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Recension Histoire

Les Tunisiens de Paris

À propos de : A-S. Bruno, Les Chemins de la mobilité. Migrants de Tunisie et le marché du travail parisien depuis 1956, Éditions de l’EHESS.


par Yann Scioldo-Zürcher , le 4 juillet 2011


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Dans un livre d’une grande inventivité méthodologique, Anne-Sophie Bruno retrace les trajectoires professionnelles des migrants venus de Tunisie à Paris durant les Trente Glorieuses. Cette histoire renouvelle en profondeur les savoirs sur les migrants postcoloniaux et sur le fonctionnement du marché du travail avant la crise des années 1970.

Recensé : Anne-Sophie Bruno, Les Chemins de la mobilité. Migrants de Tunisie et le marché du travail parisien depuis 1956, Paris, Éditions de l’École des hautes études en Sciences sociales, 2010. 286 p., 23 €.

Synthèse d’un travail de doctorat en histoire contemporaine [1], cet ouvrage d’Anne-Sophie Bruno étudie les mobilités professionnelles de migrants « natifs de Tunisie », venus s’installer en Île-de-France au lendemain de l’indépendance. L’auteure ne cantonne cependant pas son approche aux seules trajectoires professionnelles des individus en situation migratoire mais les lie, au contraire, aux évolutions politiques, juridiques et économiques connues par le pays d’accueil dans le second XXe siècle. En faisant ainsi dialoguer sociohistoire des migrations, histoire économique et sociologie du travail, cette étude met au jour les rapports existants entre les processus d’intégration et de pérennisation sur un marché français de l’emploi segmenté et la construction des identités sociales de populations qui relevaient, du temps du protectorat, de statuts juridiques et culturels multiples. De même, la recherche montre clairement que l’analyse d’une population migrante et marginale à l’échelle des habitants de France n’en constitue pas moins un formidable révélateur de l’histoire économique des Trente Glorieuses et de la crise économique qui s’en est suivie. L’histoire de l’immigration, on le sait, n’est plus un « terrain en friche » ; mais, au-delà du constat d’un espace de recherche investi, elle est aussi un lieu d’innovations, notamment en termes de construction méthodologique et d’usage des archives. Anne-Sophie Bruno nous propose ici un remarquable exemple des dynamiques qui se développent dans les études sur les migrants.

Les « natifs de Tunisie »

En refusant le modèle proposé par les ethnic studies nord-américaines, qui étudient séparément les groupes de migrants en fonction de leurs caractéristiques culturelles, nationales, géographiques ou religieuses, Anne-Sophie Bruno a comparé les trajectoires de populations qui, du temps du protectorat français, dépendaient de statuts juridiques et culturels multiples. L’intervention française de 1881, on le sait, n’a pas créé la « mosaïque tunisienne », mais elle l’a considérablement complexifiée et figée [2]. Les musulmans, collectivement renvoyés au bas de l’échelle sociale et politique, alors qualifiés « de protégés français », y étaient toujours distingués des populations juives ; mais ces dernières, sans avoir été collectivement naturalisées comme ce fut le cas dans l’Algérie coloniale en 1870, ont cependant connu des facilités pour acquérir la nationalité française. Leur groupe, déjà particulièrement complexe du fait de ses origines multiples, se trouva désormais pris dans cet « entre-deux colonial », si bien décrit par Albert Memmi [3], qui faisait d’eux une population culturellement francisée mais sans toujours être juridiquement membres de la nation française. Le système colonial distinguait encore les étrangers, souvent italiens, voire les Espagnols réfugiés de 1939, eux aussi très rapidement francisés mais pas toujours devenus « Français par acquisition ». Enfin, les populations « françaises de France », ou nées en Tunisie de parents français, occupaient avec plus de facilités les places économiques et sociales élevées.

