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Recension Histoire

Les Juifs du Moyen Âge, une minorité persécutée ?

À propos de : M. R. Cohen, Sous le Croissant et sous la Croix, Seuil.


par Pierre Savy , le 12 mars 2009


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Au Moyen Âge, les Juifs ont été combattus et persécutés par les sociétés chrétiennes. En terre d’islam, en revanche, le statut de « dhimmî », quoique humiliant, leur assurait une certaine protection. En d’autres termes, il semble qu’il valait mieux être Juif sous le Croissant que sous la Croix.

Recensé : Mark R. Cohen, Sous le Croissant et sous la Croix. Les Juifs au Moyen Âge, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2008, 447 p.

Dans cet « inventaire des relations judéo-musulmanes et judéo-chrétiennes au Moyen Âge » (p. 332), Mark Cohen, professeur à Princeton et spécialiste de l’histoire des Juifs dans le monde arabo-musulman, entend comparer la situation des Juifs vivant en terre d’islam au Moyen Âge et celle des Juifs vivant dans la chrétienté à la même époque, et surtout expliquer la différence importante qu’on observe entre ces deux situations. Plus que la différence, donc, ce qui la cause : pourquoi, au Moyen Âge, la vie des Juifs « sous le Croissant » était-elle nettement préférable à celle de leurs frères « sous la Croix » ? Telle est la grande question posée par cet ouvrage comparatiste. On peut regretter que ce comparatisme ait été sélectif – pour l’Occident, l’Italie et l’Espagne (où les Juifs jouirent pendant un temps de conditions favorables) sont laissées de côté au profit de l’Europe du Nord-Ouest –, mais il faut se réjouir de ce que l’auteur ait osé ce comparatisme, et l’ait pratiqué avec constance.

Mythe et contre-mythe

Le projet et son cadre conceptuel et historiographique sont présentés dans les introductions du volume (celle de l’édition originale, qui date de 1994, et la nouvelle introduction rédigée en 2008) et même, non sans redondance, dans la première partie, « Mythe et contre-mythe » – car il s’agit bien, pour l’auteur, d’occuper une difficile position de neutralité, en naviguant à égale distance d’un mythe et d’un contre-mythe historiographiques.

Le premier, le « mythe », part d’une « conception larmoyante de l’histoire juive » en Occident (le « malheur ashkénaze ») et lui oppose la fameuse « symbiose » judéo-musulmane (Shelomo Dov Goitein), l’utopie d’un âge d’or interconfessionnel dans le monde arabo-musulman. Or divers auteurs, dont le plus connu est Salo Baron, ont tempéré cette vision ; et, à partir de la guerre des Six Jours (1967), face à la propagande et à l’antisémitisme arabes, qui valorisent le mythe de la symbiose judéo-musulmane pour accabler le sionisme et accréditer l’idée qu’une disparition de l’État d’Israël permettrait de retrouver l’harmonie d’antan, on a vu de nombreux historiens juifs souscrire à une « conception néo-larmoyante de l’histoire judéo-arabe » (p. 17). C’est le « contre-mythe », qui met l’accent sur les persécutions arabes et auquel ont eu recours beaucoup de Juifs orientaux, qui peuvent grâce à lui partager le « récit » ashkénaze et le rêve sioniste. On l’a dit, l’auteur veut se déprendre de ces mythes – mais présente comme indiscutable le fait que les relations entre Juifs et musulmans furent moins violentes que les relations entre Juifs et chrétiens (p. 19) et, pour finir et malgré qu’il en ait, il paraît plus proche du mythe que du contre-mythe.

On entre dans le vif du sujet avec la deuxième partie, qui explore « le domaine religieux et le domaine juridique ». Avec les chrétiens, la relation prend d’abord la forme d’une rupture, d’autant que les deux religions sont en concurrence (le judaïsme demeure prosélyte jusqu’au IVe siècle) ; mais divers aspects, telles la pensée d’Augustin et sa fameuse doctrine des Juifs comme « peuple témoin », jouent un rôle apaisant. Pour l’islam, il faut d’abord parler d’une concurrence entre les deux religions ; mais, assez vite, les relations du judaïsme avec l’islam, qui ne sont pas empoisonnées par des thèmes porteurs de haine, se font moins difficiles que celles qui unissent le judaïsme au christianisme. L’hostilité réelle des musulmans n’exclut pas la possibilité pour les « peuples du Livre » de vivre en terre d’islam, à condition d’obéissance et du versement d’un tribut ; du reste, l’islam se pense dans ses origines comme parallèle au judaïsme, et non en filiation avec lui – à la différence du christianisme, il n’a pas « besoin d’établir son identité aux dépens des Juifs » (p. 83) ; la doctrine musulmane de la falsification des livres sacrés (tahrîf) est toute différente de la doctrine chrétienne de la préfiguration. En somme, le conflit est moins passionné.

