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Le loup pour l’homme

À propos de : Baptiste Morizot, Les diplomates, cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Wildproject


par Chloé Mondémé , le 13 septembre 2017


Devrions-nous entretenir des relations plus diplomatiques avec les animaux ? C’est ce à quoi Baptiste Morizot nous invite, qui prend le “retour du loup” comme occasion de réflexion philosophique. Comme pour mieux réaffirmer, en creux, la position surplombante de l’humain ?

Recensé : Baptiste Morizot, Les diplomates, cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016, 320 p., 22 €.

Repenser nos modes d’interactions avec d’autres formes de vivant est un projet dont la nécessité est affirmée de façon de plus en plus pressante dans les sciences humaines et sociales contemporaines, et qui n’est pas réservé à ses seules obédiences « animalistes ». Il s’agit d’un programme (d’écologie) politique de grande ampleur, qui engage de manière globale le rapport que les modernes entretiennent avec la nature, c’est-à-dire avec eux-mêmes et ce qui les environne. C’est justement ce à quoi nous invite l’ouvrage Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, dans lequel B. Morizot propose de munir le lecteur de nouveaux outils conceptuels et empiriques pour penser des manières diplomatiques d’interagir avec le sauvage. Le cas controversé du « retour » du loup — la gestion de sa réapparition et de sa présence dans des territoires anthropisés — sert de toile de fond au déploiement de son propos.

Les Diplomates est un ouvrage extrêmement plaisant à lire, et c’est sans doute ce qui explique son succès (il a remporté le prix de la Fondation de l’Écologie politique et le prix littéraire François Sommer 2017). La curiosité du lecteur de sciences humaines épris de naturalisme y est rassasiée par le foisonnement des connaissances, issues de champs disciplinaires fort divers. Mais ce qui éveille l’enthousiasme avant tout, c’est le projet. Celui qui propose, dans une rhétorique annonciatrice de solutions, « d’abandonner le modèle de la souveraineté humaine » pour construire « un autre paradigme de relation au vivant » (p. 23). L’entreprise est peu modeste, et c’est peut-être ce qui explique et excuse les frustrations auxquelles elle peut, parfois, donner lieu. Car si le travail historico-conceptuel visant à cartographier les termes du problème est stimulant autant que convaincant, les solutions pratiques qui sont proposées, et qui reposent sur un mélange disparate d’avancées en biologie de l’évolution et en éthologie cognitive, le sont, elles, un peu moins. C’est essentiellement à une discussion des propositions retenues, quant à leur possibilité d’être vraiment des réponses diplomatiques, que nous nous emploierons donc.

« le problème du loup est un problème philosophique » (p. 23)

Évidemment, on entend bien que derrière cette formule, se trouve l’idée que le retour du loup constitue un problème pratique, écologique, politique, et qu’à ce titre il offre matière à penser au philosophe. Apparemment c’est un formidable cas pour le travail spéculatif. L’entreprise est d’ailleurs clairement énoncée dès le départ, c’est de travail conceptuel dont il est question : créer un nouveau langage et de nouvelles structures de pensée qui nous permettent de renverser la « métaphysique néolithique » (amplement décrite par Paul Shepard [1]) qui institue l’homme en intendant souverain des choses de la nature. De ce point de vue, les objectifs sont parfaitement remplis. Les Diplomates est un véritable essai de philosophie ; un livre peut-être moins sur les loups que sur le langage conceptuel.

L’argument général se déploie selon une structure impeccablement (implacablement ?) dialectique, de la formulation des termes du conflit (« la crise diplomatique », première partie) à son projet de résolution (troisième et dernière partie).

Un premier temps du cheminement pose en des termes clairs et convaincants le problème diplomatique qui s’est insidieusement installé entre le loup et l’homme depuis l’essor du pastoralisme : en domestiquant une partie des animaux à des fins d’élevage, l’homme est du même coup entré « en état de conflit avec le sauvage » (p. 32). Puisqu’il est question de gérer pacifiquement des coexistences sur un même territoire, c’est à la métaphore diplomatique qu’il est fait appel : connaître l’autre, parvenir à s’en approcher autant que faire se peut, parvenir à penser comme lui, et éventuellement entrer en communication.

