche est ardue, et en ce qui concerne l’indépendance, la composition et la méthode de travail, les architectes du Conseil Supérieur des Programmes gagneraient à s’inspirer de l’étranger, par exemple du Québec (Saint-Pierre, 2006). Une chose est sûre, en SES comme ailleurs, les programmes éducatifs sont une affaire trop sérieuse pour être décidés de manière précipitée et au sein de cénacles fermés, composés de manière opaque et soumis à la pression de certains lobbies aussi influents que mal informés – pour ne pas dire mal intentionnés.
par , le 18 juillet 2018
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Igor Martinache, « Les SES et la fabrique des programmes scolaires », La Vie des idées , 18 juillet 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-SES-et-la-fabrique-des-programmes-scolaires
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[1] Dont l’orientation politique, pudiquement tue, ressort pourtant nettement de la tonalité des analyses proposées, tout comme de la biographie de son fondateur et animateur principal, Olivier Babeau. Professeur à l’Université de Bordeaux et ancien conseiller dans les cabinets de Roger Karoutchi au secrétariat d’État aux relations avec le parlement et de François Fillon à Matignon, il se revendique tout à la fois des ultra-libéraux Frédéric Bastiat, Friedrich Hayek et Murray Rothbard, mais aussi de Michel Foucault et du courant hétérodoxe de l’école de la régulation — une synthèse pour le moins improbable… Voir Laurent Fargues, « Olivier Babeau, hétérodoxe et libéral », Challenges, 23 avril 2016.
[2] Voir Marc Vignaud, « Sous-doué comme un Français en économie », Le Point.fr, 10 mai 2018, Lucas Mediavilla, « Les Français nuls en économie : la faute du lycée ? », Les Echos.fr, 14 mai 2018 ou l’intervention de Pierre Robert lors de la matinale de France Culture du 14 mai 2018. Pour une critique de cette dernière, voir Laura Raïm, « Comment élever le niveau des Matins de France Culture ? », Regards.fr, 14 mai 2018.
[3] Voir entre autres Lehingue (2007) ou Caveng (2011).
[4] Sur les processus de construction des problèmes publics, voir notamment Gusfield (2009).
[5] Voir Deauviau (2009). Enquêtant auprès d’enseignant.e.s débutant.e.s, l’auteur insiste néanmoins sur deux pôles entre lesquels se répartissent les attitudes des enseignant.e.s face à des classes jugées « faibles », l’insistance sur les « savoirs savants » ou au contraire sur les « savoirs sociaux » présumés, tirés de l’expérience des élèves.
[6] Cet « encyclopédisme » semble faire l’objet d’un certain consensus contre les programmes en vigueur. Des tensions se font néanmoins jour dès lors qu’il s’agit de les alléger. Voir Aurélie Collas, « Sciences économiques et sociales : l’allégement des programmes en seconde a ravivé la discorde », Le Monde, 27 janvier 2017.
[7] Think tank patronal qui a succédé en 1975 au Centre de recherche et d’étude des chefs d’entreprise (CRC) créé lui-même en 1953 dans l’orbite du CNPF (ancêtre lui-même du Medef). Pour une histoire de ce dernier par un de ses acteurs, voir Armand Braun, Le CRC. Du Centre de Recherche et d’Études des Chefs d’entreprise à l’Institut de l’Entreprise, 2001.
[8] François Jarraud, « L’éducation nationale au service du Medef ? », Le Café pédagogique, 2 septembre 2015.
[9] Pour une réponse aux premiers, voir Coriat et al. (2017) et une recension du livre des seconds, Coulangeon (2017).