Concernant le statut juridique, on retrouve ce déséquilibre marqué (signalons dès maintenant que cette alternance, peut-être inévitable, de passages judéo-chrétiens sombres et de passages judéo-musulmans plus souriants paraît un peu routinière). Dans le « droit des Juifs » occidental coexistent plusieurs droits – en particulier le droit romain, dont l’influence demeure décisive, et le droit canonique, notamment la bulle Sicut Judeis, qui, de façon caractéristique, protège les Juifs au prix de leur abaissement et de leur infériorité. Les choses se détériorent avec le temps : la dimension protectrice de l’Église envers les Juifs diminue nettement au XIIIe siècle. La fin du Moyen Âge est la période des restrictions, des exclusions, enfin des expulsions : en somme, « la marginalité dégénéra en exclusion » (p. 128). Les terres d’islam présentent un visage tout différent : le statut de dhimmî y permet de se soumettre à la loi musulmane en bénéficiant, contre le versement d’un tribut (la jizya), d’une certaine autonomie interne et en jouissant du statut de sujet, là où l’Occident privait les Juifs de la pleine capacité politique. Et puis les Juifs sont un cas parmi d’autres de dhimmîs, tandis qu’ils ont en Occident un statut tout à fait hors du commun. L’auteur, analysant notamment en détail le « pacte d’Omar », souligne l’uniformité et la permanence relative du droit musulman à l’égard des Juifs. Un statut humiliant, mais qui donne la protection et la sécurité, bien préférables à la précarité des conditions de la présence juive en Occident.

Il fut un temps où un tel livre aurait été critiqué pour son effort d’expliquer une réalité historique donnée par des considérations culturelles, voire théologiques, plutôt que par quelque détermination de fond, entendez infrastructurelle [1]. L’auteur s’en doute, qui se demande s’il est « possible de privilégier de façon aussi catégorique le rôle de la théologie » (p. 113). Mais nul ne s’en indigne plus aujourd’hui, et ce passage consacré aux facteurs « culturels » est l’un des plus passionnants du livre.

L’intégration des Juifs dans la société arabe

Ce cadre religieux et juridique étant posé, les conditions concrètes de la vie font l’objet de l’analyse : dans la troisième partie, il s’agit du « domaine économique », où l’on constate de fortes interactions entre Juifs et gentils. Là encore, la différence est nette : le monde chrétien condamne le commerce, se méfie du marchand et établit une quasi-équivalence entre l’étranger, le commerçant et le Juif. Et, étonnamment, quand reculent les préventions à l’égard des marchands, à partir du XIIe siècle, les Juifs en pâtissent, en lesquels les nouveaux marchands chrétiens voient des concurrents. Marchand, le Juif est aussi prêteur d’argent – d’où l’idée, débattue, que l’usure ferait beaucoup pour son impopularité. Dans les pays musulmans, les Juifs, d’autant mieux intégrés que l’islam considère favorablement le commerce et ses profits, se livrent à des activités économiques beaucoup plus diversifiées : ils sont marchands et prêteurs, mais aussi artisans et même agriculteurs.

Concernant le « domaine social », objet de la quatrième partie, on sait déjà que les Juifs sont marginaux, mais reste à préciser de quelle manière. Le pacte d’Omar n’exclut pas, il distingue ; la présence de dhimmîs dans presque toutes les catégories de la société suscite des « fidélités catégorielles » qui estompent l’opposition entre musulmans et non-musulmans, comme le montre la grande intégration culturelle des Juifs de terre d’islam – l’auteur donne divers exemples impressionnants : Saadia Gaon parlait d’un imam au lieu d’un ’hazzan (un chantre juif) et même de « Coran » pour désigner la Torah !

Une très forte intégration à la société arabe va de pair avec une identité juive parfaite, tandis qu’en Occident, unifié et christianisé, le mariage des deux est plus problématique. En terre musulmane, Juifs et musulmans ont culturellement beaucoup en commun – la langue arabe, par exemple, mais aussi des pratiques religieuses (comme le culte des saints, phénomène interconfessionnel qui étonna deux voyageurs juifs européens). Bref, les Juifs occupent une place reconnue et stable, à une position inférieure et sans qu’une quelconque assimilation par l’égalité ne leur soit possible. Une autre cause de la plus grande tolérance des terres d’islam est leur bien plus grande hétérogénéité ethnique : le monde musulman a plus l’habitude de la diversité et craint moins les relations avec les Juifs que ne le fait l’Occident. « Les règles musulmanes étaient destinées à souligner et à renforcer la hiérarchie sociale, dont les non-musulmans étaient un élément accepté, fût-ce marginalement et dans une position inférieure » (p. 276).

