Recensé : Claire Zalc, Melting shops : une histoire des commerçants étrangers en France, Perrin, coll. Pour l’histoire, 2010, 330 p.
En sciences sociales, on ne peut qu’être frappé par la faible place qu’offre la foisonnante littérature sur les acteurs économiques à la figure du « petit » (entrepreneur, patron) et aux structures dans lesquelles cette figure se meut. Les raisons de la mise à l’écart de cette « classe inconnue » — à classer « parmi les forces déclinantes qui méritaient davantage une nécrologie qu’une analyse » comme l’écrivait Heinz-Gerhard Haupt [1] — sont connues. Claire Zalc nous le rappelle dès l’introduction, évoquant la méfiance des historiens à l’égard des indépendants, perçus comme garants de l’identité nationale et nécessairement attirés par les mouvements réactionnaires. En s’intéressant aux indépendants immigrants, frange réduite — quoique présente dans l’imaginaire collectif, en témoigne notamment le Petit dictionnaire pour lutter contre l’extrême droite [2] que l’auteure cite (p. 83) — de cette population, durant l’entre-deux-guerres, l’auteure offre à lire un travail d’histoire sociale riche d’enseignements sur l’hétérogénéité des acteurs qui la constituent. Éléments de cadrage quantitatif et juridique se mêlent ainsi aux trajectoires de ces individus qui ont un jour emprunté les chemins de l’indépendance professionnelle en France [3], à l’instar de Norbert Elias. Au fil des pages, on retrouve le sociologue, éphémère fabricant de jouet, à plusieurs reprises et celui-ci attire notre attention sur deux traits caractéristiques de l’ouvrage : la posture argumentative adoptée ainsi que le travail d’analyse des données réalisé au plus près des acteurs de cette histoire.
Chasseresse de mythes
« Sur cet univers, les idées reçues sont légion » (p. 12) : ce constat établi à la deuxième page de l’introduction innerve l’ensemble de la démonstration proposée, dans le droit fil de la posture que prêtait Norbert Elias aux sociologues en particulier, aux scientifiques en général [4]. L’introduction balaie une large palette de « mythes » (p. 13), de poncifs, de clichés sur l’entrepreneur immigré que l’auteure, à l’aide de son matériau, s’applique à déconstruire. La devanture de ce travail est, à cet égard, séduisante mais trompeuse. De l’image accrocheuse, qui nous promet les vitrines les plus exotiques du Pletzl, au titre, qui introduit les « commerçants étrangers en France », cet artifice éditorial s’inscrit en porte-à-faux par rapport aux nombreux résultats originaux défendus dans l’ouvrage.
Concernant la catégorie de « commerçant » tout d’abord, l’auteure rappelle la profonde confusion qui règne alors dans la séparation de celle-ci d’avec celle d’artisan : « De fait le commerçant ne correspond pas, alors, à une réalité stable dont on pourrait précisément tracer les contours. [...] Ouvrier et patron, le petit commerçant fabrique souvent ce qu’il vend. La distinction entre artisan et commerçant fondée sur la différenciation du type d’activité (fabriquer pour l’artisan, vendre pour le petit commerçant) manque encore de pertinence » (p. 31). Si la division par métiers, qui n’opère pas de distinction entre activités collectives et activités individuelles, grève tout au long du XIXe siècle la saisie statistique des « commerçants », le classement par statuts, introduit à la fin du XIXe siècle et qui est encore usité en 1936, n’atténue que faiblement cette confusion. Ainsi, devant cette observation, c’est davantage des « indépendants » et de la place de ceux-ci parmi les immigrants dont traite Claire Zalc en apportant de nombreux éléments d’intelligibilité de l’évolution juridique comme symbolique de cette taxinomie économique et de sa perméabilité aux immigrants. Contre la représentation d’une nécessaire ascension par l’accession à ce statut et d’une permanence de celui-ci une fois endossé, l’auteure souligne, par l’étude de quelques cas (chapitre 5), la multiplicité des trajectoires dans lesquelles intervient un passage par l’indépendance professionnelle. La désirabilité du statut variant selon les périodes, il n’est pas toujours revendiqué par les postulants à la nationalité française qui préfèrent alors mettre l’accent sur leurs qualifications et leur travail (p. 135 et seq.).