Le deuxième mouvement de l’ouvrage (« l’intelligence diplomatique ») débute sur des réflexions d’épistémologie des sciences tout à fait stimulantes quant à la manière dont on peut capter au mieux cet objet qu’est le comportement animal. L’auteur propose des critiques qui seront familières aux lecteurs de sociologie des sciences, et qui sont élaborées depuis une trentaine d’années par des philosophes comme Donna Haraway (dont les travaux ne sont étrangement pas mentionnés), et, dans le domaine francophone, entre autres par Isabelle Stengers ou Vinciane Despret. L’auteur s’en fait le relai, ce qui a le mérite de les publiciser dans un champ où elles sont peut-être mal connues.

Comment rendre compte du comportement animal, c’est-à-dire non pas seulement le rendre comptable (comme une bonne partie de l’éthologie s’y est employé jusque-là), mais aussi le restituer dans son univers de sens pour mieux le décrire, l’expliquer, le comprendre ? Cette phase est un prérequis évident au projet diplomatique, autant qu’une passionnante question épistémologique pour le chercheur soucieux d’allier les discours et méthodes issus des sciences humaines et des sciences de la vie [2]. Pour embrasser ce problème méthodologique, qui est évidemment aussi un problème analytique et épistémologique, l’auteur pioche dans un ensemble de « méthodes » issues de champs scientifiques divers. Sont invoqués tour à tour « la stratégie de l’interprète » d’un Daniel Dennett, le perspectivisme d’un Eduardo Viveiros de Castro, les pratiques chamaniques, l’animisme d’un Eduardo Kohn, devenant tantôt « animisme méthodologique », qui se mâtine parfois « d’anthropomorphisme méthodologique » (p. 163 ou 201). Ce sont enfin le pistage et la traque qui sont retenus comme des méthodes d’enquête appropriées. Si l’expérience apparemment biographique de cette pratique ouvre des perspectives enthousiasmantes quant à la manière dont l’ethnographie pourrait se constituer elle aussi en outil d’accès, la section qui y est consacrée s’avère peut-être la moins convaincante, notamment parce qu’elle se dirige vers un potentiel écueil : la tentation de produire un Nième mythe de l’exception humaine, qui trouverait son origine dans les pratiques et les besoins spécifiques au chasseur-cueilleur.

Cet œcuménisme méthodologique semble mis au service d’un appareil philosophique qui, dans une veine toute shepardienne, fait feu de tout bois à toutes fins logiques. On s’interroge notamment sur la manière dont on pourrait mener à bien un programme empirique solide qui se réclamerait et d’une forme relâchée de sociobiologie ou de psychologie évolutionnaire réductionniste à la Tooby et Cosmides dont la première partie porte quelques exemples (p. 45, p. 48 [3] et p. 53 notamment) et d’une sociologie des sciences d’inspiration constructiviste (telle que revisitée p. 147 et suivantes). Diplomate, le livre l’est donc aussi dans les opérations de traduction et de dialogue qu’il établit entre des paradigmes parfois inconciliables.

La troisième et dernière partie soulève des questions capitales d’écologie politique, en se reposant fermement sur une pensée évolutionniste.

Pour une ontologie relationnelle… mais un peu graduelle

Les diplomates constitue un des rares ouvrages de sciences humaines francophones à montrer qu’une appréhension conjointe des phénomènes écologiques, politiques et sociaux procède d’un évolutionnisme bien compris. Sous l’autorité de penseurs de la philosophie du vivant (Simondon), ou de la deep ecology (Naess), l’auteur montre l’intérêt d’une « ontologie relationnelle » dans laquelle l’homme (autant que chaque espèce) se constitue dans la relation qu’il entretient avec son milieu et les êtres qui l’entourent. Dans le cas précis des confrontations politiques nées du retour du loup dans les alpages européens, l’auteur montre de manière convaincante à quel point ce n’est au fond ni le loup ni l’homme le problème, mais le type de relation, façonnée historiquement, que ces vivants entretiennent dans ces espaces particuliers. Il faut donc re-situer chacun des protagonistes dans une constellation de relations constitutives pour mieux comprendre ce qui les unit et ce qui les oppose, et pouvoir proposer une solution localement diplomatique.

