Recensé : Muriel Darmon, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, 2013. 280 p., 24 €.
Le dernier livre de Muriel Darmon vient opportunément combler un vide. Louées pour leurs succès prétendus, accusées de pratiquer les pires formes de « gavage » scolaire ou critiquées en raison de la clôture sociale qui les caractérise indéniablement [1], les classes préparatoires aux grandes écoles n’ont en effet guère été étudiées pour elles-mêmes, et notamment pour ce qu’elles font à ceux et celles qui les fréquentent.
Socialisation et domination
Cette inattention à ce qui se joue au sommet de la hiérarchie scolaire est d’autant plus dommageable que, malgré l’accueil d’une faible proportion des jeunes fréquentant l’enseignement supérieur [2], les « prépas » continuent de jouer un rôle décisif dans la (re)production des classes dominantes en France, indissociablement comme instrument de légitimation et instance de socialisation. C’est cette dernière dimension qui intéresse l’auteure en premier lieu [3], même si à partir de la description précise des formes et des effets de la socialisation qui s’opère dans le cadre de « prépas » scientifiques et commerciales, Muriel Darmon en vient à poser une double question, qui renvoie à une sociologie de l’ordre social et de son maintien : dans quelle mesure et selon quelles modalités ces formations contribuent-elles à reproduire la structure de classe ? Que révèle l’étude sociologique des « prépas » quant aux transformations contemporaines des classes dominantes en France ?
Sans doute l’ombre du livre de Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, rendait-elle intimidante l’ambition de rendre raison des institutions d’enseignement qui prétendent former les futures élites (économiques, politiques, intellectuelles, administratives, etc.). Mais il y a sans doute davantage ici qu’un simple excès de modestie, et l’on pourrait rappeler, suivant sur ce point les nombreux travaux de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon sur la bourgeoisie, que les sociologues demeurent souvent rétifs à l’objectivation des univers et groupes dominants, entérinant ainsi une invisibilisation que ces derniers cultivent volontiers. Il faut donc savoir gré à Muriel Darmon de contribuer avec ce livre à une connaissance approfondie des modes de (re)production des classes dominantes dans la France contemporaine, prêtant toute l’attention nécessaire à cette instance de consécration sociale et d’homogénéisation culturelle des dominants que constituent les « prépas ».
Une constellation d’individus, partageant des conditions d’existence similaires, ne compose qu’une classe « sur le papier » — pour parler comme Bourdieu [4] — tant que des expériences, des luttes et/ou des organisations ne la font pas exister en tant que point de référence collectif, sur la base de références, de valeurs et de perspectives communes. Aucune génération spontanée n’assure le passage d’une somme d’individus à un groupe capable de jouer un rôle collectif. Les classes préparatoires occupent ainsi une place centrale parmi les instruments d’unification des dispositions propres à la classe dominante en France. Incorporées au terme d’une série d’inculcations familiales mais aussi scolaires et professionnelles, ces dispositions constituent le sol sur lequel peuvent émerger solidarités spontanées et complicités structurelles entre les membres de cette classe, et en particulier entre les fractions distinctes qui la composent. Il n’est alors nullement nécessaire de postuler l’existence de conspirations souterraines pour comprendre la capacité des dominants d’influer collectivement sur le cours historique du monde.
En donnant à voir aussi bien l’emprise des structures que l’épaisseur et la complexité de l’expérience individuelle du monde social, le livre de Muriel Darmon montre ainsi qu’une sociologie de la socialisation peut parfaitement fonctionner comme une sociologie de la domination et des conditions de son maintien. En outre, bien qu’elle s’attache à distinguer sa démarche de celle propre à La Noblesse d’État, reprochant à Bourdieu une focalisation sur les fonctions cachées de consécration et de légitimation accomplie par les « prépas » (p. 15-16), l’auteure reprend bien à son compte le geste fondateur de la sociologie critique, puisqu’il s’agit pour elle de mettre en lumière ce qui se trame et se transmet en deçà des objectifs officiellement affichés et des discours d’institution : aussi bien le mode de socialisation propre à la « prépa » et les résistances qu’il suscite (objet de la première partie de l’ouvrage), que les produits de la socialisation, c’est-à-dire les dispositions transmises (abordées dans les trois chapitres qui composent la seconde partie).
