À travers la notion de « chrononymes », Dominique Kalifa, entouré de treize historiens et historiennes, entend proposer une relecture des représentations laissées dans le vocabulaire courant par certains moments historiques. Ces expressions toutes faites sont de deux sortes : les chrononymes endogènes, produits par les contemporains eux-mêmes, et ceux postérieurs, issus d’un regard rétrospectif et révélateur du rapport d’une époque à une autre époque.
Tous les noms
Quatre cas seulement relèvent ici du premier type : « Restauration », « Risorgimento », « fin de siècle » et « Transition ». Pour la deuxième catégorie, la distance qui sépare l’époque de naissance de l’époque visée est très variable : très courte pour les « roaring twenties », expression qu’on rencontre dès 1931, alors que la fortune des « années folles », qui concerne la même période, est beaucoup plus tardive, selon Emmanuelle Retaillaud (fin des années 1950). Même contraste franco-américain pour « gilded age » et « Trente Glorieuses », cette fois en sens inverse.
La première expression, présente dans le titre d’un roman de Mark Twain et Charles Dudley Warner, The Gilded Age : A Story of Today (1871), ne prend forme rétrospectivement que dans les années 1920, sous la plume d’intellectuels réformistes. Ils reprennent l’expression négativement pour réclamer des réformes qui rompraient avec les abus d’une l’époque outrageusement dominée par les riches. Ainsi s’explique d’ailleurs son réemploi dans les États-Unis contemporains.
Comme le souligne Pascal Ory, les « Trente Glorieuses », elles, ont une date de naissance très précise, avec l’ouvrage de Jean Fourastié de 1979 et une capacité à trouver une datation très proche des faits eux-mêmes, à condition toutefois d’accepter le présupposé de Fourastié : indexer le temps historique sur la conjoncture économique. Cette coloration par l’approche économique de l’histoire est cependant plutôt rare et récente.
La plupart des noms d’époque tirent leur résonance du politique (Restauration, Risorgimento, âge victorien, Printemps des peuples, années de plomb, années noires, transición) ou de la chronologie des guerres (entre-deux-guerres, Stunde Null). Surtout, ils renvoient à l’atmosphère culturelle et sociale, parfois liée à l’histoire politique (fin de siècle, movida, années folles, âge d’argent russe, gilded age).
Ce privilège accordé à un aspect de la réalité historique visible explique en partie l’inégale capacité de ces chrononymes à résister à l’usure du temps. Ceux à résonance politique perdurent le mieux, tant l’imaginaire commun et la transmission par l’école restent structurés par cette grille traditionnelle. Il en va de même pour les chrononymes liés aux ruptures guerrières. Toutefois, comme le montre Dominique Kalifa à propos de l’« entre-deux-guerres », l’expression n’a pas la même présence et prégnance selon les pays. En Italie, la notion de « ventennio » fasciste l’emporte. En Allemagne, le découpage se fait entre les deux régimes, République de Weimar et régime hitlérien, qui structurent fortement la période.
La spatialité des chrononymes
Finalement, rares sont les noms d’époque capables de déborder à la fois les frontières temporelles conventionnelles et les frontières nationales. Malgré l’internationalisation de la recherche et la vogue actuelle de l’histoire transnationale, la construction des chrononymes est liée en général à chaque espace national, et chacun a du mal à sortir des frontières, même s’il relève de l’atmosphère culturelle.
Il n’y a pas d’« âge d’argent » (1900-1914) en France comme il y en a un en Russie. À l’inverse, la « fin de siècle » est très française, même si elle a un prolongement anglophone. Son extension à l’Europe centrale, à travers le titre de l’ouvrage célèbre de Carl E. Schorske (Vienne fin de siècle), relève d’une opération historiographique savante et très postérieure. Cette nationalisation des chrononymes (dont « l’âge victorien » est sans doute l’expression par excellence) semble une spécificité de l’histoire dite contemporaine.
La critique des chrononymes ainsi construits est presque aussi générale que leur caractère national. Elle dénonce ce trait justement faussement national et englobant énoncé par le nom d’époque considéré : la Belle Époque ne fut « belle » que pour quelques-uns ; la « fin de siècle » n’est qu’une invention d’une étroite frange intellectuelle ou artistique parisienne, londonienne et new-yorkaise ; la movida madrilène (Jeanne Moisand) se limita à des secteurs d’avant-garde non représentatifs de la société espagnole ; les « années folles » furent des années tristes pour la masse des familles endeuillées par la perte d’un proche. Les « Trente Glorieuses » ne furent perçues que tardivement, dans les années 1960 ou 1970 et, là encore, de façon inégale selon les lieux et les milieux concernés, comme l’a démontré en détail Rémy Pawin (Histoire du bonheur en France depuis 1945, Robert Laffont, 2013).
Cette critique interne, faite sur le moment ou a posteriori, se retrouve dans tous les chapitres du livre. C’est l’exercice de distinction favori des historiens, mais son efficacité est fort variable. La « Belle Époque » se porte toujours comme un charme, ainsi que l’a montré Dominique Kalifa (La Véritable Histoire de la Belle Époque, Fayard, 2017). La « fin de siècle », d’abord sulfureuse et dénigrée par les bien-pensants, a connu plusieurs retours en grâce et même une réhabilitation par les historiens, voire une fortune mondiale au-delà de son berceau parisien. La fortune du « Printemps des peuples », dont Jean-Claude Caron relate la genèse tardive, difficile et plutôt germano-centrée, a connu aussi récemment de nouvelles déclinaisons (« Printemps arabe », « Printemps érable »).