Mais la possibilité même d’un tel projet conceptuel et pratique — l’entreprise diplomatique — repose justement sur une exception humaine, apprend-on dans la dernière partie : il s’agit de « la saillance cognitive de l’intelligence humaine », elle-même évolutivement conçue comme étant liée à sa « suradaptabilité ». Si l’on examine sérieusement de tels présupposés, dont la « toxicité » est d’ailleurs rappelée p. 270 du livre, on pourrait voir apparaître une contradiction avec le projet initial de « renoncement à la souveraineté humaine sur les autres espèces » (p. 23). Car si la saillance cognitive remplace la soumission physique sur le reste des vivants, le problème n’a été que déplacé, mais pas résolu. Et le diplomate, au fond, reste bien la figure du haut fonctionnaire, du mieux équipé, du dominant. Si c’est la métaphysique néolithique qu’il s’agit de renverser, comme le suggèrent les propos liminaires, alors on s’interroge sur la nécessité de réintroduire une hiérarchie cognitive pour justifier de la position exceptionnelle de l’humain sur l’échelle des êtres — position qui, du coup, lui confère un devoir moral : celui d’être un diplomate par essence.

L’éthologie contemporaine est-elle vraiment une solution diplomatique ?

Un des arguments massifs, présent en filigrane tout au long de l’ouvrage, consiste à voir la diplomatie comme une éthique qui repose sur une posture (le travail spéculatif, le perspectivisme, la possibilité leopoldienne de « penser comme » [4]) autant que sur des pratiques dialogiques. Ces pratiques se manifestent pleinement dans l’acte communicatif, direct ou indirect : il faut (se) signifier. C’est alors que le projet philosophique se met à ne plus pouvoir compter que sur les outils et méthodes des sciences qui ont théorisé (péniblement) et modélisé (essentiellement) la communication interspécifique. La zoosémiotique, qui a connu ses heures de gloire dans les années 1970, est exhumée pour la peine (p. 45), mais c’est surtout un mariage (pas toujours consenti) entre l’éthologie cognitive et l’écologie comportementale qui est scellé. À bien y regarder, il peut y avoir un paradoxe à allier ainsi des méthodes scientifiques dont il n’est pas certain qu’elles soient, toujours, des parangons de diplomatie.

D’une part, nous l’avons dit, ces traditions ne sont pas toujours épistémologiquement (et politiquement) compatibles. Pour des raisons qui ne sont d’ailleurs pas étrangères à l’auteur, qui les évoque dans la stimulante partie 3.2 [5], il est difficile d’articuler épistémologiquement le raisonnement éthogrammatique et une pensée écologique relationnelle et intégrative telle que prônée par la philosophie environnementaliste. Pour le dire autrement, l’éthologie cognitive et la biologie de l’évolution se marient mal, la première étant darwinienne quand ça l’arrange, ce qui n’est précisément pas le cas quand il s’agit d’évaluer les compétences cognitives animales à l’aune de protocoles scientifiques hérités de la psychologie développementale humaine.

Il n’est par ailleurs pas certain que l’éthologie cognitive, ou son développement sous des formes connexes (cognition sociale), soit globalement un bon exemple de diplomatie, même si les travaux initiaux du zoologiste Donald Griffin [6] s’inscrivaient sans doute dans cette volonté. Le cas des « biofences » [7], cité en exemple de projet diplomatique au travers des travaux de Lucy King, est significatif. En construisant des obstacles non pas physiques, mais cognitifs et informationnels (p. 275), on ne redessine pas une nouvelle carte des relations entre les vivants, on ne fait que maquiller les frontières de la contrainte. Une absence de coercition apparente, mais un tour de force néanmoins, une ruse anthropologique radicale, celle qui consiste à proposer un monde où l’humain règne non pas par le moyen de la force, mais par le moyen de la science. Il n’est pas alors tout à fait certain qu’on ait changé de paradigme.

Conclusion

On a dit à quel point le propos était riche en références foisonnantes à des auteurs de champs scientifiques divers. Aussi est-il sans doute peu charitable de mentionner les absents. Toutefois, et dans le but là aussi de vivifier les relations et les savoirs, mentionnons le travail de Tim Ingold qui trouverait un écho tout à fait percutant aux arguments avancés dans l’ouvrage, dans les passerelles qu’il tente de créer entre l’anthropologie émergentiste et la biologie évolutive du développement [8]. T. Ingold entreprend depuis une dizaine d’années ce travail critique qui consiste à penser les rapports qui unissent évolution biologique et histoire des processus culturels humains, et ses dialogues répétés avec les biologistes et psychologues Mesoudi, Whiten et Laland (2007) en sont un témoignage significatif.

