Réconcilier écologie, naturalisme et communisme
À l’ère des crises écologiques, le communisme est-il dépassé, qui évoque plutôt dans l’imaginaire collectif l’industrialisation accélérée, le productivisme et l’idéalisation de l’ouvrier ? Au contraire, affirme le philosophe Paul Guillibert qui plaide dans Terre et capital pour un « communisme du vivant », seul à même de traiter à sa racine capitaliste l’aliénation de la terre et la destruction des écosystèmes. Loin d’opposer radicalement l’écologie marxiste et la recherche de nouvelles cosmologies pour penser les relations entre humains et non-humains, il montre qu’un matérialisme historique actualisé peut répondre adéquatement à cette exigence. Il propose ainsi non une sortie du naturalisme (au sens de P. Descola et des philosophies du vivant qui s’en inspirent, celui d’une ontologie fondée sur le « grand partage » entre la nature et la culture), mais un naturalisme renouvelé, qui tient compte à la fois de l’autonomie de la puissance de la nature et de l’incessante transformation historique de notre rapport avec elle.
Le concept de nature s’avère pour l’auteur à la fois utile et nécessaire, à condition qu’on y reconnaisse à la suite de Marx et Engels une nature toujours déjà socialisée, transformée et perçue de manières diverses par des sociétés différentes, toute société étant à son tour animée d’un métabolisme fait d’échanges constants avec son milieu naturel. Cette proposition de « multinaturalisme historique » comme cosmologie pour un communisme écologique s’appuie sur la mise en évidence, dans les travaux de Marx lui-même et d’importantes figures socialistes, d’éléments essentiels pour un communisme sensible au lien entre l’être humain et son milieu de vie, attentif à la terre et à la paysannerie, qui ne se limite pas à la critique de l’existant, mais ouvre la voie à un avenir désirable. Il apporte ainsi une contribution importante à un courant écosocialiste qui ne cesse de s’enrichir et de se structurer intellectuellement, autour notamment des travaux récents de Jason W. Moore, John Bellamy Foster, Brett Clark, Michael Löwy ou Kohei Saïto, qui développent une critique radicale du capitalisme comme « pillage de la nature [1] » autant qu’exploitation des êtres humains.
Renouveler le naturalisme plutôt qu’en sortir
L’histoire récente du concept de nature est ambivalente, comme le souligne l’auteur. D’un côté, les sciences sociales ne cessent de déconstruire l’idée d’une nature indépendante de tout codage culturel, et de critiquer la naturalisation indue des phénomènes sociaux. Le « naturalisme » est légitimement critiqué en tant que fausse évidence de la distinction entre une nature sans histoire, inerte et exploitable, et des sociétés humaines libres d’y puiser leurs ressources. Mais d’un autre côté, l’idée de nature est largement réinvestie par les éthiques et les luttes environnementales, comme dotée d’une valeur intrinsèque ou comme « ce qui [est] à défendre » (p. 48) contre les activités humaines perturbatrices. « Pour sortir de cette opposition entre une écologie sans nature et une naturalisation du social, écrit Guillibert, on peut emprunter la voie qui consiste à historiciser la nature. » (p. 50) Cette voie consiste à reconnaître à la fois l’autonomie de la nature, comme « puissance d’engendrement qui surgit et s’autoproduit » indépendamment de la technique (p. 55), et le fait que la nature a une ou plutôt des histoires, des histoires coproduites par l’interaction des forces physiques, des vivants et des sociétés. La puissance causale de la nature « se réalise toujours singulièrement dans « des natures » particulières », dont il faut faire l’histoire. Cette histoire ou plutôt ces histoires sont nécessairement, dès que des humains y sont impliqués, une histoire sociale des « modes de production » par lesquels les sociétés transforment leur environnement tout en se transformant elles-mêmes. Ce « multinaturalisme » est donc bien un matérialisme historique renouvelé, conçu pour prendre en charge la catastrophe matérielle par excellence qui est celle de l’Anthropocène, avec son irruption dans l’histoire humaine de forces naturelles sans précédent.