Ce décalage entre l’histoire savante et l’histoire perçue n’a rien de spécifique à l’époque contemporaine. Il y est peut-être plus aigu, à cause de l’accélération de l’histoire et surtout de l’inaptitude des historiens à imposer leurs idées ou recherches au-delà des cercles universitaires.
Fortunes et infortunes
Un des apports du livre est d’esquisser les raisons de la fortune ou de l’infortune de certains chrononymes. Certaines décennies ont été promues à ce rang au XXe siècle (les « années 20 », les sixties). D’autres, en particulier au XIXe siècle, ont échoué à engendrer une représentation durable. Ainsi, les années 1830, en dépit de leur caractère fondateur dans bien des secteurs [1]. Les chrononymes propres au XXe siècle sont plus fermement encadrés par des dates que ceux du XIXe siècle. L’âge victorien, malgré son classicisme en apparence inusable, a été peu à peu subdivisé en phases différentes et selon des inflexions sans lien avec la reine éponyme, mais plutôt avec l’évolution économique ou l’atmosphère politique et culturelle.
Cette accélération du temps, cette discordance des chrononymes selon les lieux et les milieux, cette contestation permanente des bornes qu’on leur assigne expliquent sans doute l’une des questions posées par l’épilogue du livre. Sommes-nous entrés dans l’ère du « post » et de l’incapacité à construire de nouvelles qualifications du temps présent, ou bien faudra-t-il encore attendre, comme pour d’autres époques, que d’autres historiens postérieurs fassent preuve d’imagination ?
La fin du XXe siècle a déjà vu se succéder plusieurs lectures concurrentes. Cette incertitude ne renvoie pas seulement à la difficulté de penser ensemble des espaces très différents mais en interaction croissante, du fait de ce qu’on a appelé la « mondialisation » au même moment. La vision bipolaire du monde qui structurait l’histoire des relations internationales et l’histoire qu’on enseignait dans les programmes des lycées ne rend plus compte d’un monde de plus en plus éclaté aux rythmes d’évolution décalés.
La perspective de l’an 2000 avait fait un temps rêver les auteurs de science-fiction et les modernisateurs optimistes des années 1960. Elle a été remplacée par ce qu’Eric Hobsbawm a appelé « le court XXe siècle », terminé dix ans avant 2000. Un des fétiches laissé par l’héritage du XIXe siècle, ce découpage en siècles si prégnant pour les époques antérieures (« siècle des Lumières », « siècle du progrès », etc.) était remis en cause. Le XXIe siècle, lui, a passé l’âge de la majorité, mais il n’a toujours pas trouvé d’identité provisoire. On se rabat de nouveau, comme au XXe siècle, sur les décennies ou sur les crises économiques et politiques pour baliser l’histoire récente.
La fin des noms d’époque ?
Cet exemple illustre un problème central de l’historiographie à l’heure du transnational et de la mondialisation. La volonté de comprendre l’histoire globalement se heurte à la difficulté de trouver des qualificatifs suffisamment larges pour ne pas apparaître étriqués, tout en proposant néanmoins des clés de lecture signifiantes.
Eric Hobsbawm, l’un des derniers intellectuels globaux à tenter de proposer de nouvelles périodisations qualifiées, s’en est pris violemment à tous les représentants du post-modernisme, y voyant des liquidateurs de l’effort des Lumières pour penser l’histoire et le monde. Dominique Kalifa note que l’on a même proposé un « après » pour le post-modernisme, tandis que cette confusion des temps, vus au passé avant même d’avoir eu lieu, traduit la perte des autorités de référence.
On peut toutefois rappeler que la même incertitude régnait lors du passage dans le nouveau siècle. L’exposition de 1900 entendait faire le « bilan du siècle » précédent et annoncer, pour le suivant, l’ambition de poursuivre et d’amplifier la course du progrès lancée au XIXe siècle. Mais, quand on consultait des témoins venus de différents horizons, une grande incertitude régnait : entre ceux qui annonçaient des temps difficiles et des guerres totales, ceux qui constataient déjà les « dégâts du progrès », ceux qui découvraient les crimes et les horreurs de la domination coloniale, etc. [2]
Il est logique qu’avec l’extension des horizons géographiques et historiographiques et la multiplicité des intervenants dans l’espace public, l’incertitude n’ait fait que croître depuis un siècle. C’est pourquoi la paresse d’esprit pousse à recourir aux analogies en puisant dans le répertoire maintenant très vaste des chrononymes plus anciens, d’où la vogue du « néo » à côté de celle du « post ». Ces comparaisons indirectes risquent d’être encore plus trompeuses que les expressions initiales elles-mêmes et de redoubler les dangers des chrononymes initiaux par des schématisations supplémentaires.
Or l’une des missions des historiens et historiennes est d’ébranler ces fausses certitudes et ces impensés des expressions figées. À l’exclusion de quelques moments paroxystiques (guerres, révolutions, cataclysmes, épidémies), rares sont les groupes et les peuples qui partagent la même histoire. Sauf à renoncer à toute approche rationnelle, l’historien doit affronter la tâche de proposer les clés les moins mauvaises pour aider ceux et celles qui ne font pas d’histoire, ou parfois la font, mais sans savoir quelle histoire ils ou elles font.
Dominique Kalifa (dir.), Les Noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, 2020, 351 p.