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Réception du Grand Condé par Louis XIV par Jean-Léon Gérôme (1878)

Recension Histoire

Le roi, ses oncles et ses cousins

À propos de : Arlette Jouanna, Le Sang des princes. Les ambiguïtés de la légitimité monarchique, Gallimard


par Lucien Bély , le 2 décembre


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En raison de leur parenté avec le souverain, les « princes de sang » peuvent lui succéder. Élevés au-dessus de toute la noblesse, mais tenus à distance des affaires de l’État, ils ne renoncent pourtant pas à jouer un rôle politique.

L’éminente historienne moderniste, Arlette Jouanna (1936-2022), a pu terminer ce livre, publié peu après sa mort. Après avoir évoqué, dans ses deux précédents ouvrages, le pouvoir absolu en 2013 et le prince absolu en 2014, elle se penche sur les parents du roi de France. Le titre est un peu trompeur : plus que du sang des princes, qui tient certainement une place importante ici, il s’agit d’une étude sur les princes dits « du sang ».

Un groupe d’hommes

La monarchie française cherche à se préserver au fil du temps en assurant des règles de succession claires et efficaces, fondées sur la seule parenté. Elle introduit aussi l’exclusion des femmes, puis des descendants de femmes, pour éviter que la France ne se fonde dans un autre royaume à la suite du mariage d’une reine : c’est la loi dite salique. Cela réduit encore le nombre de successeurs possibles.

L’idée s’impose également que le sang transmet des qualités spécifiques, ce qui rend le sang royal d’autant plus précieux. Les princes qui ont une parenté avec le souverain et peuvent donc lui succéder sont nommés princes du sang royal, « princes du sang », sans doute au XVe siècle. Arlette Jouanna décrit l’émergence de ce groupe d’hommes et étudie leur place dans l’histoire politique de la France.

Comme dans ses autres livres, elle s’appuie sur une vaste bibliographie, souvent très récente, et ses lectures attentives viennent nourrir et nuancer son propos. Elle construit un raisonnement subtil et maîtrisé, l’illustre d’exemples qui lui paraissent éclairants. Elle propose un récit associant la plus grande rigueur et la plus étonnante clarté et elle approfondit son approche dans des analyses fouillées et originales.

Son style, très reconnaissable et inimitable, ajoute beaucoup au plaisir de la lecture : jamais le propos ne se relâche, jamais il ne pèse pourtant, jamais l’expression ne s’obscurcit. Le travail d’Arlette Jouanna se reconnaît par son approche à la fois impassible et alerte du passé.

Des acteurs qui comptent

Sans le déclarer, en suivant l’objet de son enquête, les princes du sang, l’historienne propose une relecture de l’histoire de France sur la très longue durée et, à tout moment, elle propose des lumières nouvelles sur des événements et des évolutions qu’elle aide ainsi à mieux comprendre.

Dans une production historique qui, depuis des décennies, tourne volontiers le dos à la chronologie, surtout pour la période des temps modernes, Arlette Jouanna esquisse une histoire politique de la monarchie. Les princes du sang, par leur rang dans l’entourage royal où se prennent les décisions, et par leur puissance dans la société française, s’affirment souvent dans la vie publique comme des acteurs possibles dont les initiatives comptent beaucoup.

Après avoir étudié la genèse des princes du sang, l’historienne s’applique à voir comment les oncles du roi Charles VI (1368-1422) s’emparent du pouvoir en raison de la minorité puis des troubles mentaux du monarque. Elle voit comment s’organise une collégialité princière, comme si la parenté avec le souverain donnait une part de responsabilité dans la gestion du royaume.

Cette expérience se solde par des drames et échoue dans les soubresauts du conflit franco-anglais. Pour se tirer de cette guerre dite de Cent ans, la monarchie glisse vers un gouvernement plus autoritaire et, face à lui, les princes du sang exercent alors, de 1440 à 1650, le « devoir de révolte » qu’Arlette Jouanna a étudié dans un précédent ouvrage. En 1576, ils obtiennent un rang au-dessus de toute la noblesse. Ces princes prennent d’autant plus d’importance qu’à plusieurs reprises la succession se fait en appelant sur le trône des parents éloignés du roi défunt, ainsi Louis XII, puis François Ier.