Paul Guillibert reprend de manière très claire les éléments-clefs du « Marx écologiste » qui sont le terreau désormais de mieux en mieux connu de ce courant de pensée [2], soulignant l’importance chez Marx du concept de métabolisme des sociétés et des thèmes de l’union et de la séparation de l’être humain et de la nature. L’originalité de sa proposition est d’enrichir cette lecture matérialiste par l’apport de Raymond Williams, socialiste gallois qui fonda les cultural studies dans la seconde moitié du XXe siècle. Les travaux de Williams sur la ville et la campagne donnent en effet corps à cette histoire de la nature, inséparable des médiations culturelles par lesquelles les humains s’y rapportent. Il montre comment le regard néopastoral et bucolique porté sur la nature dans la littérature anglaise à partir du XVIIe siècle participe à la production non seulement imaginaire, mais réelle, d’une nature-paysage idéalisée d’où est bannie toute trace visible du labeur paysan et de l’exploitation dont il fait l’objet. Le « point de vue du manoir », point de vue esthétique reflété dans la peinture de paysage, exige que soit dissimulé à la vue des grands propriétaires fonciers tout ce qui rappelle la souffrance du labeur des champs, les nécessités de la subsistance, et la violence de l’expropriation des paysans par le mouvement des enclosures. L’opposition entre campagne idéalisée et ville diabolisée, lieu de misère et de vices comme dans les romans de Charles Dickens, recouvre ainsi progressivement l’opposition des classes sociales.
Guillibert reprend à son compte le reproche que Williams adresse à Marx : il faut élargir l’histoire et l’analyse des « modes de production » à celle des « modes de vie en général ». Les sociétés ne produisent pas seulement matériellement, mais aussi culturellement leur environnement, et l’évolution de leur rapport à la nature ne se comprend pas sans l’étude de ces encodages culturels, qui ne sont pas qu’un reflet mécanique des modes de production.
Le socialisme et la terre
S’il faut articuler mode de production et représentations culturelles de la nature, il ne s’agit pas pour autant de sortir du matérialisme historique : le « tournant ontologique des sciences sociales » pèche par idéalisme s’il fait de la manière dont les sociétés se représentent leur environnement (mécanisme, animisme, totémisme…) la cause première de leur manière de le transformer. Il faut au contraire pour l’auteur, avec toute une littérature récente consacrée aux communs et à la propriété de la terre, affirmer que « les manières dont les sociétés s’approprient leur milieu conditionnent leur rapport à la nature sans doute davantage que les formes dans lesquelles elles se les représentent. » (p. 65) Il entreprend donc de mettre en évidence chez Marx et dans la tradition marxiste les éléments d’une telle histoire, à la fois écologique et matérialiste.
Il apparaît de plus en plus clairement, à mesure que les travaux du « dernier Marx » sont édités et mieux connus, que le grand penseur allemand est fort éloigné de ses caricatures : l’Européen ethnocentré, l’évolutionniste persuadé que toute société serait condamnée à suivre la même succession de formes rigides (et notamment le capitalisme industriel), le productiviste naïf fasciné par le progrès technique. À la suite de lectures qui battent en brèche ces clichés, comme le Marx aux antipodes de Kevin B. Anderson [3], Paul Guillibert choisit logiquement de s’intéresser à ce « Marx mineur » (selon son expression), en particulier au Marx qui étudie les formes de sociétés précapitalistes et leurs rapports à la propriété collective, attentif à la nature, à l’agriculture et aux sciences naturelles de son temps, et ouvert aux revendications du socialisme agraire russe. Dans son analyse des formes sociales précapitalistes, Marx se montre soucieux de penser les rapports de l’individu, non seulement au collectif, mais encore à la terre et au milieu vivant auquel il se rapporte constamment pour en tirer sa subsistance, et qu’il va jusqu’à nommer le « corps inorganique » des êtres humains, par distinction (mais non par opposition) avec leur corps organique. La propriété individuelle et collective apparaît chez lui comme centrale dans la manière dont l’être humain se rapporte à son milieu et se pense lui-même comme membre non seulement d’un corps social, mais d’une totalité naturelle.