L’Occident chrétien, une « société persécutrice »

La dernière partie du livre envisage les « Polémiques et persécutions » – et de nouveau l’on observe un grand déséquilibre : la littérature polémique antijudaïque chrétienne des adversus Judaeos, jusqu’au XIIIe siècle, est abondante. Les chrétiens utilisent souvent la Bible juive (l’« Ancien Testament ») contre les Juifs. La polémique porte surtout sur trois points : la caducité de la loi mosaïque, Jésus comme messie et les chrétiens comme vrai Israël, dont l’on débat lors de « disputes » fameuses (en particulier à Paris en 1240, à Barcelone en 1263 et à Tortosa en 1414-1415).

Au contraire, bien qu’avec l’islam aussi la polémique scripturale parût majeure, le combat de l’islam contre le judaïsme demeura fort secondaire – on le voit bien, les Écritures comme telles ne sauraient expliquer toute l’histoire ! Du même coup, il n’est guère besoin de « réponse » juive – il n’est pas de textes juifs entièrement tournés contre l’islam, à la différence de ce que l’on observe dans la chrétienté. Pour les musulmans, la polémique contre les Juifs n’est pas fondamentale dans leur propre définition, à la différence des chrétiens. Il y eut toutefois des persécutions perpétrées par les musulmans, bien sûr, surtout contre les chrétiens, mais aussi contre les Juifs (comme dans le royaume berbère de Grenade en 1066) ; mais le cas le plus fréquent était l’imposition du statut de dhimmî et l’échange de la protection contre le tribut ; et si les Juifs sont persécutés, c’est comme dhimmîs, non comme Juifs. Rien à voir donc avec la « société persécutrice » (selon la formule de Robert Moore, reprise par Cohen) qu’édifierait alors l’Occident chrétien. D’autant que l’islam est comparable au judaïsme sur un point décisif : la « pratique » y pèse lourd, et l’on a du même coup de la latitude dans le domaine de la « croyance ».

L’un des grands mérites de ce livre, qui en compte beaucoup, est de faire la part belle aux débats historiographiques et de présenter de façon très utile une grande quantité de travaux, de discussions et même de sources. Sous le Croissant et sous la Croix est d’abord une œuvre très utile, une synthèse remarquable. N’y cherchons pas ce qu’il ne prétend pas offrir : les objets envisagés par Cohen demeurent assez « naturels », ce que d’aucuns jugeront discutable – on lit ainsi qu’« il sera question d’un seul et même peuple, dont les racines plongent dans l’Antiquité du Proche-Orient, qui a vécu au sein de civilisations différentes, avec une seule et même religion » (p. 10). L’auteur verse donc dans un certain continuisme et même parfois dans la téléologie – quand il écrit que le « signe [distinctif imposé par Latran IV] annonçait la tristement célèbre "étoile jaune" des nazis » (p. 113)… Sur le plan de la méthode, il est des débuts de chapitre bien généraux (sur la hiérarchie, la marginalité, la sociologie, etc.), où le recours à des auteurs non-spécialistes (sociologues ou anthropologues le plus souvent), bien éloigné du contenu même du chapitre, semble un peu superflu.

Quant au lien avec l’actualité, il est évident, et la postface du volume, initialement publiée en 2002 (« Postface : un paradigme »), dit explicitement à quel point le livre est écrit avec à l’esprit l’actualité politique toujours brûlante du conflit israélo-arabe. Cette postface a une autre vertu : celle de faire prendre du recul et d’intégrer des nouveautés bibliographiques – car il serait facile de faire porter la critique sur l’ancienneté relative du livre : si l’on doit saluer sa traduction en 2008, on ne peut que relever l’important décalage chronologique avec laquelle elle intervient. La rédaction d’Under Crescent and Cross fut achevée en mars 1993 (p. 13) : cela occasionne quinze ans plus tard un retard bibliographique et historiographique évident. Ainsi Alienated Minority de Stow, un ouvrage remarquable au demeurant, mais publié en 1992, paraissait alors la pointe de l’historiographie sur les Juifs dans la chrétienté médiévale ; les travaux si discutés d’Israël Yuval (notamment son ouvrage de 2000, traduit en anglais sous le titre Two Nations in Your Womb) sont inconnus sinon dans la postface, etc. Mais à quoi bon insister sur cette carence inévitable pour de simples raisons chronologiques ? Soulignons plutôt les réponses nombreuses et riches que ce volume apporte à une question simple, claire, fondamentale, et qui rencontrera de l’écho chez maints lecteurs.

par Pierre Savy, le 12 mars 2009

Pour citer cet article :

Pierre Savy, « Les Juifs du Moyen Âge, une minorité persécutée ? », La Vie des idées , 12 mars 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-Juifs-du-Moyen-Age-une

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Notes

[1Voir sur ce point, par exemple, la préface que Paul Veyne donna en 1983 à l’édition française de Genèse de l’Antiquité tardive [1978], de Peter Brown, pour défendre le livre contre pareilles critiques.

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