Ainsi Muriel Darmon cherche à analyser ce qu’elle nomme la « fonction technique » des « prépas », en approfondissant la description des processus de socialisation au cours et au terme desquels des dispositions sont acquises en « prépas », qui vont solidifier la classe dominante. Les classes préparatoires ne sont donc plus seulement saisies comme instance de consécration et de légitimation mais comme « lieu de sociogenèse des habitus, c’est-à-dire comme institution de fabrication d’un type particulier de personnes »(p. 16). Qu’est-ce que produit effectivement la « prépa » ? Que fait-elle aux individus qui fréquentent ces dispositifs de socialisation et que deviennent ces derniers ? Fondé sur une enquête menée, par observation et entretiens au sein d’un lycée occupant « une place [...] ‘intermédiaire’ dans la hiérarchie symbolique des classes préparatoires » (p. 17), ce livre s’attache donc à saisir les classes préparatoires comme « appareil à former et à transformer les individus » (p. 18).
Une « institution enveloppante »
On n’a pas dit grand-chose une fois affirmé que la « prépa » constitue un tel « appareil » et exerce une forme de contrainte sur les individus ; reste à préciser les modalités concrètes et la signification sociale de cette contrainte dont les élèves de classes préparatoires sont l’objet. Empruntant à Goffman et Foucault les concepts d’ « institution totale » et de « discipline », qui jouent ici le rôle d’ « embrayeurs d’intelligibilité » (Jean-Claude Passeron), Muriel Darmon cherche à « construire un concept adéquat » à cet appareil que constitue la « prépa ». Elle montre ainsi que, par l’intermédiaire de rites de dépouillement qui s’apparentent à ceux mis en œuvre dans les asiles étudiés par Goffman [5], mais aussi par des procédés disciplinaires similaires à ceux mis en évidence par Foucault [6], la « prépa » cherche non seulement à susciter la mise au travail des élèves, mais à accroître leur « énergie scolaire » (p. 33) et plus profondément à assurer la remise de soi des élèves à l’univers préparationnaire.
Mais si la « prépa » se rapproche par certains traits des modèles distincts élaborés par Erving Goffman et Michel Foucault, elle ne saurait s’y réduire, notamment parce que les formes récurrentes de violence, psychologique et symbolique, qui se déploient incontestablement au sein de la « prépa », sont sans cesse « retenues » et encadrées. Les critiques adressées aux classes préparatoires, mais surtout les pressions politique et administrative à ouvrir davantage les « prépas » et à « remplir les classes », ne sont d’ailleurs pas étrangères à l’adoucissement de la violence en leur sein. Les classes préparatoires composeraient ainsi, de plus en plus, une « institution enveloppante » (p. 72-84). Ce concept permet à l’auteure de désigner les dimensions qui distinguent la « prépa » d’une institution totale et disciplinaire, mais surtout le caractère qui lui est spécifique, à savoir « l’extension du mandat institutionnel à des territoires individuels qui sont au-delà de ceux des institutions totales ou même disciplinaires (notamment le ’’bien-être’’ physique, social et psychologique des élèves) »(p. 73).
De manière apparemment paradoxale, la contrainte exercée en « prépa » vise à homogénéiser en singularisant, ou plutôt en enjoignant à une singularité personnelle qui ne saurait se réduire à la réussite académique. Ainsi exige-t-on des élèves non simplement l’acquisition de compétences scolaires, mais un travail sur eux-mêmes au terme duquel ils sont supposés devenir des individus aussi originaux qu’exemplaires. Le segment du système éducatif dans lequel la contrainte institutionnelle est sans doute la plus forte apparaît également comme celui où les processus d’individualisation concurrentielle et l’idéal d’accomplissement personnel sont les plus prégnants. Manifestant une « volonté de maximalisation de la ’’personnalité’’ des élèves » (p. 80), les classes préparatoires exercent ainsi un « pouvoir sur la vie » (au sens de Foucault), d’autant plus incontestable pour ceux qui en sont l’objet qu’il s’incarne dans un modèle normatif prétendant dépasser les alternatives du contrôle institutionnel et de l’autonomie individuelle, de l’excellence scolaire et de la réalisation personnelle.
