Recensé :
Christophe Prochasson, L’Empire des émotions, les historiens dans la mêlée, Démopolis, 2008, 255 p., 24 euros.
Chaque génération d’historiens a son manifeste. L’Empire des émotions marque-t-il l’arrivée à maturité d’une nouvelle écriture de l’histoire ? A coup sûr, en tout cas, d’une nouvelle génération d’historiens. Plus sage que les précédentes, moins révolutionnaire, se reconnaissant volontiers des héritages et avouant des maîtres, s’inscrivant dans des problématiques qu’elle renouvelle plus qu’elle n’invente, elle fait de la distance critique non pas le signe d’une désespérance mais le point de départ d’un réinvestissement du monde qu’elle reconstruit de l’intérieur. Une histoire peut-être moins ouvertement audacieuse que les précédentes, mais que sa réserve préserve des engouements à la différence de ceux qui jetèrent les générations précédentes dans l’analyse structurale, les enquêtes quantitatives ou l’histoire orale. Une histoire sans exclusive, qui bénéficie des travaux accomplis par ses aînés, emprunte sans complexe certains de ses questionnements aux disciplines voisines et s’affirme résolument multidisciplinaire. Aussi n’est-ce pas d’une « crise de l’histoire » diagnostiquée depuis si longtemps alors même que l’histoire demeure plus que jamais au centre du débat national, que nous entretient Christophe Prochasson. Son livre résonne d’une voix nouvelle dans la mesure où il fait fi des faux-semblants. Car cette histoire a cessé de douter, consciente de disposer d’un atout maître pour répondre aux nombreuses remises en cause dont elle a été l’objet : l’interrogation historiographique. Aussi peut-on enfourcher le parallèle que propose l’auteur avec La Littérature à l’estomac, moins pour appliquer à l’historiographie actuelle le diagnostic mi-désabusé mi-provocateur que Julien Gracq faisait pour la littérature dans les années cinquante, que pour le travail de tranquille démystification auquel se livre ici l’historien. Comme chez Gracq le constat est sans appel. « On ne sait s’il y a une crise de la littérature mais il crève les yeux qu’il existe une crise du jugement littéraire » écrivait Julien Gracq. L’histoire contemporaine ne souffre ni du manque de sujets, encore moins de l’absence du grand historien, mais bien d’une perte de repères.
Qu’est-ce qui brouille aujourd’hui le jugement des historiens ? Partant de l’analyse proposée il y a quelques années par François Hartog sur les ravages du « présentisme » dans notre rapport de l’histoire, Prochasson interroge sa pratique d’historien du contemporain. Celui-ci pâtit du « manque du manque ». La solitude, la rareté des sources et des témoignages lui font défaut. Englouti sous les archives dont toutes sont loin de présenter la même pertinence mais dont il peine à faire le tri, submergé par la présence de témoins, noyé sous une mémoire déferlante pour avoir été trop longtemps ignorée, l’historien a du mal à s’y retrouver. Impuissante à faire la part des choses, à trancher dans l’ordre de témoignages surabondants, d’une documentation pléthorique, d’interprétations foisonnantes, l’histoire se fait compassionnelle de manière à accueillir chacun en sa maison. L’historiographie fournit en effet un terrain propice à l’épanchement doloriste dans la mesure où elle déploie un grand nombre de possibilités pour l’ancrage de ce type de récits. Temps présent, mémoire et témoignages sont d’autres mots pour dire la confusion qui guette les observateurs du contemporain. L’historien doit-il alors se faire ascète ? Ce serait se bercer d’illusions sur sa capacité à s’extraire du monde dans lequel il vit. La réponse passe en réalité par une autoréflexion permanente sur les modalités de production de son discours. L’histoire politique dont s’inspire Christophe Prochasson offre de ce point de vue une piste possible, et l’historiographie du XIXe siècle un modèle éclairant. Longtemps marquée par la défaveur des historiens, avant d’être un temps annexée au contemporain, l’étude du XIXe siècle s’en est séparée à mesure que l’historiographie s’en emparait par le biais d’une réflexion sur la construction de notre modernité. C’est cette mise à distance critique qui s’impose aujourd’hui comme une nécessité dans tous les champs de l’histoire.