Il y a en creux du projet diplomatique un projet moral, qui ne manque pas d’interroger aussi les rapports que la philosophie veut ou peut entretenir avec les autres sciences humaines et sociales. On se questionne notamment sur l’absence manifeste de sociologie, y compris celle qui s’occupe de manière explicite de politiques de la nature [9]. N’y aurait-il finalement que les sciences de la vie (biologie, éthologie cognitive, cognition sociale) ou l’épistémologie et l’histoire (partie 3.1) qui auraient le privilège de la démonstration de la preuve ?

Les diplomates offre en tout cas au lecteur un cheminement dans une littérature riche et variée. Un de ses grands mérites est sans doute de rassembler des connaissances issues de champs disciplinaires divers. C’est surtout un livre qui, au delà du problème spécifique du loup, propose un propos stimulant et un argument d’une portée décisive pour penser la crise écologique actuelle.

par Chloé Mondémé, le 13 septembre 2017

Aller plus loin

  Eileen Crist, Images of Animals : Anthropomorphism and Animal Mind, Philadelphia, Temple University Press, 1999.
  Antoine Doré, « L’exercice des biopolitiques. Conditions matérielles et ontologiques de la gestion gouvernementale d’une population animale », Revue d’Anthropologie des connaissances, vol. 7, n° 4, 2013, p. 837-855.
  Donald Griffin, « Prospects for a cognitive ethology », Behavioral and Brain Sciences, n°49, 1978, p. 527-588.
  Donna Haraway, When species meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.
  Tim Ingold, The appropriation of nature : Essays on human ecology and social relations, Manchester, Manchester University Press, 1986.
 Tim Ingold, « Beyond biology and culture. The meaning of evolution in a relational world », Social Anthropology, vol. 12, n° 2, 2004, p. 209–221.
  Tim Ingold, « The trouble with “evolutionary biology” », Anthropology Today, vol. 23, n° 2, 2007, p. 13-17.
  Aldo Leopold, A Sand County Almanac (1949), trad. fr., Almanach d’un comté des sables, Paris, Aubier, 1995.
  Arne Naess, Ecology, Community and Lifestyle, trad. fr, Écologie, communauté et style de vie, 2008, Éditions MF, collection Dehors, 1989.

Pour citer cet article :

Chloé Mondémé, « Le loup pour l’homme », La Vie des idées , 13 septembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-loup-pour-l-homme

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Notes

[1Dans ses nombreux essais, et notamment dans celui significativement intitulé Coming home to the Pleistocene (1998) le philosophe environnementaliste Paul Shepard voit dans les débuts de l’agriculture (moment qu’on a volontiers qualifié de «  révolution néolithique  ») une modification du rapport d’homo sapiens au vivant. Le passage des chasseurs-cueilleurs aux éleveurs-agriculteurs instaure un nouveau paradigme, fondé sur une économie de production et d’exploitation du vivant. C’est alors pour P. Shepard une relation définitivement viciée qui s’installe, et dont la crise écologique contemporaine n’est qu’une des ramifications.

[2Voir également sur ce point, ainsi que pour toutes les réflexions épistémologiques déployées dans la seconde partie les travaux de la philosophe des sciences Eileen Crist, et notamment son ouvrage Images of Animals (1999).

[3«  poils hérissés, crocs montrés, voilà le loup, voilà l’homme, l’essence commune démontrée. Ecce le diplomate garou  » (p. 48).

[4Il est ici fait référence à l’un des récits de L’Almanach d’un comté des sables d’Aldo Leopold, intitulé «  Penser comme une montagne  » (1995, p. 168-172).

[5«  l’espèce n’est pas une essence, mais une population historique avec une plasticité comportementale et adaptative subtile aux conjonctures  » (p. 241).

[6Dans la revue Behavioral and Brain Sciences, en 1978, Donald Griffin pose les bases d’une nouvelle discipline qu’il appelle de ses vœux : «  l’éthologie cognitive  ». Partant du présupposé que les animaux ont des états mentaux parfois semblables à ceux de l’humain, il propose une alliance scientifique entre zoologistes (ou éthologues) et psychologues, qui sera décisive pour la manière dont l’éthologie moderne va se configurer.

[7Les biofences sont des dispositifs de barrière physiologiques (par exemple des marquages urinaires) utilisés pour gérer les déplacements des populations animales.

[8Voir notamment Ingold (2004).

[9Voir notamment, sur la question du loup, Doré (2010  ; 2013).

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