L’indépendance, en 1956, entraîna la fin de ces stratifications sociales ; l’homogénéisation culturelle et religieuse voulue par le nouveau pouvoir, une situation économique se dégradant et des tensions politiques constantes ont provoqué, en une dizaine d’années, le départ définitif vers l’ancienne métropole des Français, des étrangers européens et des populations juives. Animés d’un projet migratoire différents et sans renier toute idée de retour, les Tunisiens, anciennement « protégés français », ont aussi suivi les mêmes chemins migratoires. En comparant ainsi les trajectoires professionnelles de ces groupes multiples dont le point commun est d’être « natifs de Tunisie », et sans privilégier un groupe par rapport à un autre, Anne-Sophie Bruno a pu ainsi observer l’influence des appartenances nationales d’origine – des « identités de papiers » pour reprendre l’expression de Gérard Noiriel – et des catégories coloniales dans lesquelles des individus arrivés concomitamment sur le marché parisien du travail étaient jusqu’alors assignés [4]. Il s’agit là d’une construction méthodologique particulièrement intéressante, car en observant ces natifs, l’auteure ne préjuge pas que la société coloniale s’est simplement déplacée de Tunisie vers la France, ce raccourci étant malheureusement très présent dans les études postcoloniales, mais démontre très clairement les processus historiques d’intériorisation qui ont conditionné les chemins professionnels pris en migration. Si l’idée était jusqu’alors sous-entendue dans de nombreux travaux, Anne-Sophie Bruno expose la complexité des mécanismes juridiques et sociaux qui font que les groupes auparavant constitués en situation coloniale se réactivent dans le contexte politique de l’ancien pays colonisateur. En ce sens, le travail présenté laisse une empreinte profonde dans l’historiographie des études postcoloniales.

Des sources archivistiques inédites et passionnantes

Par ailleurs, la grande originalité de ce travail réside aussi dans l’exploitation d’archives jusqu’alors peu mobilisées dans les études sur les migrants. Anne-Sophie Bruno a tout d’abord constitué un échantillon de 421 dossiers nominatifs de retraite ouverts par la CNAV (Caisse nationale d’assurance vieillesse) d’individus nés en Tunisie entre le début du siècle et la fin des années 1930, et les a croisés avec les caractéristiques des entreprises et des trajectoires professionnelles de leurs collègues, natifs ou non de Tunisie. L’auteure a adjoint à cette première source deux échantillons d’entreprises du bâtiment et de la confection, afin de mieux comprendre les caractéristiques des espaces d’emploi. Elle a ainsi pu recueillir 5 903 « épisodes d’emploi » qui permettent la comparaison des trajectoires. De plus, pour mener à bien l’étude des travailleurs de nationalité tunisienne, Anne-Sophie Bruno a dépouillé les archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, qui conserve les demandes d’obtention de la carte de commerçant étranger. Elle a aussi étudié 200 dossiers de naturalisation. Enfin, quelques entretiens avec des individus représentatifs des différents groupes ont été menés. La difficulté d’accès à ses sources, et surtout le traitement statistique selon les méthodes dites de régression qu’elles exigent, n’ont pas découragé l’auteure qui a su construire une exploitation particulièrement efficace ; on notera en annexe de l’étude une présentation détaillée fort judicieuse de ces archives et de leur traitement statistique. Par ailleurs, au-delà de l’approche sérielle, l’auteure a mobilisé pour son analyse les concepts de continuité et de discontinuité professionnelle, les théories de la segmentation du marché du travail et des réseaux sociaux et de diffusion de l’information, développée par Mark Granovetter. Cette approche conceptuelle judicieuse donne une grande clarté aux processus sociaux qui ont entraîné les recours variables des individus à leur communauté d’origine et les réponses multiples qu’ils ont su apporter à la crise économique et aux bouleversements de l’appareil productif français. Il ressort ainsi une « comparaison convergente » [5] extrêmement fine, qui met particulièrement bien au jour les moments-clefs vécus par les individus en migration. Anne-Sophie Bruno renseigne les moments de l’arrivée et de l’insertion sur le marché de l’emploi. En historienne qui a le souci constant du temps, elle n’omet pas de poursuivre son analyse à l’échelle du déroulement d’une vie professionnelle en métropole. On notera enfin l’extrême plaisir à la lecture donné par une écriture rigoureuse qui a le souci de faire dialoguer l’histoire, la sociologie et l’économie.