Où situer alors l’intelligence historique ? Si la question n’est pas nouvelle – Raymond Aron la plaçait déjà au centre de sa pensée de l’histoire – l’historien doit aujourd’hui répondre à une série de nouvelles contraintes qui lui viennent moins, on l’a vu, des événements eux-mêmes que de la pléthore d’interprétations nées de la société d’information. Entre écran et transparence, il lui faut gérer l’art « des premières secousses », définir la juste distance à laquelle situer son interprétation. La muséographie de l’historial de Péronne ouvert en 1992 est exemplaire de cette exigence face à l’événement, de la canalisation de l’émotion historique par la connaissance historique.
Pour cela l’historien bénéficie d’abord d’un objet d’étude privilégié : lui-même. Car si les témoins ont envahi la scène du contemporain, la personne de l’historien n’est pas en reste. Le temps n’est plus où le « moi » paraissait à ce point haïssable aux maîtres de la discipline qu’ils le bannissaient derrière une méthodologie souveraine. La faveur dont bénéficient aujourd’hui auprès du grand public les biographies historiques témoigne de l’engouement pour ce registre personnel, l’un des plus exposés de ce fait. Il est intéressant à cet égard de se pencher sur les productions de la jeune génération d’historiens. Les biographies récemment parues, qu’il s’agisse de celle de Saint-Simon publiée par Christophe Prochasson ou du capitaine Dreyfus par Vincent Duclert, sont exemplaires de cette nouvelle pratique. Elles font intervenir avant tout un choix historiographique, la mise en situation d’un problème, plus que sur l’empathie pour un personnage ou un processus d’identification. Parlant de Saint-Simon, le biographe avoue que « l’homme est insaisissable et ses idées à peine plus identifiables » (p. 10). Qu’allait-il donc faire en cette galère ? Ce qui l’intéresse en la matière est moins de cerner l’homme que de réfléchir – déjà ! – à la place du sentiment en politique. L’historien, on le voit, révèle au lecteur dès l’introduction le souci qui a animé l’enquête, du problème qui l’agite, concluant ainsi avec lui un « pacte de lecture », au sens où Philippe Lejeune parlait il y a vingt ans du « pacte autobiographique ». Sans aller jusqu’à faire de chaque livre d’histoire une « ego-histoire », il faut savoir désormais reconnaître la part subjective qui revient à chaque recherche pour en apprécier l’apport. Cette règle ne vaut pas seulement pour un genre précis mais s’applique au récit historique lui-même. Expliciter les choix qui ont guidé son travail, mais en même temps en marquer les limites, est le meilleur moyen pour l’historien de se situer à mi-chemin entre les émotions, qu’il ne s’agit pas pour autant de bannir, et la réflexion.
C’est la leçon que l’on peut tirer des développements récents de l’historiographie portant sur les deux guerres mondiales. La violence portée à son paroxysme lors du premier conflit mondial, la disparition progressive des témoins, l’idée d’un sacrifice inutile en font le lieu idéal du nouveau culte victimaire. Quant à la seconde, formant un écran à une analyse objective, les victimes et leur mémoire sont aujourd’hui l’une des causes majeures des dérives compassionnelles de l’histoire. Pire encore, la concurrence qui s’est établie entre elles et sa prise en compte par le pouvoir politique a jeté les historiens dans l’arène. Devant cette autre forme d’émotion, l’historien est-il suffisamment armé pour résister ? Là encore, l’historien doit, pour marquer ses distances et ne pas se laisser envahir par les émotions, recourir à une reconstruction des discours mémoriels. L’histoire politique est la plus sujette aux dérives actuelles d’une histoire émotionnelle. Elle est aussi le lieu où l’historien peut apprendre à faire la part des choses. Déterminer ce qu’il doit au lecteur mais aussi à lui-même, rendre sa force à l’événement tout en l’accompagnant de l’éclairage explicatif qui arrache au seul registre des émotions la généalogie des faits, reconstruire une chaîne de causalités qui fasse leur place aux enchaînements subjectifs, bref, rétablir par-delà le nouveau déterminisme des émotions un régime de la réflexivité.
Ce n’est pas, on l’aura compris, une histoire à moindres frais et repliée sur elle-même que propose Christophe Prochasson. Gouverner ses émotions ne veut pas dire éteindre les passions. Cet enthousiaste de la République, ce péguyste impénitent, cet observateur attentif de la vie intellectuelle reste le meilleur porte-parole d’une pratique historienne ouverte aux problèmes de son temps. Dans cette nouvelle géographie des passions que trace pour nous Christophe Prochasson, l’histoire s’affirme plus que jamais comme un engagement enthousiasmant.
Pour citer cet article :
Perrine Simon-Nahum, « L’histoire à l’estomac »,
La Vie des idées
, 24 janvier 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-histoire-a-l-estomac
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