Reste que ce mode de gouvernement des individus propre à la « prépa » n’est pas sans engendrer des résistances, non au sens d’une opposition collective portant « les intérêts et les expériences à l’ordre du discours politique » [7], mais d’un ensemble de comportements individuels qui sont autant d’ « adaptations secondaires », au sens de Goffman, composant une « vie clandestine » en dessous, à côté et hors de l’institution, à laquelle Muriel Darmon consacre un chapitre (p. 85-131). Mais qu’il s’agisse de tricheries ou de relations amoureuses, de pratiques adoptées « au nom du scolaire », « sous le scolaire » ou « contre le scolaire » (pour reprendre les mots de l’auteure), rien ne vient menacer réellement le fonctionnement de l’institution. On ne saurait comprendre l’adhésion accordée à la « prépa », malgré l’injonction à mettre « la vie » de côté, sans y voir et le prolongement d’une socialisation antérieure disposant ces élèves à une forme d’ascétisme scolaire, et le produit d’une opération continuée de sélection sociale et de consécration scolaire, qui contraint les élèves de « prépa », ces vainqueurs de la compétition éducative, à se montrer à la hauteur des verdicts positifs qui les ont progressivement constitué en autant d’élus [8].
Le dressage des dominants
La « prépa » est donc saisie par Muriel Darmon comme lieu de production d’habitus dominants, tendant à l’incorporation de dispositions spécifiques par des individus aspirant à exercer des fonctions sociales de direction et d’encadrement. Selon l’auteure, la socialisation en classes préparatoires constitue pour l’essentiel, bien que cette dimension soit également « la plus discrète » et la plus « silencieuse » (p. 136-137), une socialisation temporelle. Ce qui se transmet en « prépa » tient d’abord et avant tout dans un rapport spécifique au temps. Fondé sur une « routinisation de la panique temporelle » et la « normalisation du sentiment d’impuissance » (p. 149), cette forme spécifique de socialisation consiste indissociablement à « apprendre dans l’urgence » et à « apprendre par l’urgence » : « la socialisation temporelle s’organise donc à partir de l’urgence à la fois comme problème et comme mode de gestion du temps, et on pourrait dire qu’il s’agit pour les élèves de ‘courir après le temps’ » (p. 148).
Ce qui s’engendre au fil de ce processus, ce sont ces « dispositions ascétiques à l’usage intensif du temps » évoquées plus haut, et un « floutage de la distinction entre ’’travail’’ et ’’loisir’’ » qui ne peut manquer de favoriser les favorisés (p. 179-184). Comme l’avaient montré J.-C. Chamboredon et J. Prévot dans un article fondateur [9], les classes populaires se distinguent en effet par une rigoureuse coupure entre « jeu » et « travail », et plus particulièrement entre temps libéré et temps scolaire. On peut faire l’hypothèse que, si les élèves d’origine populaire éprouvent davantage de difficultés à se prendre à un « jeu » qu’ils sont moins spontanément disposés à appréhender comme tel, c’est que les effets de sur-sélection scolaire ne compensent pas totalement les effets d’une socialisation précoce les éloignant des normes temporelles propres aux classes préparatoires. Ces dernières consistent à « faire du temps lui-même un objet de travail » (par l’organisation, la gestion, la planification, etc.) et à percevoir le travail scolaire le plus exigeant, notamment en temps, non comme une contrainte mais en tant que « jeu sérieux » (pour reprendre les mots célèbres de Bourdieu et Passeron dans Les héritiers).
La maîtrise temporelle devient ainsi un enjeu décisif des apprentissages implicites qui ont cours en « prépa », opposant des « maîtres du temps », capables de « s’extraire du contexte temporel commun de l’urgence » et de « prendre des décisions d’usage du temps qui ne consistent pas en de pures réactions aux contraintes » (p. 165), à des « dominés temporels » qui n’en finissent plus, au fil des mois passés en classe préparatoire, de « subir le temps » (p. 167). De même, au-delà des connaissances acquises, c’est un rapport au savoir qui se constitue — ou se consolide — en « prépa », synthèse apparemment contradictoire d’une disposition pragmatique ajustée aux exigences des concours et d’une disposition scientifique consistant dans l’apprentissage, noblesse scolaire oblige, d’un rapport réflexif aux disciplines enseignés, irréductible aux « recettes » nécessaires en vue des concours, et distancié du sens commun [10]. De même que pour les dispositions temporelles, l’auteure donne à voir sous quelles conditions un tel rapport aux savoirs peut être incorporé, insistant par exemple sur le caractère genré du schème scientifique évoqué plus haut, la division sexuée des qualités associant le féminin au « sérieux » et le masculin au « brillant ».