Rapatriés, migrants politiques et économiques…

L’auteure montre combien la différence de statuts coloniaux entre Français, Tunisiens et étrangers « natifs de Tunisie » est prégnante dès les premiers pas en migration, lorsque se pose notamment la question de la continuité des carrières, et finit par conditionner une grande partie de la vie professionnelle à venir. Les Français qui avaient un statut de fonctionnaire ont simplement poursuivi leur métier en métropole ; l’État assurant alors la continuité territoriale des emplois à ses fonctionnaires d’administration centrale et territoriaux rapatriés. Les Français du secteur privé, quant à eux, possédaient déjà un habitus professionnel en milieu colonial, le plus souvent urbain. S’ils ont plus facilement poursuivi une carrière professionnelle dans un segment stable et ont connu peu de discontinuité professionnelle, ils ont cependant dû affronter des déclassements parfois importants. Aussi, cette étude présente une histoire en filigrane des rapatriés des protectorats qui, avant les lois créées à l’intention des Français rapatriés d’Algérie à la toute fin de l’année 1961 et longuement améliorées tout au long de l’année 1962, ont dû faire face à une politique publique de réintégration en métropole peu innovante, et qui n’a finalement bénéficié qu’aux plus aisés. Cet encadrement juridique peu audacieux des rapatriements ne fut donc pas déterminant pour l’intégration des Français du secteur privé dans le monde du travail : les populations juives de nationalité française conservent ainsi un comportement professionnel différent de celui des Français de naissance [6]. Les populations de « l’entre-deux colonial », quant à elles, n’ont pas connu de telles facilités, les aides au rapatriement étant réservées aux seuls nationaux. Elles pouvaient ainsi être particulièrement fragilisées, surtout lorsque leur État d’origine ne leur offrait pas ou peu de protection consulaire. Les populations juives tunisiennes furent particulièrement vulnérables, notamment lors de la crise antijuive de l’année 1967. Contraintes à un départ rapide et définitif, elles ne furent prises en charge que par des réseaux associatifs et familiaux et ne purent jouir d’une continuité professionnelle facilitée. L’exemple développé de ce professeur de Tunis est particulièrement représentatif : ne pouvant faire valoir ses diplômes et expériences en France − il faut être de nationalité française pour prétendre à un emploi d’enseignant titulaire dans la fonction publique −, il conserva la pratique de son emploi mais dans un cours privé israélite [7]. Le déroulement de sa carrière s’en trouva modifié, les conventions collectives et les formes de pratique du métier n’étant pas les mêmes que celles réservées à ses collègues français.

Concernant les migrants tunisiens, et contre toute attente, la première décennie qui a suivi l’indépendance a été le cadre d’une migration juridiquement facilitée. Jusqu’en 1964, ces derniers ont bénéficié d’un régime dérogatoire qui soutenait leur venue en France dans des conditions proches de celles des Français. Ces commodités juridiques ont cependant progressivement été remises en cause à mesure que les intérêts des Français n’étaient plus à préserver en Tunisie. On notera cependant, à l’inverse des Français, que leurs carrières connaissent une tout autre destinée : elles subissent une importante discontinuité professionnelle et un recrutement spécifique sur le modèle développé dans les centres de formation professionnelle pour adultes. L’étude met enfin très judicieusement en parallèle la construction des réseaux de relations qui se tissent en migration et qui, du moins dans les premiers temps, assurent les circulations du capital économique et culturel au sein des groupes.