Tenus à distance

Comme spécialiste des guerres de religion, l’historienne de la Saint-Barthélemy montre comment ces princes affrontent aussi, au XVIe siècle, le risque de la division religieuse entre le catholicisme et la Réforme. La crise devient durable lorsqu’il apparaît que le roi Henri III peut avoir comme successeur Henri de Navarre, certes descendant de saint Louis, mais cousin bien lointain, de surcroît protestant. Ce dernier finit par s’imposer comme le premier roi de la lignée de Bourbon sous le nom d’Henri IV, en se convertissant, le lien du sang lui donnant sa légitimité.

Les princes du sang ne cessent plus de défendre leur situation exceptionnelle, qui ne signifie pas pourtant une participation aux affaires de l’État. Cette exclusion leur déplaît : on voit ainsi Henri de Condé se dresser contre le gouvernement de Louis XIII et son fils Louis, le vainqueur de Rocroi choisir le camp espagnol contre son jeune cousin Louis XIV. Après l’échec de la Fronde, les princes semblent se résigner et ont à cœur de servir l’ordre hiérarchique.

L’analyse d’Arlette Jouanna ne souligne peut-être pas assez nettement la distinction qui s’opère au fil du temps, entre d’un côté la famille royale, avec les fils et petit-fils de France, et même les enfants légitimés, partageant la vie du roi, et de l’autre des princes du sang tenus plus à distance. Louis XIV fait entrer son fils puis son petit-fils au Conseil d’en-haut, car ce sont ses successeurs possibles, mais il écarte du cercle de la décision ses autres parents. Un chapitre aborde plus spécifiquement le cas des princesses du sang, et cette mise au point est utile et éclairante.

Arlette Jouanna évoque au passage la situation dans des pays étrangers, mais son étude reste avec prudence centrée sur la France pour ne pas compliquer le propos. Il convient néanmoins de rappeler que le petit cercle des princes du sang se trouve impliqué dans des affaires européennes, à travers des mariages que ces seigneurs français contractent parfois avec des princesses étrangères ou qui conduisent des parentes du roi à gagner une autre cour en Europe, faisant vivre une véritable société des princes.

Querelles entre princes

Tous ces princes ont encore la tentation de participer au gouvernement du royaume, s’ils le peuvent. Le neveu et gendre de Louis XIV, Philippe d’Orléans, devient régent en 1715 et Arlette Jouanna souligne les « aubaines ambiguës » de la régence, qui permet aux princes du sang de retrouver le chemin des affaires d’État. À la mort de son conseiller Dubois, Philippe prend même le titre de Premier ministre. Lorsqu’il meurt, le duc de Bourbon-Condé lui succède dans cet emploi. Ce n’est qu’une parenthèse.

Arlette Jouanna étudie de près les campagnes d’écrits qui accompagnent les querelles entre princes. Lorsque les princes du sang s’en prennent aux princes légitimés, fils de Louis XIV, qui ont obtenu en 1714 le droit de succéder à la couronne après les légitimes, ils utilisent une formule employée déjà dans le Traité des droits de la reine de 1667, évoquant l’« heureuse impuissance » des rois qui ne peuvent abolir les lois de l’État, affirmation paradoxale dans un contexte de pouvoir absolu. Cela aboutit à l’édit de juillet 1717 cassant la décision de Louis XIV. Le Parlement reprend de semblables raisonnements en 1753.

Les princes du sang prennent part aux débats qui marquent la fin de la monarchie absolue. Le prince de Conti, cousin de Louis XV, passe du statut de ministre sans portefeuille à celui d’opposant secret. Louis-Philippe d’Orléans se mêle aux discussions politiques et devient Philippe Égalité au temps de la Révolution : il veut être un citoyen comme les autres et un député parmi les autres. Peut-on oublier que son fils Louis-Philippe prend la couronne en 1830 après la chute de son cousin Charles X ?

Cet ouvrage d’Arlette Jouanna achève donc une passionnante trilogie. Il offre une relecture vive de l’histoire de la monarchie française en suivant de près ces consanguins du roi, toujours tentés de jouer activement, malgré tout, un rôle de figures politiques dans la vie publique.

Arlette Jouanna, Le Sang des princes. Les ambiguïtés de la légitimité monarchique, Paris, Gallimard, 2022, 355 p., 22, 50 €.

par Lucien Bély, le 2 décembre

Pour citer cet article :

Lucien Bély, « Le roi, ses oncles et ses cousins », La Vie des idées , 2 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-roi-ses-oncles-et-ses-cousins

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