C’est ensuite le caractère « étranger » de ces commerçants qui, à l’épreuve des données, est porté à discussion : « du “tailleur juif” au “bougnat auvergnat”, de l’“épicier arabe” au “maçon italien”, les poncifs fusent sur cette thématique dès que l’on évoque les petits commerçants étrangers. » (p. 83) Aux théories sur les spécialisations ethniques (irriguées par deux arguments : un penchant inné pour certaines tâches ; l’importation plus aisée de certains produits ou de certains savoir-faire) parfois avancées par les migrants eux-mêmes (p. 88), Claire Zalc oppose « les faits » (p. 89) qui, s’ils abondent dans le sens des représentations de sens commun en première analyse, soulignent deux choses :
- Les métiers exercés en France ne correspondent généralement pas à ceux qui sont exercés dans les pays d’origine et la mise en perspective de la trajectoire migratoire et du contexte d’installation montre souvent une adaptation aux contraintes et aux opportunités rencontrées : l’emploi dépend alors des réseaux d’interrelations dans le pays d’arrivée et des aléas de la conjoncture économique (le fait que la « crise engendre la multiplication des inscriptions de détresse par des jeunes immigrants célibataires » (p. 72) explique ainsi le fait que le taux de célibataires croît parmi cette population dans l’entre-deux-guerres). Dans ce faisceau explicatif, les « filières migratoires » occupent une place de choix : « Le petit entrepreneur pionnier [primo-arrivant d’une nationalité donnée] est en mesure de faire fonctionner la filière migratoire lorsqu’il peut proposer aux “suivants” des perspectives d’emploi. » (p. 153) Cet avantage étant, observe Claire Zalc, directement lié au statut d’indépendant et explique pour beaucoup les spécialisations observées.
- Si spécialisation il y a pour certaines origines nationales (spécialisation observée par l’écart entre la part d’individus d’une nationalité dans un secteur et la part d’individus étrangers dans ce même secteur pour la période 1921-1939), il n’y a jamais majorité absolue [5] de ce secteur au sein de chaque groupe national. Il en va ainsi, souligne Claire Zalc, des Italiens qui sont pour 18% dans le bâtiment (contre 5,6% des étrangers) mais sont, pour autant, pour 24% dans l’alimentation.
Ces observations conduisent l’auteure à souligner que « les catégories de “maçon italien”, de “cordonnier grec”, d’“épicier arménien” ou encore d’“artisan étranger” sont des constructions dont le contenu varie selon les contextes. » (p. 97).
Claire Zalc constate par ailleurs que le caractère « étranger » de ces indépendants ne s’affiche que très rarement en lettres capitales sur leurs vitrines [6] et ce caractère n’est souvent révélé que quand les commerçants y sont explicitement invités. Car l’histoire qu’écrit cet ouvrage est aussi celle d’une fermeture progressive du milieu boutiquier aux étrangers, concomitante d’une visibilité accrue en raison de procédures de plus en plus strictes de contrôle de nationalité. De la « liberté du commerce pour tous » instaurée par le décret d’Allarde de mars 1791 et confirmée par le Code du commerce de 1807, on glisse dès la fin du XIXe siècle vers des restrictions de plus en plus prégnantes alimentées par une méfiance grandissante envers l’« étranger ». La crise des années 1930 constitue le point d’orgue de ce processus de stigmatisation avec notamment, sous couvert d’honnêteté commerciale, l’obligation d’inscrire le nom patronymique intégral sur les enseignes et les papiers commerciaux des entreprises ainsi que l’instauration d’une carte de commerçant étranger.