C’est donc logiquement que Paul Guillibert se penche sur plusieurs tentatives proposer des voies spécifiques vers le communisme, et en particulier des voies agraires plus qu’ouvrières qui prétendaient, consciemment ou non, éviter d’en passer par les fourches caudines du capitalisme. Contre un certain rejet du marxisme jugé incompatible avec les luttes indigènes et communales, il montre que Marx y a été bien plus sensible que ce que l’ouvriérisme soviétique a longtemps laissé penser. Ainsi du socialisme agraire et populiste russe, dit « narodniste », qui faisait de l’organisation traditionnelle de la communauté paysanne (le mir ou l’obščina) un ferment pour le passage à une organisation socialiste de la production. La position de Marx à ce sujet est complexe, mais sa correspondance à ce propos avec Vera Zassoulitch l’amène à tempérer nettement sa vision parfois trop unilinéaire et européocentriste de l’histoire, en reconnaissant dans le mir une forme historiquement répandue de propriété collective précapitaliste. Celle-ci est cependant déjà transformée par l’individualisme et le déploiement de la propriété privée, fragilisée par son isolement et sa pauvreté matérielle, et Marx reconnaît, dans la lecture qu’en fait Guillibert, qu’il est impossible de savoir si elle sera absorbée par le capitalisme ou si elle sera un foyer de résistance efficace contre lui.
Puissance révolutionnaire et dangers de l’attachement à la terre
Il propose également une lecture conjointe fort stimulante du « communisme inca » du fondateur du parti socialiste péruvien José Carlos Mariátegui, et de l’interprétation par Ernst Bloch des révoltes paysannes millénaristes menées dans les provinces allemandes du XVIe siècle par le prédicateur Thomas Müntzer. Le premier défend au début du XXe siècle le réinvestissement de formes traditionnelles d’exploitation en commun de la terre, qu’il réfère à un prétendu « communisme inca » qui n’a pas d’existence historique, mais qui pourraient former le terreau d’une voie spécifiquement péruvienne vers le socialisme, en fédérant une communauté nationale divisée autour d’un mythe émancipateur. Bloch de son côté s’oppose à la lecture d’Engels qui voit surtout dans la guerre des paysans allemands une aspiration au communisme vouée à l’échec dans un univers matériel et culturel qui ne le permettait pas. Il met en valeur la puissance mobilisatrice de l’espérance religieuse et son pouvoir de subversion, la force des appels de Müntzer à l’égalité, à la fin de l’expropriation, et à la satisfaction des besoins spirituels et matériels de tous, témoignant de la nécessité de l’utopie dans la lutte pour l’émancipation : « on ne meurt point pour aboutir à un budget de production bien planifié [4] ».
Paul Guillibert n’évite pas le problème crucial de l’ambivalence propre aux « mythes révolutionnaires » et aux affects de l’attachement à la terre et de l’enracinement, que les fascismes d’hier et d’aujourd’hui ont su manier avec une redoutable efficacité. Il doit d’ailleurs passer un certain temps à déminer les ambiguïtés politiques de Mariátegui, mais parvient ainsi à restituer, contre un certain nombre de caricatures, la complexité de son communisme hétérodoxe, pensé dans et pour le contexte postcolonial de l’Amérique latine et des latifundia. Mais c’est surtout sa présentation de la philosophie de l’histoire de Bloch qui offre une lecture suggestive de la question de l’enracinement : dans celle-ci, les contradictions non résolues du passé demeurent présentes à titre d’aspirations, au premier rang desquelles le désir d’enracinement suscité par l’antagonisme passé entre les formes de vie traditionnelles et rurales et le capitalisme qui les a largement détruites. Les espoirs millénaristes de justice, d’unité et de réappropriation de la terre attachés aux termes de « maison », « sol » et « peuple » n’ont jamais été accomplis, mais ils n’ont pas disparu à l’heure où l’antagonisme central est devenu celui du capital et du travail : le communisme doit les réinvestir sous une forme émancipatrice et libérée de toute forme d’identitarisme raciste, faute de quoi c’est le fascisme qui triomphe en les endossant, et en maintenant dans le même temps l’exploitation du travail par le capital. Comme dans le « communisme inca » de Mariátegui, la lutte pour l’émancipation ne peut se contenter de la confrontation frontale avec le capitalisme actuel, elle doit de plus trouver dans les aspirations non-réalisées du passé les forces imaginatives et mobilisatrices qui permettront d’inventer un avenir nouveau.