On voit ainsi clairement, sous la plume d’Anne-Sophie Bruno, se recomposer les trajectoires professionnelles où la différence entre Français d’origine et populations de « l’entre-deux-colonial » se révèle dans les emplois tenus, et où les discontinuités professionnelles sont les plus fortes pour les femmes et les Tunisiens. La réflexion menée autour des segments d’emploi permet aussi de comprendre comment chacun des groupes affronte les périodes de prospérité économique et de recomposition du marché du travail, avec l’installation durable de la crise économique. Après avoir connu d’importantes promotions professionnelles, les Français insérés sur le segment primaire du travail, qui leur assurait alors un haut niveau de salaire et une importante stabilité dans la relation employé / employeur, sont les plus touchés par les programmes de cessation anticipée d’activité. Ici encore, ils sont protégés par les lois sociales qui évitent une paupérisation des travailleurs les plus âgés au chômage. Les femmes et les Tunisiens, jusqu’alors majoritairement présents sur le segment secondaire du marché de l’emploi, qui assurait en temps de croissance économique des perspectives de carrière stagnantes mais stables en termes de salaire, vont, avec la crise, rester sur le marché de l’emploi, mais constituer alors d’importants contingents de travailleurs pauvres. Les « natifs de Tunisie » insérés sur le segment intermédiaire de l’emploi, espace mixte où se retrouvent les deux tiers des Français par acquisition, la moitié des Français et un tiers des étrangers natifs de Tunisie, ne subissent pas le chômage de masse mais la diminution de leur salaire en fonction des conjonctures économiques. Les Tunisiens, quant eux, victimes du chômage « des cols bleus », sont contraints à un abandon prématuré d’activité, voire à un retour en Tunisie (en 1975, la carte de travail à validité permanente est supprimée, un Tunisien sur trois rentre alors précocement dans son pays d’origine), tandis qu’une partie d’entre eux s’établit à son compte. On retrouve ainsi la figure si commune de l’étranger, exerçant une profession dans le petit commerce de proximité [8]. Émerge alors la figure de l’épicier maghrébin, soumis à la fois à la crise des emplois pour les étrangers, à la crise du petit commerce et à des contraintes juridiques importantes ; il faut attendre la loi du 17 juillet 1984 pour que les commerçants étrangers puissent exercer librement la profession de leur choix en France.

En montrant la complexité des processus qui encadrent les trajectoires professionnelles, nés du temps de la colonisation et réactivés en métropole par les règles qui président à un marché de l’emploi segmenté générateur d’inégalités, Anne-Sophie Bruno propose un renouvellement conséquent des savoirs sur les migrants postcoloniaux. Sans prêter la moindre audience aux explications convenues et simplistes, elle démontre comment a pu perdurer le poids des hiérarchies coloniales et précise leurs répercussions sur les constructions identitaires des individus en migration. Enfin, ce précieux travail révèle très clairement le fonctionnement macroéconomique de la France des Trente Glorieuses et de la crise économique qui s’ensuivit. Il historicise les liens complexes, inégalitaires et complémentaires, qui se sont tissés entre travailleurs français et étrangers. Cette étude, très importante par son inventivité historique et la compréhension qu’elle donne de la complexité des choses, fera date.

par Yann Scioldo-Zürcher, le 4 juillet 2011

Pour citer cet article :

Yann Scioldo-Zürcher, « Les Tunisiens de Paris », La Vie des idées , 4 juillet 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-Tunisiens-de-Paris

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Notes

[1Anne-Sophie Bruno, César, Azzedine, Zouiza et les autres. Marchés du travail et trajectoires sociales des migrants de Tunisie en région parisienne (de 1956 à nos jours), thèse de doctorat d’histoire réalisée sous la direction de Catherine Omnès, à l’université de Versailles-Saint-Quentin, décembre 2006.

[2Lucette Valensi, Abraham L. Udovitch, Juifs en terre d’islam. Les communautés de Djerba, Paris, Éd. Archives contemporaines, 1984.

[3On se reportera évidemment à son ouvrage phare Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Éd. Buchet/Chastel, 1957.

[4Gérard Noiriel, Réfugiés et sans-papiers, la République face au droit d’asile, XIXeXXe siècle, Paris, Hachette Littératures, coll. «  Pluriel  », 1998.

[5Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, Le Nœud Gordien, Presses Universitaires de France, 2002, p. 27 et suivantes.

[6Voir, à titre d’illustration, Nancy L. Green, Du Sentier à la 7e avenue, la confection et les immigrés. Paris New-York, 1880 – 1980, Paris Seuil, 1998. On remarque ainsi que les travailleurs de la confection parisienne, originaires du Maghreb, sont principalement natifs de Tunisie, voire du Maroc et peu d’Algérie.

[7Voir p. 96 et suivantes.

[8Anne-Sophie Bruno, Claire Zalc (dir.), Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers en France (XIXe-XXe siècle), Actes des journées d’études des 23 et 24 octobre 2003, Paris, Publibook Université, 2006.

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