La visibilité de ces immigrants indépendants est donc réduite mais, pour autant, et c’est là un quatrième axe d’analyse déployé par Claire Zalc – en direction cette fois du mythe des « quartiers d’immigration » –, leur rapport à l’espace urbain est singulier : « Les boutiques et les ateliers sont des lieux de vie et de travail où se jouent les appartenances locales à un quartier, une rue, un voisinage. » (p. 171) et ce rapport à l’espace est un point d’entrée vers cet univers. En effet, Claire Zalc n’étudie pas les indépendants immigrants « en France » mais dans le département de la Seine. Cette précision n’est pas mince tant le propos et les données renvoient la plupart du temps à cette réalité géographique. L’auteure observe ainsi que, en raison de l’intrication forte entre espace de vie et espace de travail des indépendants et bien que les indépendants immigrants occupent davantage les « recoins urbains » (p. 175) que leurs homologues français, « Les quartiers d’immigration se construisent autour des entreprises des étrangers » (p. 180). Cette phrase, très riche d’implications (elle instaure une causalité directe, des entreprises vers les quartiers), qui vient achever cette entreprise de démystification conduite des chapitres 2 à 7, reste toutefois peu étayée par les données mobilisées malgré une explication cohérente en termes d’opportunités d’emploi et de logement se déployant au sein des filières migratoires.
Une histoire sociale incarnée
Le tour de force du travail de Claire Zalc, qui lui permet par ailleurs d’aboutir aux conclusions détaillées ci-avant, est de parvenir à faire vivre au lecteur, uniquement au travers des quelques traces administratives laissées au cours d’une vie en France ou en croisant ces traces avec des récits d’époque, les trajectoires de ces indépendants immigrants. Plus qu’indexés sur le référentiel spatio-temporel qui les sous-tend, les propos de l’auteure sont le plus souvent incarnés par ces travailleurs modestes qui donnent vie à une histoire sociale et économique du premier vingtième siècle. Par une louable modestie interprétative, Claire Zalc restitue finement la diversité des trajectoires sans tomber dans le travers de faire d’un cas généralité.
Outre Norbert Elias et quelques autres figures intellectuelles du premier demi-siècle, on retrouve ainsi Maurice Arnoult (migrant provincial devenu cordonnier parisien, rencontré à plusieurs reprises au gré des chapitres et dont le parcours est « calqué sur celui des étrangers » (p. 98)), Arcangelo Indelicato (immigré italien passé d’ouvrier serrurier salarié à marchand forain (p. 124) qui exemplifie les sinuosités des trajectoires de déclassement dans lesquelles intervient l’indépendance), Thadée Kwasniewski (immigrant polonais auquel le mariage avec une propriétaire immobilière ouvre des opportunités locatives (p. 145), David Rotbard (boucher dont la biographie familiale permet d’appréhender le rôle de la maisonnée, fondée ici sur une triple proximité : d’origine, de profession et de localisation (p. 150)), Ti Hu Chan (immigrant chinois qui s’installe comme ambulant dans l’année qui suit sa domiciliation en France (p. 159)) et bien d’autres indépendants immigrants traités comme acteurs historiques. L’articulation des chapitres permet de voir s’entrecroiser ces trajectoires individuelles avec l’évolution du cadre juridique d’exercice et l’histoire économique et politique plus générale. On peut toutefois regretter que la finesse du trait au travers duquel Claire Zalc s’applique à restituer ces trajectoires, et qui fait de cet ouvrage une incontestable réussite, n’en laisse pas plus souvent parler les tendances générales, tendances auxquelles son matériau semblait ouvrir l’accès [7].Au total, cet ouvrage rend accessible à un large public un travail universitaire méticuleux et ouvre, par ses conclusions probantes, son ancrage littéraire [8] ainsi que l’articulation de ses méthodes, à une large zone de dialogue interdisciplinaire sur un objet souvent analysé sous les traits de l’individu entrepreneur kirznerien.