Conclusion : des fondements sur lesquels il reste à bâtir
Terre et capital est une contribution riche et informée aux débats écologiques les plus récents, qui se distingue par son attention aux conditions d’un communisme écologique futur, plutôt qu’au diagnostic des multiples destructions de la nature par le capitalisme. C’est de manière convaincante que l’auteur propose de trouver dans le matérialisme historique de Marx non un évitement de la question cosmologique au profit de la lutte des classes, mais bien la résolution de la première pour mieux fonder la seconde. La lutte pour l’émancipation des classes dominées s’avère ainsi à la fois historiquement, ontologiquement et stratégiquement liée à la préservation de la nature et à la réappropriation de la terre dont l’être humain tire sa subsistance.
On peut regretter toutefois que l’auteur en reste trop souvent au niveau des discours et des regards portés sur la nature, sans approfondir les formes concrètes (notamment les plus récentes) de l’appropriation capitaliste de la terre, du vivant et des ressources naturelles, ni surtout les mouvements de résistance réels qui visent justement à « reprendre la terre » ou à préserver d’autres rapports avec elle - des ZAD françaises au Chiapas zapatiste en passant par la Zomia d’Asie du Sud-Est, étudiée par James C. Scott [5]. Ce serait pour lui l’occasion de montrer qu’ils réalisent le « naturalisme pratique » qu’il revendique, ou au contraire qu’ils gagneraient à le faire, et comment des luttes futures pourraient s’en revendiquer.
Il faut signaler enfin que « la nature » prend dans ce livre essentiellement la forme de la terre agricole - choix légitime et problème essentiel s’il en est. L’auteur répondrait cependant mieux aux critiques du naturalisme s’il mettait davantage en évidence la capacité de son « multinaturalisme » à fonder une perspective écocentrique, qui ménagerait une place à tous les vivants, et ne se restreindrait pas à la question de la terre et de la subsistance des sociétés humaines. Un écart non négligeable subsiste donc entre ces lectures fines de grands auteurs socialistes, que l’auteur nous montre attentifs à leur contexte historique particulier, et la capacité du lecteur à se figurer les traits du « communisme du vivant » dont notre époque aurait besoin, et que Paul Guillibert appelle de ses vœux en conclusion. Comment ce mouvement prendra-t-il en charge dans nos sociétés les aspirations non-résolues de ceux qui sont à nouveau tentés par le fascisme plus que par le communisme, et par l’investissement de quelles puissances imaginaires et utopiques ? Quelles institutions, quel type de propriété, quelles modalités communistes de réappropriation de la terre correspondraient à des sociétés dans lesquelles l’agriculture intensive et hautement mécanisée est devenue majoritaire ? Et enfin, s’il veut mériter son nom, quelle place et quelle valeur faudra-t-il qu’il accorde aux vivants autres qu’humains ? Si le livre montre clairement l’actualité d’un tel « communisme du vivant » et propose une interprétation convaincante du matérialisme marxiste sur la base duquel le penser, il reste encore à l’élaborer, ou du moins à le figurer pour le rendre désirable.
Paul Guillibert, Terre et capital. Pour un communisme du vivant, Paris, Éditions Amsterdam, 2021. 260 p., 18 €.