Ainsi s’affirme un espace des rapports au temps et aux savoirs au sein de la « prépa », homologue de l’espace social, puisque, comme le montre l’auteure, les « dominants temporels », de même que ceux parvenant à allier réflexivité scientifique et ajustement aux exigences scolaires, tendent à se recruter davantage au sein des classes dominantes. Mais on pourrait élargir la démonstration de Muriel Darmon en montrant qu’à l’espace hiérarchisé des filières qui composent l’enseignement supérieur [11], correspond un espace des définitions légitimes du temps et du savoir, et des rapports effectifs au temps et au savoir. Les exigences temporelles et cognitives sous-tendues dans les différents segments de cet ordre d’enseignement, mais aussi les dispositions à l’égard du temps et du savoir des publics accueillis, varient en effet avec le rôle joué par la filière dans la reproduction de l’ordre social. Comparer les résultats auxquels parvient l’auteure avec des travaux donnant à voir la diversité des dispositions engagées par des étudiants fréquentant des segments distincts de l’enseignement supérieur, qu’il s’agisse par exemple des étudiants en médecine et en sociologie étudiés par Mathias Millet [12] ou des élèves de STS décrits par Sophie Orange [13], permettrait dès lors de mieux saisir la spécificité de ce que l’on peut nommer la socialisation préparatoire.
Les caractéristiques propres à cette socialisation tiennent donc au moins autant aux dispositions acquises antérieurement par le public modal de ces formations (généralement issu des classes favorisées), qu’à la position distincte et distinctive qu’elles occupent dans l’espace de l’enseignement supérieur, mais également — et c’est tout l’objet de la dernière partie du livre de Muriel Darmon — qu’aux positions sociales et aux exigences professionnelles qui dessinent leur horizon d’attente. Cela engendre à la fois une homogénéisation et une différenciation des produits de la socialisation qui s’opère en « prépa ».
D’un côté, elles « préparent effectivement à accepter et même à apprécier les contraintes et le stress temporel, à ne pas ’’compter ses heures’’ lorsque l’urgence ou la situation l’exigent, à bannir, voire à honnir les temps vides ou la perte de temps, et à faire de l’usage ultrarationalisé du temps la pierre de touche de l’excellence et de la fierté professionnelles » (p. 308), dispositions clairement associées à l’exercice des fonctions de commandement dans l’économie. Mais de l’autre, les « prépas » scientifiques et commerciales étudiées par l’auteure, et l’on pourrait en dire tout autant des classes préparatoires littéraires, sont tendues vers des habitus différenciés, le type de dispositions exigées, construites et transmises en « prépa » différant selon la place que les préparationnaires sont appelés à jouer dans la division sociale du travail de domination [14]. Se trouve ainsi posée la question des rapports de force et des luttes entre les fractions distinctes de la classe dominante, s’appuyant sur des capitaux culturels distincts : littéraire, scientifique et commercial (p. 313-316).
Contribution importante à une sociologie des classes dominantes, le livre de Muriel Darmon permet d’éclairer d’un autre jour une dimension qui n’entrait pas dans le champ d’étude de l’auteure, à savoir les limites des dispositifs dits d’ « ouverture sociale ». Ces derniers prétendent favoriser l’accès des jeunes d’origine populaire aux grandes écoles et aux classes préparatoires afin de « diversifier les élites » [15]. Or, en décrivant avec précision les dimensions les plus discrètes et implicites du processus de socialisation en « prépa », Muriel Darmon met au jour les conditions sociales de possibilité et de succès de ce processus de dressage des futurs dominants. Si l’institution « enveloppante » que composent les classes préparatoires aux grandes écoles participe à la reproduction de l’ordre social, c’est au moins autant en préparant à l’exercice des fonctions de domination qu’en s’articulant à des propriétés et à des dispositions associées aux enfants des classes dominantes et à quelques « miraculés scolaires ». La prétendue « ouverture sociale » de ces formations, au demeurant circonscrite à une très faible proportion d’enfants issus des classes populaires, apparaît dès lors au mieux comme un vœu pieux, au pire comme un leurre, permettant de perpétuer les idéologies conservatrices de la promotion individuelle par l’École et de la circulation des élites.